Des plaignants cambodgiens contre Bolloré privés de visa

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Kwet Yon, 30, une femme Bunong, est interviewée le 26 février 2016 par The Associated Press dans la commune de Bousra, province de Mondulkiri, au Cambodge oriental. Photo: Heng Sinith / Associated Press

Mediapart | 28 janvier 2019

Des plaignants cambodgiens contre Bolloré privés de visa

Par Dan Israel

Onze Cambodgiens représentant les 77 membres de l’ethnie bunong ayant attaqué le groupe Bolloré pour le développement de plantations dans leur province ne pourront pas assister à une audience à laquelle ils sont pourtant convoqués, le 12 février. Ils tentent de démontrer que les plantations sont gérées directement par le groupe français, depuis son siège de Puteaux.

La justice française les convoque pour une audience, mais l’administration française leur interdit d’y assister. Onze Cambodgiens qui ont attaqué le groupe Bolloré en France, et qui souhaitaient se rendre au tribunal de Nanterre le 12 février, se sont vu refuser un visa par le consulat de Phnom Penh. Le motif est bien connu de tous ceux qui ont besoin de demander ce document pour entrer dans l’Hexagone : ils n’auraient pas fourni la preuve qu’ils disposaient « de moyens de subsistance suffisants pour la durée du séjour envisagé ou de moyens pour le retour dans le pays d’origine ». Le consulat n’a pas répondu aux demandes d'explication de Mediapart.

Les Cambodgiens avaient déjà acheté leurs billets d’avion, aller-retour. Neuf d’entre eux font partie des 77 plaignants qui ont assigné, en 2015, les sociétés Bolloré et Compagnie du Cambodge (une des principales entités du groupe tentaculaire dirigé par l’industriel français Vincent Bolloré). Ils attaquent au civil, réclamant chacun des dizaines de milliers d’euros de dommages et intérêts à la suite du développement rapide des plantations d’hévéas détenues par le groupe sur leur territoire depuis 2008. Les neuf cultivateurs devaient être accompagnés par le responsable d’une ONG locale et par un avocat de Phnom Penh.

Originaires de la commune de Bousra, dans la province de Mondolkiri, tout à l’est du Cambodge, les plaignants appartiennent à l’ethnie bunong, une population indigène locale. Sur place, l’ethnie regroupe 850 familles, réparties dans sept villages. Les Bunongs pratiquent une agriculture itinérante et ont des croyances animistes, fondées sur la sacralisation des forêts et des lieux de sépulture de leurs ancêtres. Selon les termes de leur assignation, ils « ont été victimes d’une véritable catastrophe économique, sociale, environnementale et religieuse, entièrement imputable aux sociétés du groupe Bolloré qui les ont privés de leurs ressources et ont détruit leur cadre actuel et leurs lieux de culte ».

La multinationale française a payé aux Bunongs 200 dollars par hectare de terre exploitée. Mais rien de suffisant, estiment-ils. Outre un sérieux dédommagement financier (30 000 à 50 000 euros par tête), ils demandent la restitution de leurs terres. Les riverains cambodgiens des plantations du groupe Bolloré ne sont pas les premiers à contester la façon dont ils sont traités. Mediapart a déjà largement raconté les revendications du collectif international qui s’est créé pour porter les protestations contre le groupe français de paysans venus notamment du Cameroun, de Côte d’Ivoire, du Liberia et de Sierra Leone (et nous avons gagné un procès en diffamation intenté à ce sujet).

Les 77 Cambodgiens sont représentés par l’avocat français Fiodor Rilov, connu pour sa défense des salariés de nombreuses usines ayant fermé en France. L’audience à laquelle ils souhaitaient assister est capitale pour leur stratégie judiciaire : il s’agit de demander au tribunal qu’il ordonne au groupe Bolloré de communiquer plusieurs éléments qui pourraient permettre de prouver que ce dernier gère directement les plantations cambodgiennes, officiellement détenues par Socfin-KCD, une filiale du groupe luxembourgeois Socfin.

Sur le papier, Bolloré n’est en rien mêlé à la conduite effective de Socfin, bien que son entreprise en soit le premier actionnaire avec 38,7 % du capital. Sur le papier, c’est en effet le dirigeant de Socfin, Hubert Fabri, qui a la main sur les hévéas et les palmiers à huile, depuis qu’il s’est partagé avec Vincent Bolloré les restes (considérables) de l’ex-groupe colonial Rivaud, dont le Français a pris le contrôle en septembre 1996 (lire ici notre récit détaillé).

La Socfin, « depuis plus de 70 ans, est contrôlée majoritairement et dirigée par la famille belge Fabri », rappelle régulièrement le groupe. Mais en vérité, les deux hommes entretiennent toujours des rapports étroits : Fabri siège dans différentes instances du groupe Bolloré depuis 1987 et Bolloré demeure très actif dans les choix stratégiques de la Socfin : aux côtés d’un second représentant de son groupe, il est l’un des six membres de son conseil d’administration, qui comprend aussi Hubert Fabri et son fils. Et en 2014, il lui a apporté sa filiale africaine de logistique Safa.

Rebondissement important dans ce tableau, Fiodor Rilov a mis la main sur un rapport d’activité (datant de 2007) d’une entreprise nommée Terres rouges consultant. L'entreprise a été dissoute le 31 décembre 2012, mais en 2007, elle était hébergée directement dans la tour Bolloré, le siège du groupe à Puteaux (Hauts-de-Seine). Son activité déclarée début 2008 était explicitement « la gestion de Socfin-KCD, société de droit cambodgien, avec pour objectif la création de 15 000 ha de plantations industrielles d’hévéas dans le Mondolkiri à l’est du Cambodge ».

Le rapport d’activité indiquait par ailleurs que Terres rouges consultant « gère 3 sociétés Agro-industriel au Cameroun (Socapalm, SPFS, Safacam) », c’est-à-dire des plantations appartenant à Socfin, et que Bolloré a toujours démenti diriger directement.

Au tribunal le 12 février, Rilov et ses clients vont donc tenter d’obtenir le bail au titre duquel Terres rouges consultant occupait des locaux au siège de Bolloré, mais aussi ses registres du personnel, la liste de ses dirigeants, les comptes de la société ainsi que tous les liens contractuels et capitalistiques pouvant la lier avec le groupe Bolloré. Le résultat de leurs efforts sera à suivre avec attention.

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