Sénégal : Corruption foncière et pillage des terres de Mbane

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Visite présidentielle en 2019 à Senegindia (Source : Senegindia)
Seneplus |  27/08/2020

CORRUPTION FONCIÈRE ET PILLAGE DES TERRES DE MBANE

Les partis politiques, surtout ceux qu’on peine à voir sur le terrain concret des luttes populaires, devraient tendre la main aux organisations de la société civile qui se battent auprès des populations rurales marginalisées

par Yassine Fall

Le débat national sur les conflits fonciers nécessite que l’on réexamine les dossiers fonciers en attente d’un traitement urgent et de prises de décisions étatiques publiques tout aussi urgentes concernant les terres du département de Dagana dans le Waalo. Nous commençons cette analyse avec la commune de Mbane.

Pour une famille libanaise : 1 700 hectares !

Ce scandale foncier concerne 1 700 hectares de terres que l’opérateur économique Rabih Fakih essaie de convertir frauduleusement en bail emphytéotique.

Cet épisode a commencé avec l’octroi de 1 200 hectares du village de Pomo et de ses alentours à son père Abdou Fakih et de 1 700 hectares de terres du village de Louguéré Bayré et de ses alentours à Rabih Fakih lui-même. Leur ambition déclarée était de construire un centre touristique au bord du lac de Guiers, l’un des principaux gisements aquacoles et hydriques du Sénégal.

Ce projet n’a jamais été réalisé. L’octroi de ces 2 900 hectares n’a pas davantage fait l’objet d’un acte d’officialisation auprès du Centre d’expansion rurale d’alors. Ces terres étant englouties dans le périmètre foncier actuellement occupé par Senegindia, Rabih Fakih a joui de subterfuges douteux pour se faire octroyer 1 700 hectares supplémentaires sous la législature de l’actuel maire de Mbane. Ces 1 700 hectares couvrent des terres que cultivaient les populations du village de Saneinte en période hivernale et des parcelles qui auraient été antécédemment allouées au projet Novasen et à Serigne Mansour Sy Djamil. Ces 1 700 hectares couvrent des domaines exceptionnellement fertiles appartenant aux villages de Mbane, Saneinte, Pomo, Kouwel, Marr, et au village de l’érudit islamique Thierno Aliou Aissata. Cet octroi n’a jamais été officialisé devant les chefs des villages impactés, en présence du Centre d’expansion rurale polyvalent, comme l’exige la loi.

Aujourd’hui M. Fakih tente de détourner son objectif de centre touristique initialement annoncé dans la délibération pour proposer d’entreprendre des activités agricoles. Comment peut-on accepter de voir M. Fakih accaparer une telle superficie et aliéner des zones de terroirs alors que les villageois, en l’occurrence les jeunes, sont obligés de louer la terre pour cultiver ? L’Etat du Sénégal doit prendre ses responsabilités, au risque d’être taxé encore une fois, de complicité de pillage foncier au bénéfice d’opérateurs privés étrangers. Les populations et les chefs de village de Pomo et Saneinte, étant parmi les plus impactés, demandent au ministère de l’Économie et des finances de rejeter la demande de Rabih Fakih de transfert de ces 1 700 hectares en un bail emphytéotique.

300 hectares de Mbane à la CSS

Une superficie de 300 hectares, située entre les villages de Ndoumbouléne, Ourourbé et Bellel Diaby, avait été affectée à la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS) par la Délégation Spéciale de Mbane (DSM), contre l’avis des populations et dans un contexte de bras de fer entre la DSM et l’administration locale et régionale.

Il n’est pas indifférent de rappeler la chronologie des faits pour mieux asseoir la nature du conflit qui oppose les parties en lice :

• Suite aux courriers successifs de la CSS au président de la DSM d’alors avec copie aux autorités administratives de la région de Saint-Louis, la DSM organise le 11 juillet 2013 une première mission de prospection du site situé entre les zones des villages de Ndoumbouléne, Ourourbé et Bellel Diaby. A cette occasion, la CSS demande l’affectation de 300 ha de terres. Seul le chef du village de Ourourbé reçoit la délégation à la fin de cette mission ;
• Le 17 août 2013, le sous-préfet de Mbane écrit au président de la DSM pour lui intimer l’ordre de convoquer une réunion pour statuer sur la demande d’octroi des 300 ha ;
• Le 19 août 2013 une deuxième mission de la DSM comprend l’adjoint au sous-préfet de l’arrondissement de Mbane, le président de la DSM, le premier vice-président de la DSM, le deuxième vice-président de la DSM, les trois chefs de villages et le directeur des ressources humaines de la CSS. Trois représentants des populations se plaignent fermement de la confiscation de leurs terres et expriment leur désaccord quant au projet de la CSS tout en regrettant le fait qu’il leur reste très peu de terres pour le pâturage et l’agriculture. Ils affirment sans équivoque qu’ils ne veulent pas céder leurs terres ;
• Le 6 septembre 2013, le Président de la DSM rappelle au sous-préfet que la CSS n’a présenté aucun rapport d’études environnementales et techniques requises pas plus qu’il n’a soumis ce rapport à l’examen attentif de la DSM. Il souligne par ailleurs que les multiples conflits fonciers persistent et installent une tension réelle dans la commune ;
• Le 2 janvier 2014, suite à de multiples pressions provenant de l’administration locale, la DSM délibère favorablement pour l’affectation de 300 ha en faveur de la CSS ;
• Le 3 mars 2014, le sous-préfet de Mbane transmet au président de la Délégation Spéciale de Mbane (DSM), l’arrêté no. 005/AMB en date du 3 mars 2014 portant approbation de la délibération No 1 en date du 2 janvier 2014 portant affectation de terres d’une superficie de 300 ha à la CSS.   

La cascade de faits ainsi mis en évidence montre la célérité et la diligence avec lesquelles l’autorité administrative a exercé une pression réelle sur la Délégation spéciale en lui faisant organiser une réunion aboutissant à l’octroi de 300 ha à la CSS.

Il apparaît ainsi que l’autorité administrative a délibérément ignoré le refus d’octroi des 300 ha du patrimoine foncier de la commune de Mbane à la CSS tel qu’exprimé par les populations pour sauvegarder leurs besoins en terres arables, d’habitation et en équilibres environnementaux. Il paraît tout aussi évident qu’une délégation spéciale de mairie n’a aucunement le pouvoir de donner à une société, même si elle était française, une superficie aussi importante au détriment des populations locales. De ce point de vue, la responsabilité de la DSM et celle de l’Etat du Sénégal, à travers son administration locale et régionale, est pleinement engagée.

Il est temps que cesse la corruption foncière à grande échelle qui s’opère au détriment des populations rurales appauvries. Cette dernière affaire non encore vidée par l’administration de Macky Sall, exige une action urgente devant le chômage exponentiel de jeunes laissés à eux-mêmes, les pressions outrancières et besoins démesurés d’accès à de nouvelles terres exprimés par la CSS et le climat d’accaparement et d’aliénation de terres qui règne dans tout le Waalo et au-delà.

Le Sénégal, spécialement les populations du Waalo, ont tout donné à la CSS au point de positionner Jean Claude Mimran parmi les plus grosses fortunes de France. On l’a laissé convertir de dignes paysans en ouvriers agricoles appauvris, moribonds et dépendant d’un maigre pécule mensuel qui finit souvent dès le 15 du mois pour éponger les dettes alimentaires engagées auprès des coopératives locales. L’Etat du Sénégal lui a permis de polluer la terre, l’air et le fleuve avec la propagation de ses déchets bien au-delà des communes de Richard Toll, Mbane et du Lac de Guiers. On lui a donné la quasi-totalité de l’importation du sucre qu’elle nous avait promis de produire sur place. Elle continue d’accaparer les terres et d’aliéner les populations du Waalo sans coup férir et nul ne peut dire objectivement où se situent ses limites géographiques. La CSS opère dans la plus grande opacité, fermant l’accès à un village par-ci (Buntu Baat, commune de Ronkh), interdisant par-là le passage des populations sur un pont. Les populations éleveurs et cultivateurs de Mbane en ont fait récemment les frais. La CSS leur a non seulement interdit l’accès du pont de la Taouey, les obligeant à faire un détour de 2 kilomètres avec leur bétail et produits agricoles pour une distance de 200mètres, mais elles ont aussi subi toutes sortes de pressions et menaces pour leur empêcher de manifester leur désarroi.  La CSS jouit d’une protection sans limite et peut aujourd’hui brandir dans l’arrogance la plus totale des menaces de fermer et de licencier le personnel pendant que l’Etat se soumet à des injonctions aussi insolentes. Assez, c’est assez ! Ces 300 hectares sont l’humiliation de trop !

8000 hectares de Mbane à Cheikh Hamidou Kane

Le Tribunal de Grande Instance de Saint-Louis avait planifié, pour le mardi 30 juillet 2019, la vente aux enchères d’un terrain de 8 000 hectares situé sur les abords du Lac de Guiers. Ces terres couvrent les villages de Mapodji, Ndiack Fall, Ndoumbalene, Sam-sam, Sanda, Temeye-lewa, Temeye-toucouleur, d’agriculteurs et éleveurs, peulhs, maures et wolofs.

Ces 8 000 hectares de terres avaient été attribués par bail emphytéotique à la société OSBI appartenant à Cheikh Hamidou Kane. Cet écrivain célèbre, a ensuite hypothéqué ce gisement foncier auprès de la Banque des institutions mutualistes de l’Afrique de l’ouest (BIMAO), comme garantie pour l’obtention d’un prêt de mise en œuvre d’un projet agricole. Cheikh Hamidou Kane n’a pas réalisé le plus petit investissement ou entrepris la plus petite activité agricole dans ce site. Il n’a pas non plus remboursé la somme empruntée à la BIMAO. La banque a, par conséquent, vendu le crédit à la Société financière d’intermédiation et de commerce (SOFICO) à 2 milliards de francs Cfa. L’expertise immobilière effectuée sur le terrain estime cependant la valeur vénale à 48 milliards de FCFA. Les démarches de la SOFICO ont abouti à la décision du tribunal d’organiser la vente aux enchères de ces 8000 hectares. Les spéculations se sont intensifiées au point où une grande société du département de Dagana aurait mis sur pied un certain stratagème juridico-financier, à travers ses avocats, pour se faire octroyer le terrain en question si la vente aux criées arrivait à se tenir.

Le constat est accablant : par de simples transactions de livres bancaires, l’État, s’est rendu complice, par sa passivité, de la vente illégale de ressources foncières en zone de terroir. Le risque est gros pour ces populations de se retrouver du jour au lendemain expulsées de leurs villages, de leurs champs et de leurs parcours de bétail par une société privée. L’inaction des autorités gouvernementales est inacceptable surtout lorsqu’elles se réfugient derrière l’argument que la faute incombe aux régimes précédents malgré dans de continuité l’Etat. Leur responsabilité est une fois encore interpellée pour l’annulation de ce bail de la honte.

Plus de 1500 hectares à Senegindia

SenegIndia, entièrement sous possession indienne, est l’autre rapace de l’aliénation de terres récemment débarquée dans la commune. Cette compagnie était toute petite juste en 2008 avec la construction d’un building de 5 étages, à Rufisque. Elle a été installée à Mbane et se retrouve aujourd’hui avec au moins 1 500 hectares de terres pour la production de pommes de terre en direction du marché local et international. Quelle valeur ajoutée une entreprise qui n’est même pas capable de donner des contrats décents à ses travailleurs pourrait-elle apporter au peuple sénégalais ? En quoi l’économie sénégalaise bénéficie-t-elle de possibles retombés de SenegIndia ? Il est vrai que ses bénéfices sont inclus dans notre taux de croissance mais en quoi cela se reflète-t-il dans l’amélioration de la qualité de vie des populations du Sénégal et de Mbane en particulier ? Les coûts économiques et humains sont trop élevés par rapport au bénéfice que procurerait cette compagnie. Les populations de cette zone de terroir se préoccupent du fait que si on n’y prend garde, SenegIndia pourrait finir par faire main basse sur le restant de terres entre Saneinte et Diaglé. Il est dit qu’elle ne cesse de demander avec insistance, l’octroi additionnelle de terres à l’autorité municipale, qui aurait déjà été complice d’aliénation foncière et qui dit-on, résisterait difficilement à de telles injonctions de corrupteurs financiers.

Ces terres du Waalo ont été le théâtre de violents affrontements au fil des siècles. Durant l’époque coloniale se sont déroulés les essais de colonisation agricole de l’occupant français ainsi que les guerres de résistance sanglantes des populations autochtones du Waalo contre Louis Léon César Faidherbe, gouverneur français du XIXe siècle, célèbre pour ses crimes de guerre à grande échelle et la doctrine raciste de la prétendue mission civilisatrice de la France.

Ces blessures profondes à peine cicatrisées, de nouvelles convoitises opposent les populations de Mbane aux efforts coalisés d’élites sénégalaises et d’hommes d’affaires d’origine française, libanaise ou indienne. L’Etat est encore une fois interpellé au premier chef. Les partis politiques d’opposition, surtout ceux qu’on peine à retrouver sur le terrain concret des luttes populaires pour la défense du patrimoine foncier, devraient tendre la main aux jeunes leaders des organisations de la société civile qui se battent auprès des populations rurales marginalisées et appauvries pour mettre fin à de telles souffrances et de tel ravalement de la dignité des Sénégalais.

Le gouvernement du président Macky Sall devrait tirer les leçons des échecs de sa tentative de privatisation des terres arables communales et d’implantation d’un régime de promotion des industries agro-alimentaires étrangères sous le prétexte que le Sénégal regorge de terres inutilisées. Or, l’avenir ne se construit pas en portant atteinte au droit des générations futures à la terre, au travail dans la dignité et à la souveraineté alimentaire. Au lieu de pousser la provocation jusqu’à vouloir donner 25 000 hectares de terres du Waalo à un aventurier financier, ce gouvernement devrait mettre sur pied avec une équipe d’experts indépendants dont la tâche serait de mettre en œuvre d’urgence les recommandations présentées dans le document de politique foncière proposées par la Commission nationale de la réforme foncière.

Il se fait tard, monsieur le président de la République ! Pensez aux jeunes, à nos enfants et petits-enfants, aux jeunes filles et garçons de nos terroirs d’aujourd’hui et de demain, à l’avenir déjà compromis si vous n’arrêtez pas immédiatement le pillage de leur patrimoine foncier et culturel. N’en faites pas, par cécité et par pur égocentrisme, les futurs parias de la Terre.
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