Du Cameroun au Cambodge : Pertes et profits pour Socfin et Bolloré

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Les membres d’ONG luxembourgeoises et belges manifestent devant l’hôtel de Luxembourg où se tient l’assemblée générale de Socfin en 2019. (Photo : Initiative pour un devoir de vigilance)

Woxx  | 2022-12-23

Du Cameroun au Cambodge : Pertes et profits pour Socfin et Bolloré

Von Fabien Grasser

La justice française donne raison à 145 Camerounais-es en ordonnant à la holding luxembourgeoise Socfin de leur transmettre des documents susceptibles de prouver qu’elle est en réalité dirigée par le groupe Bolloré. Ces riverains d’une plantation de palmiers à huile accusent Socfin d’empêcher leur accès à des terrains et de polluer l’environnement. La décision judiciaire intervient au moment où la multinationale réalise des profits records.

Trois lieux, trois ambiances, mais un seul et même combat : ce mercredi 14 décembre, un avocat parisien, des villageois-es camerounais-es et cambodgien-nes témoignent par visioconférence du bras de fer engagé depuis plus de 10 ans avec le milliardaire français Vincent Bolloré. Au Cameroun, certain-es avaient fait plusieurs heures de route pour se connecter à l’internet dans la ville littorale de Kribi, afin de participer à la conférence de presse organisée depuis le cabinet de leur défenseur, Me Fiodor Rilov.

Leur prise de parole intervient deux semaines après une première victoire judiciaire contre le groupe Bolloré. Le 1er décembre, la cour d’appel de Versailles a en effet donné raison à 145 Camerounais-es en lutte contre les plantations de palmiers à huile de Socapalm. Ils et elles accusent cette filiale locale du groupe luxembourgeois Socfin d’empêcher leur accès à des terrains et lieux de sépulture ainsi que de polluer cours d’eau et sols.

« Une décision historique »

Les magistrats français ont ordonné à Socapalm et Socfin de transmettre aux plaignant-es les procès-verbaux de leurs quatre dernières assemblées générales, pour « déterminer le rôle exact joué par la société Bolloré en leur sein ». La décision est assortie d’une astreinte de 2.000 euros par jour de retard. Pour l’avocat Fiodor Rilov, ces documents sont susceptibles de démontrer « le contrôle que le groupe Bolloré exerce sur Socapalm ou des relations commerciales établies avec elle via Socfin ».

Si le soupçon est avéré, le groupe Bolloré pourra être directement poursuivi en France sur le fondement de la loi de 2017 sur le devoir de vigilance. Celle-ci oblige les grandes entreprises à prévenir et indemniser les atteintes graves envers les droits humains et l’environnement liées à leurs activités, y compris celles de leurs filiales et sous-traitants à l’étranger. « Il s’agit d’une décision historique, car pour la première fois une juridiction française fait application de la loi de 2017, à la demande des victimes, pour des activités de sociétés qui sont en relation étroite avec une multinationale française », se réjouit Fiodor Rilov.

Pour les juges, l’intégration des résultats de Socfin et Socapalm dans les comptes du groupe Bolloré constitue « un indice supplémentaire qu’il pourrait exister un réel contrôle exclusif exercé par la société Bolloré sur la Socapalm ». Ils précisent en outre que les activités de l’entreprise sont « susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux » des populations « et notamment à leur droit à un environnement sain ». En première instance, le tribunal de Nanterre avait émis la même appréciation, mais avait néanmoins débouté les plaignant-es en janvier 2022.

« On va pouvoir démontrer que le groupe Bolloré est la société mère de Socfin et que les plantations au Cameroun et au Cambodge relèvent de sa responsabilité sociale », affirme Fiodor Rilov. L’avocat espère faire condamner la multinationale française à indemniser les dommages subis par les populations, à leur rendre en partie l’accès à leurs terres et à dépolluer rivières et sols.

« On a besoin que Socapalm nous laisse en paix »

Aux côtés de l’avocat se trouve le député La France insoumise (LFI) Louis Boyard, qui « fait irruption dans la bataille des plaignants après son altercation très médiatisée dans l’émission ‘Touche pas à mon poste !’ », diffusée sur C8, une chaîne dans le giron de l’empire médiatique de Vincent Bolloré. Le 10 novembre, l’élu de 22 ans avait évoqué en direct le sort des paysan-nes camerounais-es, s’attirant instantanément les injures de l’animateur de l’émission, Cyril Hanouna, indéfectible défenseur du financier breton. « Il y a une responsabilité politique des autorités françaises, car ce que j’essayais de démontrer sur C8, c’est que les milliardaires qui appauvrissent la France sont les mêmes milliardaires qui appauvrissent le continent africain et bien d’autres endroits dans le monde », avance le député.

Pour Vincent Bolloré, ses plantations en Afrique et en Asie relèvent du tabou. Il a lancé, ces dernières années, des dizaines de poursuites contre des journalistes et ONG qui relayent les doléances des populations locales. Au Luxembourg, Socfin a porté plainte pour calomnies, injures et violation de la vie privée contre l’ONG SOS Faim et l’une de ses employé-es.

« On a besoin que Socapalm nous laisse en paix », lâche une villageoise camerounaise dans un sentiment mêlé de colère et de lassitude. À Kribi, les riverain-es de la plantation qui témoignent face aux journalistes disent aussi leur « satisfaction » après l’arrêt de la cour d’appel de Versailles. « Depuis, d’autres villageois disent qu’ils vont aussi porter plainte, malgré les menaces proférées par Socapalm », assure Emmanuel Elong, l’un des demandeurs. « Les tombes de nos ancêtres sont toujours enfouies sous les plantations, nos eaux sont toujours polluées », poursuit-il néanmoins. « Avant l’arrivée de Socapalm, on pouvait gagner de l’argent avec les crevettes qu’on pêchait et vendait au marché, mais maintenant elles ont presque disparu à cause de la pollution de la rivière et on ne peut plus nourrir nos familles », raconte une femme. Un homme parle des moustiques et mouches qui envahissent les habitations au voisinage de la plantation : « On en a jusque dans nos assiettes. »

À quelque 10.000 kilomètres de là, sur les hauts plateaux cambodgiens, ces récits et doléances font écho à ce que vit le peuple bunong, dans le village de Bosra. Depuis 2008, Socfin-KCD, autre filiale de la holding luxembourgeoise, y exploite une plantation d’hévéas, l’arbre qui fournit le caoutchouc naturel. Mercredi 14 décembre, des membres de cette minorité autochtone ont témoigné là encore de la pollution engendrée par la plantation et par l’impossibilité d’accéder à leurs terres ancestrales, les privant subitement de leur subsistance et de leur mode de vie traditionnel.

Bénéfices en hausse de 475 %

Pour les plaignant-es des deux continents, la décision de la cour d’appel de Versailles est une première étape dans leur combat judiciaire pour leurs droits et l’obtention de réparations des préjudices subis. Les procès-verbaux des assemblées générales pourraient déterminer qui tient réellement les rênes de la holding luxembourgeoise et de sa trentaine de filiales dans le monde. Socfin, qui revendique 51.000 salarié-es, est depuis des années dans le collimateur des ONG luxembourgeoises. Elles alertent régulièrement sur des pratiques susceptibles de violer les droits humains dans les dix pays africains et asiatiques où sont localisées ses plantations.

Sur le papier, Socfin est détenue à 55,38 % par Hubert Fabri, selon une déclaration déposée à la Commission de surveillance du secteur financier le 4 novembre dernier. Cet homme d’affaires belge est un proche de Vincent Bolloré et siège dans divers conseils d’administration du groupe français. Le milliardaire breton, de son côté, détient quelque 38 % des parts de la holding et nie de manière répétée son implication dans la gestion de Socfin, du fait qu’il en est un actionnaire minoritaire. Vincent Bolloré siège néanmoins au conseil d’administration de la société, où il a été rejoint, en juillet dernier, par son fils Cyrille, à qui il transmet progressivement la direction de ses affaires.

Nichée dans un discret immeuble de la capitale, avenue Guillaume, Socfin a vu ses profits s’envoler de 475 % pendant la crise sanitaire. Le bénéfice net est passé de 29 millions d’euros en 2020 à 167 millions en 2021, selon la documentation destinée aux investisseurs (1). L’augmentation de 50 % du cours de l’huile de palme sur la même période ne saurait expliquer à elle seule cette hausse spectaculaire. Pour 2022, Socfin délivre un avis de beau temps et vise 200 millions d’euros de profits.

(1) Sur les cinq exercices précédents, de 2016 à 2020, le bénéfice annuel moyen s’établissait à 44 millions d’euros, selon les chiffres cités dans la « Présentation investisseurs » consultable sur socfin.com.

  •   Woxx
  • 23 December 2022

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