Belfius: huile de palme, mineurs exploités et pollution dans un fonds durable

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RTBF | 2 May 2020 [EN]

Belfius: huile de palme, mineurs exploités et pollution dans un fonds durable

Emmanuel Morimont

Cinquième volet de notre série Sur les routes cachées de notre argent. Celui-ci va nous amener à la plus étonnante révélation de cette enquête. Vous avez déjà vu un conseiller en communication d’un groupe industriel admettre sans sourciller l’exploitation de mineurs d’âge par ses sous-traitants? C’est ce qui nous est arrivé au Cameroun (voir vidéo ci-dessous). On reprend l’histoire depuis le début. Tout commence dans une banque.

Il y a des promesses sur papier qui sont séduisantes. Les investissements socialement responsables sont censés être les fers de lance du respect de l’environnement, des droits sociaux et de la bonne gouvernance. La crème de la crème.

Lors de notre mystery shopping début 2019, nous avions poussé les portes d’une agence Belfius avec la volonté d’investir 5000€ de manière éthique. L’employé nous conseille une assurance-vie. Dans ce produit appelé Kite, il y a une catégorie "Sustainable" (NDLR : durable). Elle investit dans 4 fonds de placement différents. L’un d’eux se nomme Value Square Fund Equity World.

Dans le rapport semestriel du 30 juin 2019, on trouve un investissement pour un montant de 6.217.317€ dans Socfinaf. La branche africaine de Socfin, la Société Financière des Caoutchoucs. C’est une multinationale luxembourgeoise active dans l’huile de palme. Elle est détenue à 54,24% par le Belge, Hubert Fabri et à 38,75% par le milliardaire français, Vincent Bolloré.

Depuis de nombreuses années, le groupe est pointé du doigt par plusieurs Organisations Non Gouvernementales parmi lesquelles CNCD-11.11.11, FIAN Belgium, Financité, Entraide et Fraternité, AEFJN et FairFin.  Ces associations mettent en avant de nombreuses dérives du groupe telles que des mauvaises conditions de travail, l’accaparement de terres, la pollution…

Fin 2019, Socfin a attaqué quelques-unes d’entre elles en justice pour calomnie, diffamation, injure-délit et atteinte à l'intimité de la vie privée. En réalité, c’est presque devenu une habitude. Ce groupe et ses partenaires dont Vincent Bolloré ont intenté par le passé environ une vingtaine de procédures en diffamation contre des reportages ou des rapports d’ONG. Le terrain est miné. Nous allons pourtant l’arpenter comme d’autres médias par le passé (Mediapart, Libération, Complément d’enquête, Médor…).

La visite officielle

Socfin détient des filiales dans 8 pays africains.  L’une des plus rentables, c’est la Socapalm au Cameroun. Elle gère 58 000 hectares de plantations dans la région du littoral. La société accepte de nous ouvrir ses portes comme gage de sa bonne volonté et de sa transparence. Nous avons rendez-vous à l’usine de Mbambou à deux heures de Douala, la capitale économique.

Des Belges y occupent des postes clés. Roland Latinne est directeur de plantations et Dominique Cornet est le directeur général de la Socapalm. La visite est bien préparée. On nous emmène voir l’usine de pressage. La plus moderne.  C’est ici que l’on fabrique l’huile de palme. Sur le continent africain, la Socapalm est le plus gros producteur du groupe Socfin avec 140 000 tonnes d’huile par an, 6000 emplois et un chiffre d’affaires de plus de 100 millions d’euros.

On nous l’assure, aucun produit chimique n’est utilisé. Et les eaux usées de l’usine sont traitées directement dans des bassins de lagunage. La société se revendique durable et responsable. " Je crois qu’en Europe, on a l’impression que les effluents sortis de l’usine sont déversés directement dans la nature. Que non. Vous voyez vous-même qu’il y a un traitement ", explique Joseph Mengue, le secrétaire général de la Socapalm.

Arrêt ensuite dans les plantations. La grande majorité des ouvriers sont des sous-traitants.  Ils sont en pleine période de récolte des noix de palme, la matière première qui sert à fabriquer l'huile. Ils sont payés à la tâche. Un travail apparemment bien rémunéré. Confirmation du secrétaire : " Les salaire de Socapalm sont largement au-dessus du taux légal. Les sous-traitants s’alignent. Nous en faisons une priorité. On va chercher à plus du double du SMIG ". Le salaire minimum garanti au Cameroun est de 36 000 FCFA. Les travailleurs gagneraient donc plus de 70 000 FCFA. L’équivalent de 106€.

Durant toute la visite, nous nous déplacerons en grande délégation de plusieurs véhicules. Les dirigeants souhaitent nous montrer V2, le village n°2. 350 habitants. Des travailleurs sous-traitants y logent dans des maisons confortables et modernes. Un chantier est d’ailleurs en cours pour en construire d’autres. Les villageois ont un accès à l’eau potable. On va aussi nous emmener visiter un dispensaire de soins et une école. Toutes ces infrastructures ont été financées par la filiale de Socfin. Autant de preuves de sa volonté de développer la région au profit de ses habitants. " La Socapalm est une bonne mère poule qui essaie de couver l’ensemble de ses poussins, de ses populations. Que ce soit celles à l’intérieur, c’est-à-dire les travailleurs et les sous-traitants ou les populations de la communauté riveraine ", conclut Joseph Mengue.

La visite officieuse

 

Nous pourrions nous arrêter sur ce beau tableau. Sauf que, deux mois plus tôt, nous avions parcouru une autre plantation, celle de Dibombari. Et cette fois, sans le contrôle de la société. Ce que nous y avons trouvé n’est pas du même niveau. Loin de là.

Emmanuel Elong est le Président de la Synaparcam (Synergie Nationale des Paysans et Riverains du Cameroun). Ce syndicaliste se bat pour améliorer les conditions de travail des ouvriers mais aussi des riverains de la Socapalm. Il nous emmène à Mbonjo, son village natal, pour une visite du campement des travailleurs. On y voit des abris de fortune avec des murs rongés et des toitures trouées. " Les planches sont pourries. Elles datent de 1974. Ils ne sont pas traités comme des êtres humains. Mon combat, ce n’est pas de combattre la Socapalm. Mais, de l’amener à traiter ses ouvriers comme des êtres humains"

À l’intérieur de la plantation, un ouvrier sous-traitant en sueur enchaîne l’élagage des palmiers avec une perche de 14 mètres. Il fait plus de 30°C. C’est trop. Je me sens faible… Ils sont en train de ramener l’esclavage ". Il nous confie qu’il gagne l’équivalent d’un euro par jour.

Exploitation de mineurs

Dans une autre parcelle, deux autres travailleurs nous confirment qu’ils gagnent entre 15 et 30€ par mois. C’est deux à trois fois moins que le salaire minimum garanti au Cameroun. Nous demandons à l’un d'eux son âge : " 16 ans. J’ai arrêté l’école car je n’ai pas de père. Ma mère est déjà morte avec mon père ". En toute illégalité, l’entreprise Jonas, un sous-traitant de la Socapalm, exploite donc un mineur d’âge.

Socfin a toujours nié l’embauche des mineurs dans ses plantations. " La Socapalm, qui a été accusée de  sous-traiter certains travaux à des entreprises peu scrupuleuses en matière de droit du travail, a effectué un contrôle rigoureux des documents administratifs de tous les travailleurs œuvrant sur ses plantations. Aucun travailleur en-dessous de l’âge de 18 ans ne travaille directement ou indirectement pour la Socapalm ", peut-on lire dans son rapport de développement durable. Le discours va évoluer. On va y venir. Encore un peu de patience.

L’adolescent de 16 ans travaille à main nue pour appliquer un pesticide au pied des palmiers. Ses mains sont bleues et il se frotte régulièrement le visage. Nous avons fait analyser ce produit en laboratoire. C’est du Triclopyr. Il est faiblement dosé mais il est mélangé à d’autres substances plus concentrées : des dérivés de benzène ou du diméthyl formamide. Certaines de ces molécules sont nocives par inhalation ou par contact cutané. " C’est irresponsable d’utiliser (et de faire utiliser) ce genre de produit sans précaution ", analyse Bernard de Ryckel du centre wallon de recherche agronomique de Gembloux.

Une pollution environnementale

L’empire de Socfin a d’autres faces cachées. Dans une dernière plantation, au cœur du village de Mbongo, personne ne peut rater l’usine de la Socapalm. Nous allons l’approcher au plus près. Nous accompagnons Michel Essounga, un activiste qui est aussi un riverain. Les terres cultivables des villageois semblent polluées par une eau industrielle brunâtre. Au pied du mur de l’usine, nous découvrons l’origine du rejet: " Ils ont ouvert des trous derrière l'usine au niveau de leur barrière où ils déversent toutes les eaux usées. Ça va dans la rivière Mabangué qui est polluée où il n'y a même plus rien. Il n'y a plus de poisson. Il n'y a plus rien là-dedans ".

Nous effectuons un prélèvement d’eau directement à l’endroit du trou dans le mur. Un filet d’eau coule de manière continue jusqu’à la rivière en contrebas. Le rapport du laboratoire est sans appel : " L’échantillon est caractérisé par une très forte charge polluante. La valeur de la demande chimique en oxygène est de l’ordre de 53 000 mg/lO2. On est largement 100 fois supérieur aux normes prescrites par l’Union européenne. En aval de ce genre de rejet, il n’y aura plus de vie ", commente Pol Bouviez, Responsable du domaine Environnement chez Hainaut Analyses.

La Socapalm avoue l'inavouable

Conditions précaires des ouvriers, embauche des mineurs et pollution. Nous avons fait remonter ces problèmes aux dirigeants de la Socapalm. Le secrétaire général va nier tout en bloc : Non, Socapalm n’emploie pas de mineurs.

- Ses sous-traitants non plus ?

- Non. Vous n’allez pas me faire croire ce que je ne peux pas croire. Ce cas de travailleur mineur n’existe pas ".

Nous retournons sur le lieu de la pollution. Heureusement, deux mois plus tard, elle a disparu. Combien de temps a-t-elle duré ? Nous ne le savons pas. De nouveau, les responsables de l’usine nient et minimisent les faits. S’en suit un dialogue de sourds.

Au milieu de cette cacophonie, une lumière d’honnêteté va jaillir. Elle nous vient d’Alexandre Siewe, le conseiller marketing engagé par la Socapalm pour encadrer notre visite. Il va reconnaître l’embauche des mineurs par les sous-traitants. Un discours totalement inattendu : " Evidemment que ça peut arriver. Il y a des gens qui sont payés pour faire les contrôles. Les sous-traitants trichent pour faire des économies. Je vous garantis que si l’on va vérifier l’enfant dont vous parlez aujourd’hui, celui qui l’a embauché…

- Il a été mettre 18 ans ?

- Il a dû mettre même 21 ans. Ah non, là-dessus, nous le disons sans gêne, il faudra du temps ".

On a du mal à y croire. Pourtant, on a bien entendu. En deux minutes, le conseiller marketing vient de mettre à mal toute la ligne de communication de la multinationale. C’est d’autant plus surprenant que Socfin et ses partenaires dont Vincent Bolloré ont attaqué systématiquement en justice les médias qui avaient fait cette même découverte avant nous. Tristan Waleckx, journaliste à France Télévisions, en avait fait les frais lors de plusieurs procès qu’il a gagnés en première instance et en appel. Au pénal, Vincent Bolloré s’est pourvu en cassation. La procédure est toujours en cours. Après des années de dénégation, les déclarations du conseiller marketing de la Socapalm viennent donc confirmer tout le sérieux de l’enquête du lauréat du Prix Albert Londres 2017. Jamais la multinationale ou sa filiale n’avait avoué l’inavouable.

Belfius devant ses responsabilités

Belfius a donc investi l’argent de ses clients dans une société qui emploie indirectement des mineurs dans ses propres plantations. Nous avons montré nos images à la banque. Elle n’a pas nié le problème : " C’est clairement inacceptable. Ce sont des conditions qui ne sont pas acceptables au 21e siècle. C’est déplorable de voir qu’il y a des entreprises qui continuent à exploiter la misère humaine. Je vais demander de prendre l’action nécessaire pour sortir de ce genre de position. Ce ne sont pas du tout les valeurs que Belfius souhaitent véhiculer. Et ça, c’est clairement quelque chose qui est inacceptable et qui est passé entre les mailles du filet ".

La banque tiendra ses engagements. Belfius signifiera au gestionnaire Value Square sa volonté de ne plus distribuer ses fonds de placement. Le 24 mars 2020, tous les fonds Value Square ont été retirés des portefeuilles des clients Belfius. Socfin a disparu de l’univers d’investissement de la banque.

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