Levée du moratoire sur la vente des terres agricoles en Ukraine – Catastrophe en vue

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Le Premier ministre ukrainien Oleksiy Goncharuk applaudit le vote de la levée d'un moratoire sur la vente des terres par le Parlement le 13 novembre 2019. (Photo : Sergei SUPINSKY / AFP)



Levée du moratoire sur la vente des terres agricoles en Ukraine – Catastrophe en vue

Parmi les mesures que Volodymyr Zelensky veut faire passer pour « relancer l’économie » de l’Ukraine, la levée du moratoire sur la vente des terres agricoles pourrait se transformer en désastre digne des années qui ont suivi la chute de l’URSS.

Le projet de loi concernant la levée du moratoire sur la vente des terres agricoles a été voté par le parlement ukrainien aujourd’hui en première lecture avec 240 voix pour. Ce projet controversé avait été décliné en 11 versions avant le vote, et c’est finalement la dernière version, le projet n° 2178-10, qui a été approuvée par les députés ukrainiens.

Pour mesurer à quel point ce projet de loi est controversé il suffit de voir que Volodymyr Zelensky a dû promettre de soumettre à référendum la possibilité pour les citoyens étrangers de posséder des terres en Ukraine, pour calmer les ultra-nationalistes et une bonne partie de la population.

Il faut dire que la crainte de certains de voir l’Ukraine se faire dépouiller de ses terres n’est pas une peur infondée. Et il suffit de se plonger dans le texte du projet de loi pour comprendre que cette histoire de référendum n’est que de l’enfumage, qui sert à masquer le diable qui se cache dans les détails.

La vente de terres agricoles officiellement interdite aux étrangers

Car si en apparence, l’honneur est sauf, la réalité est toute autre. Plongeons-nous dans la loi en détail.

Dans le premier point de la loi il est écrit que seuls les citoyens ukrainiens, les sociétés ukrainiennes, les communautés territoriales et l’État pourront acheter des terres. Les étrangers qui hériteraient d’une terre doivent la transférer à quelqu’un d’autre moins d’un an après en avoir acquis la propriété. Tout semble parfait dans ce paragraphe, pas de risque de voir l’Ukraine être dépouillée de ses terres par les étrangers croyez-vous ? Erreur.

Il suffira à ceux qui veulent acquérir des terres de créer une société selon le droit ukrainien, d’y mettre un homme de paille ayant la citoyenneté ukrainienne, de faire un montage financier pour cacher les vrais bénéficiaires, et le tour est joué. Une telle manœuvre est encore plus simple pour de grands groupes de l’industrie agricole comme Bayer-Monsanto. Un vrai jeu d’enfant.

Le deuxième paragraphe pose un deuxième pseudo « garde-fou », en interdisant à des sociétés ayant un même bénéficiaire ultime, ou à une personne physique de cumuler la possession de plus de 35 % des terres agricoles d’une communauté territoriale, 8 % des terres agricoles d’une région ou république autonome, ou 0,5 % des terres agricoles de l’Ukraine.

Sauf que l’Ukraine comptant plus de 412 000 km² de terres agricoles (soit plus de 71 % de la superficie du pays), 0,5 % ça fait déjà 2 063 km² de terre agricole maximum par personne ou par bénéficiaire final. Et comme pour le contournement du point précédent, il suffira de mettre en place des montages financiers opaques et de multiplier les sociétés ukrainiennes bidons pour contourner cette mesure.

Les grands groupes comme Bayer-Monsanto ont aussi pour habitude de « sous-traiter » la possession des terres qu’ils exploitent pour faire pousser leurs OGM. Ce qui leur permet d’obtenir le contrôle des terres agricoles sans les posséder sur le papier. Il leur suffira de créer des sociétés de droit ukrainien pour acheter et exploiter les terres. Officiellement ces terres n’appartiendront pas à Bayer-Monsanto, mais dans la réalité ce sera le cas.

Enfin, le point n°14 du projet de loi indique que l’interdiction faite aux sociétés étrangères ou aux sociétés ukrainiennes dont le bénéficiaire ou propriétaire est étranger d’acquérir des terres agricoles n’est valable que jusqu’au 1er janvier 2024. En clair, une fois cette date passée ce sera autorisé.

Et encore une fois le diable se cache dans les détails, car il est inscrit aussi que cette clause ne s’applique pas si la société a été créée depuis plus de trois ans et a commencé à louer les terres avant que cette clause n’entre en vigueur.

La levée du moratoire sur la vente des terres agricoles en Ukraine est un serpent de mer qui revient régulièrement depuis des années. Il suffit à certains grands groupes d’avoir anticipé en créant déjà une branche locale qui loue les terres depuis un moment, et le tour sera joué.

Le pot de terre contre le pot de fer

Et il n’y a pas que les étrangers qui représentent une menace pour les petits producteurs, les oligarques et gros producteurs agricoles ukrainiens le seront aussi. Car si la loi prévoit un droit de préemption pour ceux qui occupent et exploitent déjà les terres depuis plusieurs années, si la vente se fait aux enchères il faut qu’ils payent le prix maximum offert par les acheteurs potentiels pour acquérir la terre qu’ils exploitent.

Or, face à de grands groupes industriels ou de gros exploitants agricoles, les petits producteurs ne feront pas le poids. Il suffira aux gros joueurs de mettre sur la table une somme juste un peu plus importante que les moyens de l’exploitant (qui sont souvent très faibles) et le tour sera joué. Droit de préemption ou pas celui qui exploite ces terres se fera exproprier s’il n’a pas les reins assez solides financièrement pour faire face aux mastodontes.

Et même si la vente ne se fait pas aux enchères, il n’y a pas de prix préférentiel pour celui qui exploite ces terres. S’il veut l’acheter il devra mettre le prix demandé par le vendeur. Il suffira que celui-ci ait reçu une offre d’un gros exploitant agricole local qui veut racheter les terres de son voisin, ou d’un grand groupe comme Bayer-Monsanto et le prix demandé sera inatteignable pour le petit exploitant agricole, comme dans le cas de la vente aux enchères.

Si les institutions financières internationales comme le FMI réclament à cors et à cris cette levée du moratoire sur la vente des terres agricoles depuis des années ce n’est pas pour rien. C’est qu’il y a de l’argent à faire, beaucoup d’argent, mais pas pour le peuple ukrainien.

Il faut se rappeler que partout où passe le FMI et ses « mesures » c’est l’austérité, la pauvreté et la descente aux enfers qui attendent le peuple.

Une fois qu’on a tout cela en tête on comprend pourquoi cette mesure est aussi impopulaire et pourquoi Zelensky se dépêche de la faire passer tant que son taux d’approbation dans la population ukrainienne n’a pas trop chuté (ce qui est déjà en cours, il n’est déjà plus qu’à 64 % de taux de confiance et ce taux chute de mois en mois).

Le remake de la catastrophe des années 90

Cette privatisation des terres qui ne dit pas son nom risque d’aboutir à une catastrophe sociale à grande échelle digne de celle vécue dans les années 90 lors de la grande vague de privatisations post-effondrement de l’URSS. Les petits exploitants agricoles qui ne sont pas propriétaires de leurs terres vont se faire déposséder de celles-ci par des grands groupes internationaux comme Bayer-Monsanto, des gros exploitants agricoles ou par des oligarques ukrainiens.

C’est d’ailleurs ce qu’a dénoncé Vladimir Tcheremis, militant des droits de l’homme, décrivant le scénario catastrophe qui attend les fermiers ukrainiens.

« L’ouverture du marché foncier productif n’est pas un moyen de réaliser le droit de propriété des citoyens ukrainiens, mais un moyen de leur confisquer leurs biens. C’est-à-dire, le transfert légitime de la propriété publique entre les mains d’un petit nombre de propriétaires. La privatisation par coupons était un moyen de concentrer les actifs industriels entre les mains des grandes entreprises, tant nationales que transnationales. La conséquence a été la désindustrialisation de l’Ukraine et sa transformation en un réservoir de matières premières avec une main-d’œuvre bon marché.

Les terres ukrainiennes seront achetées avec de gros capitaux à un prix qui sera fixé par les acheteurs. Les paysans seront forcés d’accepter le faible prix de la terre en raison de leur manque de financement. Ce fait, ainsi que les méthodes non économiques qui sont maintenant largement utilisées dans le secteur agricole – par exemple, les raids – indiquent que les terres seront achetées à un prix minimum. En outre, les petites fermes perdront face à la concurrence des grandes fermes d’investissement, feront faillite et se vendront d’elles-mêmes », décrit Vladimir Tcheremis.

Comme dans les années 90, quelques-uns vont s’enrichir en rachetant des actifs (entreprises et usines dans les années 90, terres très fertiles actuellement) pour un bon prix, et il ne restera aux Ukrainiens que leurs yeux pour pleurer sur leurs terres perdues.

Et à l’issue de ce processus, l’Ukraine ne deviendra pas la « superpuissance agraire » promise par les défenseurs de la levée du moratoire, mais un simple producteur de monocultures intensives d’OGM (sûrement céréalières) destinées à l’exportation, comme plusieurs pays du tiers-monde le sont devenus après des mesures similaires.

De tels modèles agricoles n’enrichissent pas les habitants locaux qui sont exploités pour une bouchée de pain par de grands groupes comme Bayer-Monsanto, et provoquent souvent des problèmes de famine à cause du fait que les cultures vivrières destinées au marché intérieur sont remplacées par des monocultures intensives destinées à l’exportation.

Alors que l’Ukraine fait déjà face à une hausse importante du prix de certaines céréales, comme le sarrasin qui a augmenté de plus de 31 % en un mois, on imagine sans peine à quelle catastrophe alimentaire elle devrait faire face si elle devait importer encore plus d’aliments qu’elle ne le fait déjà.

Sans parler du problème de pollution des sols et des nappes phréatiques lié à l’utilisation intensive de pesticides et d’engrais nécessaires pour obtenir un bon rendement de ces monocultures OGM.

Les seuls bénéficiaires de cette gabegie seront l’État ukrainien qui va engranger quelques fonds en vendant ses terres (fonds qui iront ensuite remplir les poches du FMI et des autres créanciers du pays), et surtout les grands groupes agro-alimentaires, les oligarques et les gros exploitants agricoles qui vont faire main basse sur des terres très fertiles pour un bon prix.

Ce qui se profile à l’horizon avec cette levée du moratoire sur la vente des terres agricoles est une nouvelle catastrophe digne de celle des années 90. Les Ukrainiens en ressortiront encore plus pauvres que maintenant, leur agriculture vivrière risque d’être détruite, et leur pays se transformera définitivement en simple réservoir à matières premières.

Christelle Néant

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