Entretien. De grands groupes industriels rachètent les terres agricoles : « Un phénomène invisible »

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Le rachat des terres agricoles par de grandes firmes internationales transforme l’agriculture dont un exemple de paysage a été photographié ici, dans le Calvados, au-dessus de la commune de Placy. | STEPHANE GEUFROI, OUEST FRANCE
Ouest-France | le 26/02/2023

ENTRETIEN. De grands groupes industriels rachètent les terres agricoles : « Un phénomène invisible »

Dans son livre « Hold-up sur la terre » (éditions Seuil), la journaliste Lucile Leclair a enquêté sur le rachat des terres par de grandes firmes, principalement du secteur agroalimentaire et de la dermo-cosmétique. « Derrière une campagne en apparence paisible se livre une bataille sans précédent », écrit-elle. Elle en décortique le système, les failles qui permettent d’en arriver là et les conséquences de l’accaparement croissant mené par ces grands groupes.

Propos recueillis par Antonin LE BRIS.

Des centaines d’hectares de terres agricoles rachetées par des grands groupes à des prix inaccessibles pour les paysans : ce phénomène est en train de transformer radicalement l’agriculture française. La journaliste Lucile Leclair, autrice de plusieurs ouvrages sur le monde agricole, dénonce cette situation dans son dernier livre, Hold-up sur la terre (éditions Seuil).

Votre livre enquête, Hold-up sur la terre, dénonce l’accaparement des terres agricoles par de grandes firmes. Qui sont-elles ?

De grandes entreprises d’envergure internationale, dans deux secteurs : l’agroalimentaire et la dermo-cosmétique. Leur objectif est double. D’abord, faire face à la compétition féroce qui se joue sur le marché des produits alimentaires pour sécuriser leur approvisionnement : acquérir une exploitation agricole, c’est s’assurer de la quantité produite. Et au niveau de la qualité, pouvoir faire varier la production de manière plus fine et s’adapter plus facilement à l’évolution de la demande des consommateurs.

Vous parlez d’un phénomène secret, qui se joue à l’abri des regards ?

Sur les 26 millions d’hectares de terres agricoles en France, on ne sait pas quel est le pourcentage détenu par des groupes. Car ces achats échappent à l’appareil statistique. Il est aussi invisible parce qu’au-dessus des champs, il n’y a pas d’enseigne. De plus, ces grands groupes ont une architecture complexe, composée d’une société mère et de ses filiales. Quand la filiale est nommée, on ne remonte pas forcément jusqu’au groupe immédiatement. Un peu à l’image du système bancaire.

« Pourquoi ce comité n’est pas ouvert au public ? »

La terre, censée nourrir les hommes, ne serait donc soumise à aucun contrôle ?

Il existe un acteur incontournable, les Safer (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), présentes dans chaque département français. C’est l’organe de régulation du marché foncier agricole. Mais aujourd’hui, cet organe est plus vulnérable que lors de sa création en 1960. Au départ, elles étaient financées à 80 % par des fonds publics. À partir des années 1980, ces aides publiques ont commencé à diminuer, jusqu’au coup de grâce en 2017. Depuis, les Safer se financent à hauteur de 2 % par de l’argent public, qui provient des Régions ; à 8 % grâce à des expertises qu’elles mènent pour les collectivités territoriales. Et le reste, ce sont les commissions qu’elles touchent sur les ventes… Elles sont juges et parties, ce qui fait leur fragilité !

D’autant plus que – vous l’expliquez dans votre livre – les firmes utilisent des moyens détournés pour passer sous le radar des Safer…

Oui, aujourd’hui, les Safer ne sont pas armées pour fermer la porte aux grands groupes. La dernière loi Sempastous leur permet d’intervenir sur les transactions en parts de société (lorsqu’une firme s’associe à un agriculteur, puis rachète peu à peu les parts pour devenir propriétaire). Mais le texte n’est pas suffisamment précis pour contrer l’arrivée de ces groupes à la campagne. Et les moyens accordés pour assumer cette nouvelle mission se révèlent insuffisants.

L’opacité des prises de décisions au sein des Safer n’arrange rien, selon vous ?

Les ventes se jouent à huis clos, dans ce parlement où sont représentés les syndicats du monde agricole, les élus des collectivités territoriales et des associations du milieu rural. Rassemblés en collège, ils votent, en général une fois par mois, dans ce qu’on appelle un comité technique. Cela représente, selon la dynamique du marché local, de dix à quatre-vingts ventes à chaque fois, qui sont validées ou non. On peut se poser la question : pourquoi ce comité n’est pas ouvert au public, comme un conseil municipal, par exemple ?

« Un sentiment très partagé »

Comment le monde agricole vit-il l’arrivée de ces grands groupes ?

Il y a un sentiment très partagé. Des agriculteurs proches de la retraite peuvent vendre leurs terres à de grands groupes industriels et garder le silence face à ces transactions. Il y a une vraie omerta, un malaise des agriculteurs sur ce sujet, qui sont parfois perçus comme des traîtres. Et en même temps, on comprend la difficulté d’un agriculteur, qui, à la retraite, touche environ 700 € en moyenne (pour un indépendant) et qui souhaite avoir un petit bagage supplémentaire pour arrondir la fin de ses jours.

Pour ceux qui travaillent pour ces groupes, cela présente des avantages ?

J’ai rencontré des agriculteurs, ouvriers salariés. Ce sont eux qui travaillent dans ces groupes, pas des indépendants. Ils sont conscients que d’avoir un salaire tous les mois, des vacances, c’est quelque chose d’intéressant. En tant que salarié, vous bénéficiez d’un outil de travail, d’une ferme, sans vous imposer des prêts sur vingt ou trente ans. Car le taux d’endettement des agriculteurs a été multiplié par quatre depuis les années 1980.

« Pointer la configuration dans son ensemble »

L’impact de l’avancée de cette agriculture de firme est aussi environnemental ?

L’un des premiers impacts négatifs, c’est la standardisation accentuée qui en résulte. Aujourd’hui, un groupe peut avoir dix fermes qui répondent toutes au même besoin de l’entreprise de produire un produit unique. Il est très important, aussi, de percevoir l’activité de ces entreprises au niveau global. Oui, certaines pratiquent le bio. Mais en regardant de plus près, on s’aperçoit que l’exportation, qui fait partie du fonctionnement de ces groupes, est indissociable du transport international, très coûteux en termes d’énergie.

Une fois ce constat fait, pourquoi personne n’agit ?

Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant de pointer du doigt des groupes individuellement et de faire du name and shame pour dénoncer telle ou telle entreprise, mais de pointer la configuration dans son ensemble. Il y a plusieurs niveaux d’action : les Safer, par exemple, mériteraient d’être modernisées et mieux financées pour assurer leur mission. Et s​ans tomber dans une idéalisation de l’action locale qui ferait changer le système – alors que des arbitrages au niveau national sont nécessaires – il ne faut pas minimiser la capacité de mobilisation du monde agricole et des citoyens.

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