L'Informé | 07/08/2024
Bolloré tente de prendre ses distances avec ses sulfureuses plantations africaines
Le groupe de l’industriel breton va vendre 5 % du capital de la Socfin, sa filiale qui exploite des cultures d’hévéas et de palmiers à huile en Afrique et en Asie. Il a d’ores et déjà renoncé à ses droits de vote.
par Jamal Henni et Emmanuel Paquette
Longtemps surnommé dans la presse Bolloré l’Africain, l’industriel breton se désengage petit à petit un peu plus du continent. Dernier épisode en date : après la vente de ses activités logistiques, il a lancé de grandes manœuvres autour d’une société cotée au Luxembourg. Certes, il ne s’agit pas de la filiale la plus importante de l’empire Bolloré, davantage connu pour Vivendi (Canal+, Prisma, Havas…), mais ses activités lui ont causé bien du souci. Son nom ? La Socfin pour Société financière des caoutchoucs. Réalisant l’an dernier 863 millions d’euros de chiffre d’affaires avec une marge opérationnelle de 21 %, elle détient et exploite des plantations d’hévéas (164 700 tonnes de caoutchouc produites) et de palmiers à huile (551 000 tonnes). Elle est présente dans 8 pays d’Afrique (Cameroun, Côte d’Ivoire, Congo, Ghana, Liberia, Nigeria, São Tomé-et-Príncipe, Sierra Leone), ainsi qu’au Cambodge et en Indonésie, avec 57 700 emplois directs et indirects. Surtout, elle est impliquée dans de multiples controverses : fraude fiscale, corruption, conditions de travail, impact sur l’environnement… (cf. encadré) Le bad buzz généré a ainsi fini par rejaillir sur le groupe Bolloré, qui a été mis en cause dans des médias (notamment pour les conditions de travail dans l’émission Complément d’enquête) et par des hommes politiques, comme dernièrement le député Insoumis Louis Boyard dans l’émission de Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna.
À chaque fois, la défense du milliardaire catholique est la même : le groupe Bolloré n’est qu’un actionnaire minoritaire de la Socfin, avec seulement 39,75 % du capital, détenu par l’intermédiaire de holdings françaises, luxembourgeoise et suisse. Et il ne détient que deux sièges sur cinq au conseil d’administration.
C’est en 1991 que le « boa » est devenu actionnaire et administrateur de la Socfin. À l’époque, il voulait mettre un pied dans l’un de ses principaux actifs, le groupe Rivaud, un empire créé sous la IIIe République et qui avait fait fortune dans les anciennes colonies françaises. Cinq ans plus tard, il s’est allié avec un autre actionnaire, le belge Hubert Fabri, pour prendre le contrôle de Rivaud. Il fait rentrer son nouveau partenaire au conseil d’administration de la Financière de l’Odet (principal actionnaire du groupe Bolloré), puis en 1998, au board du groupe Bolloré lui-même.
Aujourd’hui, Vincent Bolloré est toujours administrateur de la Socfin et de 15 de ses filiales. Réciproquement, Hubert Fabri est rémunéré un million d’euros par an pour siéger comme indépendant au conseil d’administration de huit sociétés du groupe Bolloré. Surtout, cet ami de près de 30 ans est toujours l’actionnaire principal (avec 55,4 %) de la Socfin et son président. « C’est Hubert Fabri qui s’occupe de toute cette partie du groupe », assurait Vincent Bolloré en 2009.
Mais cette amitié prend un nouveau tour, selon nos informations. Le groupe Bolloré a d’abord cédé à Hubert Fabri tous ses droits de vote dans la Socfin - précisément, il s’est engagé à voter en assemblée générale comme lui, tant que les instructions données ne sont pas « illicites ou contraires à l’intérêt social ». Il s’est aussi engagé à céder à la famille Fabri 5 % du capital, ce qui le fera tomber à 34,75 %.
Interrogé sur ses motivations, l’industriel breton n’a pas répondu. Pourquoi un tel désengagement ? En réalité, ce nouveau pacte d’actionnaires permet de faire d’une pierre deux coups. D’abord, dans les différentes procédures engagées par des ONG, cela pourra servir d’argument au groupe Bolloré pour montrer sa faible influence sur la Socfin (cf. encadré). Ensuite, cela confirme le désengagement de l’empire en Afrique, déjà entamé par la cession de la Safa (qui détenait ses propres plantations au Cameroun) à la Socfin en 2014, puis de ses activités logistiques à MSC en 2022.
Surtout, cet accord entre les Bolloré et les Fabri constitue, en droit boursier, une action de concert. Dès lors, leurs deux participations ne doivent plus être considérées séparément, mais de manière conjointe. Réunissant 95,1 % des parts, le tandem a donc franchi conjointement le seuil de 95 %, le solde étant aux mains de petits porteurs sur la Bourse du Luxembourg. Ce palier permet aux deux alliés d’imposer un retrait de la cote et de forcer ces minoritaires à leur vendre leurs titres.
Bolloré et Fabri ont donc lancé une offre de retrait obligatoire, toujours en cours. Ils ont proposé 30,85 euros par action, soit une valorisation de 437 millions d’euros, validée par un expert indépendant, BHB & Partners. Mais des petits porteurs ont contesté cette offre devant la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) du Luxembourg, la jugeant trop basse. L’un d’eux déplore auprès de l’Informé : « la Socfin est retirée de la côte au moment où ses dividendes vont bondir, car elle a remboursé ses dettes et investi près d’un milliard d’euros en dix ans. En outre, le pacte d’actionnaires entre les Fabri et les Bolloré est juste un prétexte pour atteindre le seuil de 95 %. Dans les faits, ils agissent de concert depuis bien longtemps. »
Face à cette fronde, la Socfin et le gendarme de la bourse luxembourgeoise ont commandé une seconde expertise au français Accuracy, qui vient d’estimer que l’action valait plutôt 32 euros (ou 31,50 euros après versement du dividende de 0,5 euro au titre de l’exercice 2023). La CSSF doit maintenant déterminer le nouveau prix de rachat des actions.
À noter que ce pacte d’actionnaires n’a rien changé du point de vue comptable. Avant comme après cet accord, le groupe Bolloré considère toujours qu’il ne détient pas le contrôle conjoint de la Socfin, mais qu’il exerce juste une influence notable. Il continue donc à consolider ses résultats par mise en équivalence, c’est-à-dire qu’il intègre juste sa quote-part (39,75 %) du résultat, mais pas du chiffre d’affaires.
Contactés, ni le groupe Bolloré ni la Socfin n’ont répondu.
Bolloré pointé du doigt par des ONG
Une des plus grandes plantations (35 000 hectares) de la Socfin se situe au Cameroun. Elle appartient à la Société camerounaise de palmeraies, plus connue sous le nom de Socapalm. Cette société de droit camerounais est détenue à 67 % par la Socfinaf, une holding luxembourgeoise, elle-même détenue par la Socfin (65 %) et Bolloré (8 %). Le groupe de l’industriel breton, qui siège aussi personnellement au conseil d’administration de la Socapalm, y possède donc un intérêt économique de 22,85 %, indiquent ses comptes consolidés. En raison de cette participation, des ONG et des riverains tentent depuis des années de demander des comptes au milliardaire catholique sur les pratiques controversées de cette société vis-à-vis de ses employés ou de l’environnement. Dernière polémique en date : un collectif de 145 riverains tente de demander des dommages au titre de sa responsabilité civile délictuelle. Ils comptent attaquer l’industriel breton pour « manquement au devoir de vigilance » imposé par une loi de 2017, en considérant qu’il doit inclure la Socapalm dans le plan de vigilance imposé par cette loi. Selon notre enquête, ils affirment pour cela que le groupe Bolloré, bien qu’il soit minoritaire au capital de la Socfin comme à son conseil d’administration, exerce en réalité un « contrôle exclusif » sur la société. Ils prétendent aussi qu’il est le « gérant de fait » de la Socapalm. À l’appui, ils soulignent qu’une filiale de la Socfin gérant les plantations camerounaises, SofincoFrance (rebaptisée Terre Rouges Consultant puis Financière Terre), était domiciliée dans la tour Bolloré à Puteaux de 1997 à 2012. Dans un premier temps, ils ont assigné Bolloré, Socfin et Socapalm pour obtenir des documents afin d’étayer leur thèse. En janvier 2022, ils ont été déboutés par le tribunal judiciaire de Nanterre, ce dernier jugeant qu’ils « n’apportaient aucun élément de nature à faire présumer l’existence d’un contrôle direct du groupe Bolloré sur la Socapalm ou sur la Socfin ». Ils ont alors saisi la cour d’appel de Versailles, qui, en décembre 2022, leur a donné en partie raison. Elle ordonne à la Socfin et la Socapalm de fournir les derniers procès-verbaux de leurs assemblées générales d’actionnaires. En revanche, les autres demandes de documents ont été rejetées, que ce soit au sujet de Terres Rouges Consultant, ou des éventuels contrats de prestation de service ou d’approvisionnement entre le groupe Bolloré et Socfin/Socapalm. La démarche du collectif s’appuie en partie sur une procédure engagée en 2010 par plusieurs ONG (dont Sherpa) devant l’OCDE. Elles estimaient que la Socapalm ne respecte pas les principes directeurs sur les multinationales de l’institution intergouvernementale. En 2013, le point de contact français de l’OCDE décide d’impliquer dans la procédure le groupe Bolloré, car celui-ci est actionnaire minoritaire et administrateur de la Socapalm, et c’est donc « un ‘partenaire commercial’, qui entretient une ‘relation d’affaires’ ». Dans un premier temps, le milliardaire catholique se montre coopératif. À en croire le point de contact français, « le groupe Bolloré déclare vouloir assumer ses responsabilités et user de son influence, dans le cadre de ses relations d’affaires avec la Socapalm et Socfin, afin de faire cesser les manquements. […] Il a mené différentes démarches depuis 2012 vis-à-vis de la Socapalm pour s’assurer de l’effectivité » des améliorations. L’industriel breton se met d’accord sur un plan d’action avec Sherpa, et s’engage à l’appliquer. Mais, moins de deux ans plus tard, la mise en œuvre du plan d’action s’arrête. Le groupe Bolloré explique alors que la Socfin ne veut pas l’appliquer. Début 2015, le point de contact français « appelle le groupe Bolloré à exercer son influence pour mettre en œuvre le plan d’action pour respecter ses engagements ». À défaut, « il invite le groupe Bolloré à reconsidérer les modalités de sa relation avec le groupe Socfin ». Finalement, le dossier est transféré au point de contact belge, qui clôt la procédure en 2017 face au refus de la Socfin d’appliquer le plan d’action. Entre-temps, plusieurs ONG dont Sherpa ont assigné Bolloré devant le tribunal judiciaire de Nanterre pour le forcer à exécuter le plan d’action. En mars 2021, le tribunal a rendu une première décision sur la forme, jugeant que le plan d’action n’était pas confidentiel comme l’affirmait le groupe Bolloré. Bolloré fait appel, mais la décision a été confirmée en 2022. Face à ces accusations, Socfin s’est associée à Earthworm Foundation qui effectue des missions d’audit. « Depuis 2023, cette fondation est également chargée de vérifier des allégations formulées par des ONG en effectuant des missions d’investigation sur le terrain. Suite à ces missions, des plans d’action sont mis en place pour toute allégation confirmée comme étant fondée », indique le groupe. |
Un joli foyer d’optimisation fiscale en Suisse, au Luxembourg et au Liechtenstein Créée en 1909, la Socfin est à l’origine une société belge. Mais à partir de 2010 elle a déménagé ses bureaux en Suisse, où le canton de Fribourg lui a accordé un statut fiscal spécial lui permettant de payer moins d’impôts. Le secrétaire général de la Socfin Philippe de Traux avoue alors sans détour : « la pression fiscale a été à l’origine de notre départ progressif de la Belgique pour la Suisse. Ici, notre bénéfice est imposé à 10 %, contre 34 % en Belgique. Les charges sociales sur le personnel sont également beaucoup plus élevées en Belgique ». Les principaux dirigeants de la société, dont Hubert Fabri, sont aussi devenus résidents fiscaux suisses. En 2021, plusieurs ONG publient une étude sur la répartition des bénéfices des activités africaines. Elles relèvent que la Suisse n’emploie que 0,2 % des salariés mais représente 14 % des bénéfices. Elles expliquent cela par les charges importantes facturées aux filiales africaines par le siège de Fribourg en échanges de diverses prestations. Par exemple, la filiale au Nigeria verse à une structure suisse des redevances aux dirigeants ou management fees (fixés à 3 % du bénéfice opérationnel), des frais techniques (qui s’élèvent à 3 % du chiffre d’affaires), des services internet, l’achat de matériel… Cela plombe les résultats des filiales locales, certaines étant même déficitaires comme au Liberia. Résultat : l’impôt sur les bénéfices versé au fisc local (dont le taux varie entre 25 % à 33 %) est réduit d’autant. En outre, l’étude affirme qu’une partie de la production n’est pas vendue directement par les filiales locales, mais par une filiale suisse, qui empoche une commission au passage. Elle estime à une centaine de millions le chiffre d’affaires généré en Afrique qui transiterait ainsi par l’Europe de manière purement comptable. Le Liechtenstein a aussi permis à la Socfin d’optimiser sa fiscalité. La Socficom, une filiale immatriculée dans la principauté qui rémunérait une partie des cadres, a été poursuivie par les autorités belges, qui considéraient qu’elle était en réalité dirigée depuis la Belgique, et donc qu’elle y résidait fiscalement. Hubert Fabri, qui détenait un compte dans ce paradis fiscal, a aussi été renvoyé devant le tribunal pour fraude fiscale, blanchiment, faux et usage de faux. En 2016, le tribunal correctionnel de Bruxelles a jugé les poursuites irrecevables, un verdict contesté par le parquet. Puis, la cour d’appel de Bruxelles a prononcé un acquittement général en 2018 (le parquet ne s’est pas pourvu en cassation). Parallèlement, le fisc d’outre Quiévrain a notifié un redressement de 87,6 millions d’euros pour la TVA et l’impôt sur les sociétés éludés. Socfin l’a contesté devant le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, qui, en 2019, a réduit la douloureuse de 56 millions d’euros. Socfin a fait appel, estimant ne rien devoir car elle a été acquittée au pénal. Parallèlement, la même enquête a aussi découvert que 4,2 millions d’euros avaient été versés par une filiale de la Socfin à une haute fonctionnaire de Guinée, Mariame Camara. Cela a conduit le tribunal correctionnel de Bruxelles à condamner plusieurs dirigeants de la Socfin en juin 2018 pour corruption, tout en les acquittant des accusations d’escroquerie, de détournement et de blanchiment d’argent. Hubert Fabri a ainsi écopé d’un an de prison avec sursis et 6 000 euros d’amende. Mais ces condamnations ont été annulées en appel en novembre 2020. Entre-temps, en 2022, Hubert Fabri a réorganisé son patrimoine. Sa participation dans Socfin, qu’il détenait notamment via deux holdings immatriculées au Liechtenstein, est désormais possédée directement. Enfin, la Socfin a déménagé son siège social au Luxembourg, ce qui présente plusieurs avantages, selon notre enquête. Le premier concerne la répartition des profits. Les statuts de la Socfin prévoient que 10 % des dividendes bruts vont dans la poche non des actionnaires, mais des cinq administrateurs (dont Vincent Bolloré et son fils Cyrille), qui se partagent donc une jolie somme : 1,4 million d’euros au titre de l’exercice 2024. Par ailleurs, Socfin indique dans ses communiqués depuis au moins 2016 verser un dividende, sans la retenue à la source de 15 % appliquée par le Luxembourg aux actionnaires résident en dehors du grand-duché. Cela résulte apparemment d’un accord avec le fisc local. En effet, une demande de rescrit fiscal en ce sens datant de 2010 avait été révélée par les Lux Leaks. |