Au-delà de la ruée vers les terres africaines, l’enjeu de la main-d’œuvre

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Des paysans et des paysannes en Sierra Leone, en 2017. Photo : Annie Spratt / Unsplash

Afrique XXI | 2 janvier 2023

Au-delà de la ruée vers les terres africaines, l’enjeu de la main-d’œuvre

Parti pris · La ruée vers le foncier africain a suscité une attention particulière ces dernières années. Mais ce phénomène est rarement abordé sous l’angle du marché du travail et de la main-d’œuvre. Pour Rama Salla Dieng, il est temps d’historiciser l’accaparement des terres afin de mieux y résister.

Cet article a été publié sur le site Africa is a Country, avec lequel Afrique XXI a conclu un partenariat.

Traduit de l’anglais par Rémi Carayol.

Les accaparements de terres et les investissements agricoles contemporains ont suscité une attention considérable ces dernières années. Les transformations du régime foncier, de la production agricole et de la reproduction sociale constatées à la suite des ruées sur les terres ont donné lieu à une riche littérature. Une question centrale concerne le travail de la terre et ses implications pour la transformation structurelle et l’avenir agraire.

En Sénégambie, les pressions cumulées de l’alimentation, de la terre et du capital ont été historiquement liées à la quête de nouvelle main-d’œuvre et de cultures de rente (coton, puis arachide, puis fruits et légumes frais) sur les marchés frontaliers de l’Europe. Certaines de ces transformations ont été largement documentées par l’économiste égyptien Samir Amin1, l’historien sénégalais Boubacar Barry2, et l’historien américain Sven Beckert3.

En 1819, le traité de Ndiaw entre la France et les dirigeants du royaume du Waalo (au nord du Sénégal) a été signé, permettant à la France d’établir trois bases agricoles au nord du Sénégal pour l’exportation. Ce projet de colonisation agricole a échoué principalement en raison de la résistance des habitants du royaume du Waalo (les Waalo-Waalo) et de l’incapacité des dirigeants coloniaux français à obtenir des concessions foncières dont ils escomptaient qu’elles leur seraient automatiquement et définitivement transférées par le traité. Les chefs waalo, qui géraient la terre au nom de leur communauté, pensaient le contraire. Cette interprétation divergente de la manière dont la terre est gouvernée est devenue une source récurrente de conflit.

Un autre problème pour le colon était la pénurie de main-d’œuvre : les Waalo-Waalo refusaient le travail forcé et préféraient se consacrer à leurs cultures de subsistance plutôt qu’à celles destinées à l’exportation. Ce refus a entraîné le retour du commerce clandestin d’esclaves et des abus qui y sont liés. Par ailleurs, le contexte d’insécurité créé par les voisins du Waalo ainsi que la résistance du capital marchand4 ont également contribué à cet échec. Ces éléments sont essentiels pour comprendre comment diverses dynamiques historiques se sont sédimentées pour faire de la région de la vallée du fleuve Sénégal (le Waalo historique) le lieu de la ruée vers les terres observée au début des années 2000, notamment pour la production de fruits et de légumes frais destinés à l’exportation.

La victoire du capital marchand

Revisiter cette riche histoire nous permet de mieux comprendre les relations d’exploitation et la résistance contemporaine à l’extractivisme d’un certain nombre de communautés de cette région. C’est un rappel de la violence de l’accumulation primitive - une violence qui se poursuit aujourd’hui. L’historien tanzanien Issa Shivji le dit bien :

La première rencontre de l’Afrique avec l’Europe n’a pas été d’ordre commercial, un ordre impliquant l’échange de marchandises, mais s’est faite avec le pillage unilatéral des ressources humaines. L’esclavage africain n’était ni un commerce, ni un mode de production. Il s’agissait simplement d’un vol d’un peuple à l’échelle continentale perpétré pendant quatre siècles par la force des armes5.

Malgré la tentative de développer de nouvelles cultures en 1826 à Saint-Louis, le capital marchand finit par l’emporter avec l’échec de l’agriculture. En conséquence, les dirigeants postcoloniaux «ont hérité d’un pays organisé par et pour le capital marchand» après 1960, comme l’explique Catherine Boone6. Dans la même veine, Koddenbrock, Kvangraven et Sylla détaillent comment le capital marchand a ensuite établi des structures d’extraction coloniales et postcoloniales7.

Au-delà des processus d’acquisition de terres, il est important de prêter attention à la manière dont les terres deviennent du capital et à la façon dont les travailleurs agricoles sont inclus, exclus, ou plutôt défavorablement incorporés dans ces réseaux agroalimentaires. Par exemple, dans son essai de 2011 sur l’accaparement des terres en Afrique australe, Ruth Hall fournit une typologie utile des transformations agricoles passant de la subsistance aux impératifs capitalistes. Outre les modèles qui reposent sur le déplacement des producteurs primaires et l’établissement de grands domaines agricoles orientés vers l’exportation, Hall met l’accent sur la «commercialisation in situ» et sur les schémas de production agricole contractuelle par lesquels les petits producteurs de produits de base et les autres utilisateurs des terres sont incorporés dans les chaînes de valeur commerciales8. C’est une invitation supplémentaire à dépasser l’eurocentrisme et le nationalisme méthodologique dans nos analyses de la généalogie du capitalisme et des processus d’exploitation.

Répondre aux besoins des métropoles européennes

En 1961, un an après la célébration de l’indépendance de dix-sept nations africaines, dont le Sénégal, l’essayiste et militant français Frantz Fanon a publié Les Damnés de la Terre. Il écrit :

Le système colonial, en effet, n’était intéressé que par certaines richesses, certaines ressources naturelles, pour être exact celles qui alimentaient ses industries [...]. De ce fait, la jeune nation indépendante est obligée de conserver les circuits économiques établis par le régime colonial. Elle peut, certes, exporter vers d’autres pays et d’autres zones monétaires, mais la base de ses exportations reste fondamentalement inchangée. [...] Peut-être faut-il tout recommencer : il faut changer le type d’exportations et pas seulement leur destination. [...] Mais pour cela, il faut autre chose que des investissements humains. [...] Si les conditions de travail ne sont pas modifiées, il faudra des siècles pour humaniser ce monde que les forces impérialistes ont réduit au rang d’animal9.

Les nations africaines ont produit certaines cultures uniquement pour répondre aux besoins des métropoles européennes. Au Sénégal, par exemple, la demande croissante d’oléagineux, dont l’offre était insuffisante sur les marchés européens, a été un facteur décisif dans le choix de produire de l’huile végétale avant l’indépendance. L’introduction de l’arachide par les Français pour répondre aux besoins de l’économie coloniale a influencé la spécialisation du Sénégal dans cette culture d’exportation spéculative, et a accru la différenciation sociale rurale avec la diffusion du commerce et des cultures de rente.

Fanon avait déjà compris la centralité du travail dans l’aliénation et l’assujettissement des économies africaines postcoloniales à une division internationale du travail et à une production alimentaire qui n’a jamais été destinée à leur propre promotion et à celle de leurs peuples. Il a appelé ces pays à repenser leurs priorités afin de définir les termes de l’indépendance et de la souveraineté pour eux-mêmes et par eux-mêmes : que doivent-ils produire, et au profit de qui? Il avait compris que les arguments fondés sur un «avantage comparatif» hérité et souvent inventé étaient indéfendables et que les pays du Sud étaient condamnés à donner la priorité à la production de nourriture pour les autres, notamment les habitants du Nord, au détriment de leurs propres peuples.

Une question de souveraineté

L’horticulture d’exportation a ainsi été présentée comme une voie prometteuse pour l’industrialisation de l’Afrique dans un contexte de croissance sans emploi. Elle est devenue l’un des trois secteurs d’exportation les plus prometteurs du Sénégal. Aux côtés d’autres services commercialisables tels que le tourisme, le transport et les technologies de l’information, l’horticulture d’exportation, en particulier dans le secteur des fruits et des légumes frais, est désormais présentée comme une alternative à l’industrie manufacturière en Afrique. Elle est louée pour son potentiel de transformation structurelle des économies africaines sans industrie manufacturière (l’industrie traditionnelle lourde et polluante par excellence). De fait, les exportations horticoles sénégalaises vers l’Europe ont connu une hausse spectaculaire au cours de la dernière décennie - de 7 767 tonnes en 2000, 29 910 tonnes en 2009, à 105 982 tonnes en 2019, selon les données de l’Agence d’investissement du gouvernement sénégalais.

Mais qu’est-ce que l’industrialisation si elle entrave la souveraineté? Samir Amin a bien saisi le problème en appelant à un «delinking» (une «déliaison»)10, non pas pour arriver à une forme d’autarcie, mais dans le but de refuser, pour un pays, de soumettre sa stratégie nationale de développement à l’impératif de la mondialisation et de l’accumulation à l’échelle mondiale. Only People Make Their Own History, un recueil des dix essais les plus influents d’Amin publié après sa mort en 2019 (chez Monthly Review Press), contient un rappel saisissant des contradictions agraires du capitalisme et de la violence mortelle des dynamiques continues d’accumulation primitive :

L’affirmation selon laquelle le capitalisme a effectivement résolu la question agraire dans ses centres développés a toujours été acceptée par de larges sections de la gauche [...]. Ce qui a toujours été négligé, c’est que le capitalisme, s’il a résolu la question dans ses centres, l’a fait en générant une gigantesque question agraire dans les périphéries, qu’il ne peut résoudre que par le génocide de la moitié de l’humanité.

Comme nous le rappelle la chercheuse et féministe nigériane Oyèrónké Oyěwùmí, la colonisation concernait autant la domination «des corps et des esprits» que celle des pays physiques11. Il est donc nécessaire de replacer les accaparements de terres et la production alimentaire dans une perspective historique afin de comprendre comment les processus d’accumulation d’hier et les réponses politiques à ceux-ci se sont sédimentés pour influencer, au moins partiellement, la manière dont les communautés réagissent aux transactions foncières aujourd’hui.

La main-d’œuvre, un enjeu central

En omettant d’historiciser les appropriations de terres, nous ne parvenons pas à désagréger les dynamiques d’accumulation, à établir la généalogie du capitalisme racial et à documenter la résistance au-delà de la dépossession. Nous perpétuons également le mythe selon lequel le seul but de cette accumulation est la terre et non le travail, et nous ne parvenons pas non plus à définir ce qu’il faut produire et pour qui.

L’étude de ce qui s’est tramé il y a plus de 200 ans dans le Waalo montre en quoi la question de la main-d’œuvre a été un enjeu central pendant les ruées vers les terres, et comment elle a exacerbé la différenciation et la mobilité sociales. Comment, aussi, elle a transformé les géographies de la production alimentaire, avec une dépendance croissante des réseaux de travailleurs sociaux dans le Sud pour la reproduction sociale capitaliste.

L’examen des dynamiques contemporaines de capitalisation de la terre et de la main-d’œuvre dans les réseaux agroalimentaires africains et mondiaux à la lumière de cette riche histoire nous permet de comprendre les connexions et les déconnexions de l’accumulation à l’échelle mondiale, ses ramifications locales, ainsi que certaines des promesses et des mécontentements du - et envers le - développement postcolonial.

Rama Salla Dieng

Rama Salla Dieng, de nationalité sénégalaise et française, est maître de conférences en développement international et en études africaines à l’université d’Édimbourg, au Royaume-Uni.

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