Feronia : quelles leçons tirer de l'investissement belge ?

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Photo : Human Rights Watch
CNCD | 13 mars 2023

(Voir la source originale pour les notes de bas de page)

Feronia : quelles leçons tirer de l'investissement belge ?

par Amaury Ghijselings

En mai 2022, la Société belge d’investissement pour les Pays en Développement (BIO) se retirait définitivement des Plantations et Huileries du Congo (PHC) en République démocratique du Congo, plus connu sous le nom de Feronia, gestionnaire de l’époque. 2022 acte donc la fin d’une saga qui a vu, depuis 2015, plusieurs rapports internationaux dénoncer des violations de droits humains, une pluie d’interpellations par les communautés affectées, la société civile et des parlementaires, pour aboutir en fin de parcours à une faillite. Cette analyse vise à retracer les grandes étapes de cette saga.

Créée en 2001, BIO est l’agence belge de développement chargée de contribuer aux objectifs de développement à travers des investissements dans le secteur privé dans les pays du Sud. Ces dernières années, BIO a été régulièrement sous le feu des critiques de la société civile belge pour ses investissements assimilés à des accaparements de terres. En 2012, déjà, un dossier publié dans le journal Le Soir et un premier rapport de la coupole flamande 11.11.11 avaient fait grand bruit, dénonçant entre autres des investissements dans des fonds et des entreprises ayant recours aux paradis fiscaux et la participation à des projets incohérents avec le développement durable, comme le secteur minier, la pétrochimie ou encore des salles de fitness.

Feronia-PHC, un projet modèle pour BIO

En 2015, BIO investit 11 millions de dollars (9,7 millions d’euros) dans les Plantations et Huileries du Congo (PHC) en RDC, afin d’y développer la production d’huile de palme. L’agence belge se lance alors dans ce projet avec ses équivalentes néerlandaise (FMO) et allemande (DEG). Ensemble, cette année-là, elles injectent 49 millions de dollars à la multinationale Feronia-PHC. Elles rejoignent l’agence anglaise (CDC) qui est actionnaire depuis 2013. Au total, 150 millions de dollars auront été apporté par des institutions financières de développement (IFD) dans l’entreprises PHC depuis janvier 2013.

BIO présente alors cet investissement dans la production d’huile de palme pour la consommation locale comme un projet modèle qui permettra de créer des milliers d’emplois. Sur le site de BIO, l’investissement est présenté comme valorisant des terres laissées à l’abandon alors que la région ne compte que très peu d’opportunités d’emplois. Cette opération doit permettre de sécuriser 3 632 emplois permanents et 2 000 travailleurs saisonniers, correspondant à 1 000 équivalents temps plein. Selon les chiffres avancés à l’époque, ce sont 45 000 personnes qui bénéficieraient socialement et économiquement des activités de Feronia-PHC. Autre argument, les plantations visent à produire de l’huile de palme pour la consommation intérieure d’un pays qui est importateur net de denrées alimentaires. Enfin, en contrepartie des investissements, Feronia s’engage à développer des actions sociales et environnementales en faveur des communautés locales. Sur son site, l’entreprise informe qu’elle contribue à promouvoir l’amélioration de l’accès à des soins de santé de qualité, un meilleur accès à l’eau potable et l’amélioration des conditions d’éducation.

Investir en fermant les yeux sur les conflits fonciers

Aux origines, en 1911, les autorités coloniales belges accordent à l’industriel britannique Lord Leverhulme 107 000 hectares de terres et l’autorisation de créer de vastes plantations de palmiers à huile pour son entreprise Plantations et Huileries du Congo (PHC). 25 000 hectares sont réservés aux plantations le long du fleuve Congo alors que le reste demeure à l’état de forêt. Dans le contexte colonial, cela se fait sans consulter les communautés locales qui voient leurs palmeraies transformées en plantations à large échelle. Elles subiront des violences physiques et du travail forcé sur leurs terres accaparées. En 1930, la société de Lord Leverhulme devient Unilever à la suite d’une fusion avec une société hollandaise. En 2002, Unilever quitte le territoire à cause des conflits dans la région. Certaines communautés locales ont donc recommencé à développer leur propre production. C’est en 2009 que Feronia INC, société enregistrée au Canada et cotée en bourse à Toronto, rachète la concession à Unilever.

Feronia déclare avoir reçu en 2009 des baux renouvelables de 25 ans et les bailleurs de fonds dont BIO soutiennent que PHC détient les titres fonciers légaux. Cependant, l’ONG GRAIN a approfondi la question foncière et a révélé en 2016 que malgré de multiples demandes, les communautés locales n’ont jamais pu disposer de ces contrats, pas plus que le CNCD-11.11.11 lors de sa mission de terrain en 2018. De plus, lors de l’arrivée des IFD européennes en 2015, des irrégularités flagrantes persistaient sur les titres de propriété. Cette même année, une fois encore sans consultation des populations locales, les plantations sont morcelées en plus de 100 concessions par Feronia, ce qui rend encore plus opaque la gestion de ces terres. En 2018, cette situation conduit les communautés affectées à porter plainte avec le soutien d’une ONG locale, RIAO-RDC, auprès du mécanisme indépendant de gestion des plaintes (ICM), géré par les IFD allemande, hollandaise et française.

Au-delà du fait que ces titres n’ont jamais pu être consultés dans leur totalité et que le fractionnement pose des questions légales, la « légalité » administrative de ces titres se heurte aux droits fonciers coutumiers des communautés locales qui se retrouvent privées de l’usage de leurs terres ancestrales, de leurs forêts, de leurs sources d’eau et de leurs ressources naturelles coutumières.

Violations de droits humains

En parallèle à cette plainte, divers rapports d’ONG locales et internationales ainsi que des investigations médiatiques vont rapidement démontrer que ce projet n’a rien d’exemplaire, que du contraire. En 2019, un rapport de Human Rights Watch est publié après une enquête de plusieurs mois sur le terrain et des centaines d’interviews, tant des travailleurs que des responsables de Feronia. Il révèle le non-respect des engagements pris en matière sociale et environnementale, ainsi que les violations des droits humains. Les preuves et témoignages de terrain sont effarants. Les droits du travail n’y sont pas respectés en termes de salaires, d’heures de travail ou encore de contrats. Les ouvriers vivent tout simplement sous le seuil de pauvreté.

Les plantations sont aussi le théâtre de crimes environnementaux. Selon l’enquête de HRW, des centaines de travailleuses et travailleurs œuvrent sans protection adéquate contre des pesticides toxiques et des déchets non traités sont déversés dans des rivières. L’ONG dénonce la responsabilité des banques de développement : “Human Rights Watch a constaté que l’absence de supervision appropriée de la part des banques a permis à Feronia et à sa filiale PHC de commettre des abus et de provoquer des dommages environnementaux portant atteinte au droit à la santé et au droit du travail”.

Entre 2019 et aujourd’hui, d’autres rapports indiquent que la situation ne change que très peu et rapportent de nombreux épisodes de violences (voir le récapitulatif des dates-clef ci-dessous). Mediapart se rend sur place en 2020 et indique que les emplois permanents sont plus fréquents et que les salaires ont été augmentés pour dépasser le minimum légal du pays (encore bien loin pourtant d’un salaire digne). Cependant, les travailleurs qui osent parler racontent que les conditions de travail restent rudes et les problèmes de santé nombreux. La crainte de représailles est forte car ceux qui ont parlé aux ONG dans le passé affirment aux journalistes en avoir subi des conséquences.

Des personnes tuées par des gardes industriels

Tout au long des années où PHC est financée par les IFD dont BIO, les communautés subissent plusieurs épisodes de violence perpétrés par la sécurité de PHC et la police locale. Les membres des communautés soulignent notamment que, depuis le dépôt de la plainte en novembre 2018, les violences ont fait trois morts parmi les villageois et plus de 25 personnes arrêtées de façon arbitraire ou sous prétexte de vol commis dans les plantations, ceci sans aucune preuve ni forme de jugement. Certains villageois arrêtés sont parfois détenus en prison pendant plusieurs mois sans aucune inculpation. C’est lors de ces épisodes de violences que plusieurs d’entre eux ont perdu la vie (voir le récapitulatif « Chronologie Feronia-PHC et investissements IFD »). Les rapports de l’ONG locale RIAO-RDC se suivent, leurs partenaires, dont le CNCD-11.11.11, interpellent BIO et le ministère de la Coopération au développement. A chaque épisode de violence, c’est au mieux le silence de la part des IFD, au pire un écho des allégations de l’entreprise.

… tout ça pour faire faillite !

Les IFD ne peuvent malheureusement pas prétendre que le jeu en valait la chandelle. Le projet n’était pas exemplaire d’un point de vue gestion et rentabilité. Injecter des ressources financières de la coopération par millions dans ces plantations alors que l’actionnaire principal, Feronia, n’avait aucune expérience préalable en la matière posait déjà question. Pire : les financements se sont succédé alors que PHC-Feronia engrangeait des pertes colossales chaque année entre 2009 et 2019. Malgré les injections de liquidités des IFD en 2015, et en dépit de leur assistance technique, les pertes de Feronia-PHC ont triplé entre 2015 et 2019. En juin 2020, Feronia Inc. restructure sa société et organise techniquement la faillite de PHC-Feronia. Ses parts sont rachetées par un fonds privé d’investissement – Straight KKM – basé à l’île Maurice.

Au-delà de la faillite financière, force est de constater que les programmes sociaux et environnementaux promis n’ont pas été réalisés. Les prêts des IFD n’avaient pas vocation à financer ces programmes, mais le développement d’un plan d’action environnemental et social (PAES) était une condition à remplir pour que les agences de développement accordent leurs prêts en 2015. Or au retour de sa mission de 2018, le CNCD-11.11.11 rapporte qu’une seule école a été construite. Feronia était censé en construire une dizaine, ainsi que des infrastructures de santé, des routes ou encore des puits.

A en croire le site Internet de Feronia et les IFD, de nombreuses avancées sociales sont actées sur le terrain. Cependant, l’enquête de Mediapart a révélé que les travaux sont souvent inachevés. Selon BIO, 7 millions de dollars ont été dépensés pour les infrastructures sociales et environnementales, ce qui peut paraître beaucoup mais est à relativiser avec le prêt de BIO qui est de 11 millions. Les retombées en termes d’infrastructures - parfois réalisées à moitié - se sont faites attendre durant des années et ne peuvent décemment pas être mises en avant pour justifier la pertinence d’un tel investissement de la coopération au développement.

Connaître l’histoire pour ne pas la répéter

En mars 2021, soit quelques mois après sa prise de fonction comme ministre de la Coopération au développement, Meryame Kitir affirme au parlement : « Je peux vous dire clairement que ce dossier Feronia, qui est problématique depuis plusieurs années, ne correspond pas à ma vision de la coopération au développement. J’ai demandé à mon cabinet de prendre immédiatement contact avec la direction de BIO afin de résoudre cette question et de m’assurer qu’une telle situation ne se reproduira plus ».

La coopération belge a donc fini par annoncer en 2021 son retrait du projet. Cependant, deux questions restent en suspens. D’une part, la question de la sortie : comment s’est réalisée la sortie de BIO de Feronia-PHC ? Peut-on considérer que la Belgique s’est retirée de façon responsable ? Et, d’autre part, la question de l’avenir : pouvons-nous être certain qu’une telle situation ne se reproduira plus, comme l’affirmait Meryame Kitir ? BIO va-t-elle être réformée en profondeur pour remédier à ces manquements ? La réponse à ces questions se joue partiellement en 2023. En effet, il est permis d’espérer que BIO fera une évaluation de cet investissement qui, comme le confessait encore une fois Meryame Kitir, « n’aurait jamais dû se faire ».

Par ailleurs, comme un épilogue à cette saga, le contrat de gestion de BIO est en cours de révision, l’occasion de poser des garde-fous pour éviter de répéter l’histoire.

(Voir la source originale pour les notes de bas de page)
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