Huile de palme : polémique autour des plantations de Bolloré au Cameroun

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« Avant on était des stars, on déforestait, on faisait travailler des tas de gens. Maintenant on est vus comme des monstres », glisse Pierre Bois d’Enghien (capture d'ecran de YouTube)

LE MONDE | 21.08.2017

Huile de palme : polémique autour des plantations de Bolloré au Cameroun

Des ONG et des villageois mettent en cause les immenses concessions qui occupent les terres et polluent l’eau.

Bottes aux pieds, torse nu ruisselant dans la touffeur de ce début d’après-midi, l’un sectionne les régimes de fruits mûrs d’un coup de machette, l’autre les charge sur une brouette. Puis ils passent au palmier suivant. L’essentiel des tâches a lieu le matin dans la plantation de Mbambou, dans la région du Littoral au Cameroun, mais tous deux prolongent leur labeur. En Afrique, l’huile de palme qui suscite tant de polémique en Europe fait avant tout couler la sueur des travailleurs. L’appel est à 6 heures, six jours par semaine.

Déforestation, accaparement de terres, rudes conditions de travail, logements sommaires : accusée de tous les maux, la Société camerounaise des palmeraies (Socapalm) n’a pas bonne presse. Filiale de la Société financière des caoutchoucs (Socfin) basée au Luxembourg, détenue à un peu plus de 50 % par le belge Hubert Fabri et à près de 39 % par le groupe de Vincent Bolloré, elle est dans le collimateur de plusieurs ONG et associations de riverains. Sa direction a décidé qu’il était temps d’amorcer un changement. Elle se fait conseiller par l’ONG The Forest Trust pour y parvenir, et a ouvert ses portes au Monde en gage de bonne volonté. C’est une première.

La concession de Mbambou s’étend sur 16 500 hectares. Sur chacun d’eux s’alignent à l’identique 143 palmiers en quinconce. Un cercle bien net est dessiné au glyphosate – l’herbicide le plus vendu au monde – au pied de chaque palmier, afin de ne pas perdre le moindre fruit tombé. Les femmes des villages alentour les ramassent, moyennant 250 francs CFA (38 centimes d’euros) le sac de 35 kg. Les coupeurs viennent, eux, majoritairement des montagnes pauvres du nord-ouest anglophone du pays, et sont payés au poids par des sous-traitants.

Le bureau de Roland Latinne fait face à un poster de Tintin au Congo. Passé par la République démocratique du Congo, trente ans d’Afrique à son actif, le directeur de la plantation parle avec un accent belge prononcé, sans s’embarrasser de politiquement correct. « Les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, estime-t-il. Après, le salaire, c’est accessoire. » D’ailleurs, s’il est nécessaire de recruter des coupeurs venus du nord-ouest du pays, c’est que les gens d’ici sont des « pêcheurs-chasseurs-cueilleurs, pas des cultivateurs. Sinon, on n’aurait pas eu les terres ».

Agrobusiness international

Roland Latinne accepte qu’on ouvre la porte d’une habitation d’un des camps de travailleurs : trois pièces nues construites en dur, une cuisine à l’extérieur et une cabine équipée d’un trou d’évacuation qui fait office de douche et de WC à la fois. L’eau courante ne fait pas partie des standards locaux.

La Socapalm (72 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016) dirige six plantations concédées pour soixante ans, ainsi que six usines de pressage, plus une raffinerie d’huile. Elle fait travailler plus de 6 000 personnes. Elle est arrivée au Cameroun en 2000, à l’occasion de la privatisation de la Compagnie nationale des palmeraies. Cette dernière, créée en 1968, avait pour mission de s’implanter dans les campagnes afin de favoriser leur développement. Pas la nouvelle Socapalm, qui vise les rendements de l’agrobusiness international. Cependant, dans ce pays-ci, sa prospérité n’est pas liée à l’essor de la demande mondiale en huile de palme. Son contrat stipule que ses récoltes doivent fournir exclusivement les transformateurs et les savonneries locales, à un prix fixe homologué par le gouvernement.

« Quand la société d’Etat est arrivée avec ses bulldozers dans mon village, à Bonjot, en 1973, j’ai vu les antilopes, les chimpanzés, les gorilles, fuir devant les engins », se souvient Emmanuel Ndong, dont l’association est devenue l’un des cauchemars de la Socapalm depuis qu’elle est parvenue à fédérer les mécontents autour des six plantations. Président de la Synergie nationale des paysans et riverains du Cameroun (Synaparcam), qui dit avoir un millier d’adhérents, M. Ndong concentre ses reproches sur les questions foncières.

Certes, la déforestation n’est pas le fait de l’actuelle Socapalm, elle a eu lieu auparavant, mais la lutte pour la terre est toujours à l’ordre du jour. « Un avenant à leur contrat dit qu’ils doivent laisser aux villageois 250 hectares d’espace vital pour leurs cultures vivrières. Ces gens ne le respectent pas, au contraire ils sont en train de régénérer les palmeraies en replantant partout, jusque dans les ravins et au bord des marécages », accuse-t-il.

La pression foncière aiguise aujourd’hui les problèmes de cohabitation. La population, qui atteignait environ 3 millions d’habitants dans les années 1960, a été multipliée par huit depuis. Les plantations, si vastes qu’elles englobent des villages entiers, voient leur légitimité mise en cause. En 2005, il a été demandé à la Socapalm de rétrocéder 20 000 hectares sur ses 78 000 d’alors. Elle dit l’avoir fait, mais pour écarter tout doute, l’ONG The Forest Trust l’incite à cartographier précisément les limites de ses cultures.

Déforestation

Au tournant du XXIe siècle, après avoir développé la production d’huile de palme en Asie du Sud-Est, y entraînant une déforestation dramatique, l’agro-industrie s’est tournée vers l’Afrique, se souvenant que le golfe de Guinée était le berceau originel de ce palmier très prodigue. Son huile est d’ailleurs toujours la plus consommée localement. « Certaines sociétés ont déchanté depuis, rapporte l’agronome Patrice Levang, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Après avoir pris contact avec les gouvernements, elles ont cru pouvoirs’installer facilement. Mais si les populations locales souhaitent un développement économique, elles sont aussi promptes à protester quand elles estiment ne pas avoir reçu assez en échange de leurs terres. »

En 2016, la Socfin a essuyé un coup de tabac avec la campagne menée contre elle par Greenpeace, qui lui reprochait son « absence criante d’engagement environnemental » et ses « nombreux conflits sociaux ». Cette agitation, du plus mauvais effet vis-à-vis de gros clients, a porté. En décembre 2016, le groupe a annoncé qu’il s’engagerait dans une politique« zéro déforestation »… tout en maintenant sa plainte en diffamation contre Greenpeace. Reste à appliquer ces vertueux préceptes sur le terrain. Pas simple : si les cadres doivent se résoudre à ne plus planter de palmiers dans les zones humides par exemple, ils n’ont pas l’intention de les arracher pour autant.

En Afrique, cependant, la préservation de la nature n’est pas une vérité monolithique. Dans le sud du pays, la montagne aux Eléphants ne tient pas son nom du fait de la présence des pachydermes – voilà longtemps qu’on n’en a plus vu par ici –, mais de sa forme. Cette colline remarquable se dresse au-dessus de la concession de Kienké : elle surplombe d’un côté les palmiers alignés de la Socapalm, de l’autre une forêt officiellement protégée. La société a tracé une piste à travers cet espace mais ne le cultive pas.

On y croise nombre de motos à deux ou trois passagers avec leurs outils : les bas-côtés sont colonisés par du manioc, du maïs, des bananiers, mais aussi par des palmiers à huile plantés par des villageois. On entend des tronçonneuses vrombir derrière les rideaux d’arbres. On commence à attaquer le flanc de la colline lui-même pour sa roche. La route est une aubaine dont chacun tire profit. « Il y a six mois, la forêt était intacte, rapporte Frédéric Augé, le directeur de la concession de Kienké. Nous sommes sur notre terrain, mais si on s’en mêle, on va se faire tuer, et la loi donne de toute façon priorité aux petits paysans. »

Immenses attentes

Qu’importe : pour les opposants, tous les torts se situent du côté de la Socapalm, notamment parce que son nom est associé à celui du groupe Bolloré, très présent et pas vraiment populaire dans cette partie de l’Afrique. Théophile Samuel Ebobisse, habitant d’Edéa, a créé une amicale des villages riverains et publie, grâce au soutien de l’Eglise catholique, un journal résolument critique, Trait d’union. Maître de la tradition, comme l’indique la petite calotte qu’il porte sur la tête, l’homme est intarissable au chapitre des reproches : les gardes auprès desquels il faut s’identifier pour rentrer chez soi à l’intérieur de la concession, l’eau polluée, les pollutions olfactives, les suies des cheminées des huileries, l’absence de sérums antivenimeux dans les dispensaires de l’entreprise alors que les serpents sont nombreux dans les palmeraies…

« Supporter tout ça en échange de deux salles de classe et de quatre forages pour l’eau qui ne fonctionnent pas ! », soupire-t-il. M. Ebobisse s’emporte contre un état d’esprit digne de « l’indigénat colonial », contre le manque d’électrification, et déplore que les femmes accouchent chez elles. Dans un pays qui se classe au 150e rang mondial pour son indice de développement humain, les attentes sociales sont immenses.

Or, les protestations locales, sociales et environnementales sont largement relayées par plusieurs ONG européennes. Au printemps, des démonstrations de contestation ont eu lieu devant la Socfin, en Suisse et au Luxembourg, puis à la Défense, à l’occasion de l’assemblée générale du groupe Bolloré.

Le 31 mai, une centaine de manifestants se sont retrouvés à Douala à l’appel de la Synaparcam, entre autres. Ni les pouvoirs publics ni les responsables de l’entreprise ne les ont reçus. En juin, dans l’arrière-salle d’un modeste café, c’est l’heure du bilan. Des représentants des six sites se félicitent de l’écho de leur action sur les réseaux sociaux et dans les journaux. Dommage que leurs voisins n’aient pu les voir aux informations télévisées, faute d’électricité. On parle d’études d’impact, de dialogue direct avec la grande entreprise. Pour eux, l’ère d’Internet devrait sonner le glas des chefs coutumiers traditionnels.

Dans les bureaux de l’entreprise, à Douala, on semble loin d’avoir pris la mesure de cette évolution des mentalités dans les campagnes camerounaises. « Depuis deux ans, nous avons instauré des réunions tripartites avec les préfectures et les chefs traditionnels, cela fonctionne bien », assure Dominique Cornet, le directeur général de la Socapalm. Que certains contestataires aient décidé de « supplanter les chefs coutumiers et les notables, ça n’est pas acceptable ! »

M. Cornet souligne les efforts réalisés pour équiper les camps de forages pour l’eau, construire des locaux scolaires. Il met en avant les salaires de base des employés de la Socapalm, à 38 000 francs CFA par mois (58 €), alors que le minimum légal est à 36 000 francs CFA, et les progrès de la couverture médicale chez les travailleurs qui dépendent des sous-traitants. Il rapporte aussi les bons résultats de l’entreprise : 51 000 tonnes d’huile de palme produites en 2001, probablement 108 000 tonnes en 2017.

Le directeur reconnaît cependant qu’il est temps pour la Socapalm d’améliorer son image et ses relations avec ses voisins, ne serait-ce que pour venir à bout des vols importants et récurrents. « Ils peuvent représenter jusqu’à 10 % des récoltes, rapporte-t-il. Face à ces pillages, on a dû demander des patrouilles de l’armée. Il y a eu des heurts avec des agents de sécurité par endroits, et même deux morts en 2010. »

La mutation vers le développement durable représente encore un vaste chantier pour le groupe. C’est la responsabilité de Pierre Bois d’Enghien. Lucide, il résume à sa façon le défi à relever : « Avant on était des stars, on déforestait, on faisait travailler des tas de gens. Maintenant on est vus comme des monstres », glisse-t-il. Un petit avion survole la plantation. « C’est une ONG ? », s’écrie-t-il en baissant inconsciemment la tête. Son ton laisse percer une réelle hantise.
 

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