Quand la "ruée sur les terres" en Afrique nuit aux populations locales et à l’environnement

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Selon France24, « la Mauritanie et le Soudan sont les pires élèves de la "ruée vers les terres". » Y a-t-il de bons élèves ? (Photo : Jérémy Bourgoin, Cirad)

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Quand la "ruée sur les terres" en Afrique nuit aux populations locales et à l’environnement

L'écrasante majorité des investissements fonciers en Afrique ne prend pas suffisamment en compte les populations locales, d'après un rapport du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement paru lundi. Une situation qui a aussi des conséquences négatives pour le reste du monde.

La "ruée vers les terres" en Afrique se fait encore trop souvent au détriment des populations locales et de l’environnement. Une écrasante majorité des investissements fonciers effectués sur le continent ne respecte peu ou pas du tout une série de règles – appelées "directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers" – censées protéger les populations contre la rapacité des investisseurs internationaux, selon un rapport du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) publié lundi 16 mai.

Sur 740 larges acquisitions foncières (plus de 200 hectares) analysées depuis le début des années 2000, les auteurs du rapport ont trouvé que 78 % des investissements ne faisaient que peu de cas des intérêts des populations locales, tandis que 20 % de ces contrats ne respectaient aucune des règles.

Une "ruée vers la terre" qui remonte à 2007

Ce n’est probablement qu’un tableau incomplet de la situation sur le continent puisqu’il n’y a que 23 pays africains concernés par ce rapport. Des États comme l’Égypte, les pays de Maghreb, l’Angola ou encore le Niger sont, en effet, exclus des conclusions du Cirad, faute de données satisfaisantes. "Il y a globalement une opacité à tous les niveaux. Que ce soit un manque de transparence des gouvernements, des entreprises qui achètent ces terres ou encore du cadastre", résume Ward Anseeuw, économiste du développement au Cirad et coauteur du rapport. 

Parmi les pays pour lesquels les données sont suffisantes, la Mauritanie et le Soudan sont les pires élèves de la "ruée vers les terres". Ils n’ont appliqué que moins de 15 % des règles censées empêcher la spoliation ou l’accaparement des terres. À l’autre extrémité du spectre, il n’y a que trois pays – le Gabon, l'Afrique du Sud et la Zambie – dans lesquels les investissements respectent plus de 50 % des critères retenus par le rapport pour juger de la conformité aux fameuses “directives volontaires”.

Pour comprendre les enjeux, il faut remonter aux années 2007-2008 lors de la dernière grande flambée des prix alimentaires. La hausse des prix avait aiguisé l’appétit des investisseurs internationaux pour l’acquisition de terres un peu partout dans le monde afin d’y faire pousser les cultures les plus demandées.

À l’époque, cette "ruée vers les terres" s’était faite sans égard ou presque pour les populations locales, avec une multiplication des expropriations.

Les "directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers", adoptées en 2012 par le Comité de sécurité alimentaire dans le cadre de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), étaient censées être la réponse de la communauté internationale à cette opération main basse sur les terres, essentiellement dans les pays en voie de développement.

C’était "il y a dix ans, ce mois-ci exactement", précise Ward Anseeuw. Et le rapport du Cirad – qui s'appuie sur des données compilées par l’initiative internationale Land Matrix sur l’ensemble des larges acquisitions foncières dans le monde – fait un peu office de bilan pour l’Afrique de cette tentative de calmer les ardeurs des investisseurs.

Et ce n’est pas glorieux. "Il y a une amélioration au niveau du cadre juridique, mais il y a encore des efforts à faire au niveau de l’application des règles", résume Ward Anseeuw. 

Des promesses sans lendemain ?

Les populations locales trinquent encore et toujours. D’abord parce qu’elles sont encore trop souvent exclues des négociations autour du devenir des terres sur lesquelles elles habitent et qui, souvent, les nourrissent. Des individus qui se retrouvent face à des investisseurs ignorant encore trop fréquemment la protection octroyée par la coutume ou la loi.

Un domaine dans lequel des pays comme la Mauritanie, le Soudan ou la République démocratique du Congo ont reçu un zéro pointé par les données de la Land Matrix. Les populations locales peuvent y être expropriées sans avoir leur mot à dire.

"On se retrouve souvent dans des contextes d’enclaves de propriétés privées qui privent non seulement les populations d’accès aux ressources, mais sont aussi une forme de violence pour des individus qui ont toujours considéré la terre comme un bien commun", souligne Jérémy Bourgoin, géographe au Cirad et coauteur du rapport.

Ces terres rachetées sont aussi souvent affectées à des monocultures – céréales, blé ou huile de palme par exemple – alors qu’auparavant il y avait davantage de diversité. Autrement dit, une petite exploitation pouvait subvenir indirectement aux besoins de plusieurs familles, alors que ce n’est plus le cas avec les énormes propriétés.

Et pourtant, les investisseurs ou les gouvernements promettaient souvent monts, merveilles, écoles, infrastructures et emplois. Mais les lendemains ont rarement été aussi enchanteurs. "Il y a souvent un chantage à l’emploi, mais en fait on se rend compte que les nouveaux emplois d’ouvriers agricoles créés sont précaires, ce qui ne compense pas la perte de la terre", résume Jérémy Bourgoin. "À l’exception de quelques accords au Gabon [dans le domaine forestier, NDLR], ces larges acquisitions ont échoué à améliorer le développement local. En fait, aucun des projets analysés ne comportait pas au moins un impact négatif", écrivent les auteurs du rapport.

Danger aussi pour le climat

Dans le contexte de la montée en puissance économique de la Chine en Afrique, Pékin est souvent présenté comme le suspect principal dans cette multiplication des investissements fonciers. Pourtant, "on ne peut pas dire que ce sont les Chinois qui achètent tout. Il y a plus d’entreprises américaines et européennes que chinoises qui sont à l’œuvre", souligne Ward Anseeuw. Reste que la nationalité d’un certain nombre d’investisseurs demeure inconnue puisque plusieurs paradis fiscaux – Chypre, Singapour, les Îles Vierges britanniques – apparaissent dans le top 10 des lieux où sont enregistrés les acquéreurs.

Cette "ruée sur les terres" africaines sans garde-fous suffisants n’est pas seulement une mauvaise nouvelle pour les populations locales. La transformation des terres acquises est aussi un formidable accélérateur "de la déforestation et met sous pression les ressources naturelles", souligne Jérémy Bourgoin.  

Les mêmes auteurs, dans un rapport précédent de 2021 consacré au "bilan de la ruée mondiale sur les terres", soulignaient déjà les "risques associés aux acquisitions de terres à grande échelle, notamment l’émergence de zoonoses [en empiétant sur l’habitat naturel d’animaux, le risque de transmission d’une maladie animale à l’homme augmente, NDLR] et la diminution des ressources en eau".

Le continent africain est, à cet égard, un exemple d’une certaine hypocrisie des pays développés. Ils se disent déterminés à lutter contre le réchauffement climatique, mais laissent leurs entreprises détruire des écosystèmes importants pour l’environnement – comme les forêts – par appât du gain.

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CIRAD | 16 mai 2022

78 % des transactions foncières en Afrique en inadéquation avec les principes internationaux

En dépit des avancées politiques aux niveaux international et national, les pratiques sur le terrain d’investissement et de gouvernance foncière changent peu. L’initiative Land Matrix publie le 16 mai une nouvelle étude sur les investissements fonciers en Afrique, indiquant leur très faible conformité avec les principes dictés par les Directives volontaires sur les régimes fonciers, pourtant adoptées par la communauté internationale en 2012.

Lire le rapport complet
Little progress in practice: assessing transparency, inclusiveness, and sustainability in large-scale land acquisitions in Africa

« Ces engagements internationaux et ces changements de politique n’ont aucun sens s’ils ne conduisent pas à un changement effectif, durable et juste, des pratiques d’investissements sur le terrain », argumente Ward Anseeuw, chercheur au Cirad accueilli à l’International Land Coalition et co-auteur de l’étude.

20 % des transactions évaluées ne respectent aucun des principes des Directives volontaires

Sur un total de 540 acquisitions foncières évaluées sur le sol africain, 78 % présentent des niveaux insatisfaisants d’adoption et de mise en œuvre des Directives volontaires sur les régimes fonciers. 20 % n’en respectent aucune. 87 % des pays présentent des résultats insatisfaisants concernant la mise en œuvre des Directives volontaires.

Dans ce contexte de non-respect des législations nationales relatives au foncier, les auteurs s’inquiètent : « les processus consultatifs lors de ces investissements sont faibles ou inexistants, souligne Ward Anseeuw. Cela conduit non seulement à l'absence de mise en œuvre des garanties environnementales, mais aussi à des expropriations illégales et à une application minimale des mesures de compensation convenues par la loi ». Le rapport met également en lumière le manque de considération pour les droits d'occupation légitimes, notamment ceux des communautés locales et des peuples autochtones, et à un manque de respect des droits humains. 

Un manque de transparence que ne pallient pas dix ans de collecte de données

Le rapport s’appuie sur dix années de collecte et analyse de données dans le monde entier. Malgré cet effort, seuls 23 pays ont pu être évalués. 190 des 730 transactions foncières ensuite rassemblées ne présentaient pas de données suffisantes et ont dû être écartées. 

Jérémy Bourgoin, chercheur au Cirad et co-auteur de l’étude, précise : « Pour l’Afrique, la plupart des pays et des transactions foncières ne couvrent qu'entre 5 et 20 % des données nécessaires à l'évaluation, qui correspond aux cadres officiels des Directives volontaires : les questions foncières, les droits humains et les questions environnementales. Nous faisons sans cesse face à un manque de transparence autour des investissements et des investisseurs ».

Accélérer la réforme foncière et améliorer le suivi des investissements

En février 2022, la Commission européenne a adopté une proposition longtemps attendue pour une directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, visant à prévenir et à remédier aux violations des droits humains et de l'environnement. Le texte représente une opportunité historique de renforcer la protection des travailleurs, des communautés affectées et de l’environnement. 

« En l'état actuel, le projet ne répond pas complètement aux attentes, prévient Ward Anseeuw. Il s'appuie sur les codes de conduite des entreprises et les clauses contractuelles entre les entreprises et les fournisseurs, et donc risque d’être appliqué dans l’obscurité totale. »

A la lumière des résultats de son étude, l’initiative Land Matrix recommande plutôt d'accélérer la réforme foncière au niveau des pays, et d'imposer une responsabilité plus stricte et plus contraignante aux entreprises et aux pays investisseurs. « Avec une transparence et un suivi accrus », plaident les scientifiques. 
 

Que sont les Directives volontaires sur les régimes fonciers ?

Elaborées par la FAO et approuvées par le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) en 2012, ces directives ont pour but de fournir des orientations pour « améliorer la gouvernance de la tenure des terres, des pêches et des forêts ». Leur objectif à terme est de participer à la sécurité alimentaire de toutes les populations et de soutenir le droit à une alimentation adéquate.

Pour en savoir plus sur les Directives volontaires, consultez le site de la FAO.

 

 

 

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