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Droits humains et entreprises : Le « cas » Socfin : que fait l’État luxembourgeois ?
par Initiative pour un devoir de vigilance au Luxembourg
Tensions persistantes autour des plantations (principalement d’huile de palme) concernant les droits fonciers, accusations de violences, dont des violences sexuelles subies par les femmes vivant autour des plantations, poursuites judiciaires contre la société civile, y compris contre une ONG luxembourgeoise… ces « incidents » figureront-ils à l’ordre du jour de l’AG de la holding luxembourgeoise Socfin ce mardi 26 mai ?
Aucun de ces faits n’a pu être inscrit à l’ordre du jour de l’AG 2019, à laquelle plusieurs représentants d’ONG avaient pris part l’année dernière en tant qu’actionnaires, dans le but de réclamer des réponses de la part des dirigeants de Socfin. Pour toute réponse, des plaintes ont été lancées contre eux par les dirigeants de la Socfin.
Cette année encore, les accusations de violations des droits humains par l’entreprise n’ont pas faibli, tandis que les tentatives pour encourager la multinationale à remédier de manière volontaire aux problèmes identifiés n’a guère donné de résultats jusqu’à présent. En cette année 2020, la crise de Covid-19 semble au contraire exacerber encore plus la situation des travailleurs-euses dans les plantations d’huile de palme.
L’Initiative pour un devoir de vigilance constate une fois de plus que l’autorégulation par les entreprises ne fonctionne pas, et réitère son appel au gouvernement luxembourgeois à adopter une loi sur le devoir de vigilance afin de garantir que les entreprises domiciliées au Luxembourg respectent les droits humains et l’environnement tout au long de la chaîne de valeur.
Absence de mesures de prévention contre la pandémie
Dans une lettre ouverte envoyée fin avril aux dirigeants des deux groupes par un collectif de citoyens riverains des plantations dans différents pays, on relève par exemple que les travailleurs-euses ne disposent pas de mesures de protection satisfaisantes, qu’ils et elles sont obligé-e-s de parcourir de grandes distances entassé-es dans des camions, n’ont pas de points d’eau pour se laver les mains ni accès à du gel hydroalcoolique [i].
Plus grave encore : dans plusieurs pays, selon la même lettre, les travailleurs-euses de la Socfin seraient renvoyé-es chez eux, forcé-es de prendre des congés sans solde, encourant le risque de perdre leurs droits. Au Liberia, Socfin serait en train de licencier un grand nombre de salarié-es sans notification alors même que l’entreprise a fait un bénéfice net de 31,3 millions d’euros en 2019.
Conflits fonciers, violences sexuelles et répression n’ont pas cessé
Face à l’absence de remédiation volontaire de la part des dirigeants de la Socfin, les ONG et les communautés locales recherchent toutes les procédures possibles, se tournant également vers les tribunaux pour dénoncer les abus observés et vécus (voir liste des procédures en annexe).
Des voix de plus en plus nombreuses se font entendre au sujet des injustices subies par les femmes autour des plantations. Au Cameroun, les femmes ont publié une note importante contre les entreprises de plantations – dont la Socfin − concernant les conditions de travail, les abus sexuels, les dettes impayées, la destruction de leur environnement et le vol de leurs récoltes, qui leur rendent la vie plus difficile [ii]. La branche féminine de l’association Synaparcam des villageois entourant plusieurs plantations de la Socfin au Cameroun a spécifiquement ciblé la Socapalm avec une proposition pour résoudre leurs nombreux problèmes avec la compagnie.
Et les conflits fonciers continuent de créer des tensions. Au Nigeria, les communautés autour de la plantation d’Okomu tentent de réaffirmer leur souveraineté sur leurs terres qui, selon elles, ont été acquises par la Socfin sans leur consentement [iii].
En Sierra Leone, les tensions qui ont éclaté en janvier 2019 dans le district de Pujehun ont entraîné une intense répression contre les communautés, la mort de deux villageois et le déplacement de 1.500 personnes, principalement des femmes et des enfants [iv].
Pourtant, un rapport d’investigation du gouvernement de Sierra Leone, sorti fin mars 2020 [v] met en évidence plusieurs des allégations formulées par les communautés affectées depuis 2011. Il confirme, entre autres, que « les contrats de location des terres sont illégaux ; que les paiements de loyer et autres compensations étaient soit inadéquats soit versés aux mauvaises personnes ; que les parcelles de terre n’ont pas été correctement arpentées et délimitées ; que les zones tampons entre les communautés et les plantations de la Socfin n’ont pas été respectées et que cela a porté atteinte à la capacité des communautés à vivre dans la dignité ; que la conduite du chef coutumier (Paramount Chief) était inappropriée et potentiellement illégale ; que les projets de développement de la Socfin dans les communautés étaient inadéquats ; et qu’il existe de graves problèmes de pollution liés aux activités de la société ».
Des poursuites bâillons, y compris au Luxembourg
Face à ces pratiques, des ONG et médias tentent de rendre compte de la situation et de relayer les revendications des communautés locales. Elles font alors souvent face à des poursuites engagées par la Socfin.
En décembre 2019, pour la première fois au Luxembourg, une action pour diffamation et atteinte à la vie privée était intentée contre une ONG, membre de l’Initiative pour un devoir de vigilance, en l’occurrence SOS Faim : la Socfin lui reprochait, comme à d’autres ONG belges, la publication de communiqués dénonçant les violations de droits humains.
En ce mois de mai 2020, le procès n’a pas eu lieu, mais les membres de l’Initiative pour un devoir de vigilance condamnent unanimement ce genre de pratiques, assimilables à des « poursuites bâillons ».
Depuis 2009, plus d’une vingtaine de procédures en diffamation ont ainsi été lancées par le groupe Bolloré ou sa filiale Socfin en France et à l’étranger contre des articles, des reportages audiovisuels, des rapports d’organisations non gouvernementales, et contre un livre [vi].
Au cours des dernières années, l’Initiative pour un devoir de vigilance a fait la preuve que le cas de la Socfin n’est pas isolé. Dans le contexte de la relance économique suite à la crise de Covid-19, il devient plus qu’urgent d’adopter une loi sur le devoir de vigilance, afin de mettre fin aux atteintes contre les droits humains et l’environnement par des acteurs économiques domiciliés au Luxembourg tout au long de leur chaîne de valeur. La vie de centaines de milliers de personnes en dépend.
[i] ARD, Green Advocates, JUSTICITIZ, MALOA, NMJD, RADD, Synaparcam et YVE, « We demand justice and safety for workers on Socfin’s rubber/oil palm plantations during the Covid-19 pandemic », lettre ouverte à la Socfin, 29 avril 2020, https://farmlandgrab.org/29602
[ii] Landcam, https://www.landcam.org/sites/landcam/files/resources/NOTE%20DE%20POSITION%20EN.pdf SYNAPARCAM, « Nous avons aussi droit à la vie », 3 avril 2019, https://farmlandgrab.org/28888
[iii] « Reply by the Traditional Council of Okomu Kingdom to the Okomu Oil Palm Company, of subsidiary of SOCFIN », 17 May 2019, https://farmlandgrab.org/28996
[iv] FR : Voir la lettre de ESCR-NET au président Julius Bo, 4 mars 2019, https://www.escr-net.org/node/436299 // See letter from the International Network for Economic, Social and Cultural Rights to President Julius Bo, 4 March 2019, https://www.escr-net.org/news/2019/sierra-leone-protect-land-rights-defenders
[v] https://www.fian.be/IMG/pdf/2019_report_malen_tc_final_sreopeptember.pdf
[vi] Voir la liste : « Face aux poursuites bâillons : nous ne nous tairons pas », 24 janvier 2018, https://www.asso-sherpa.org/face-aux-poursuites-baillons-ne-tairons