L'agriculture délocalisable

Sud Ouest | Dimanche 12 Avril 2009

L'ENTRETIEN DU DIMANCHE. Des États à la recherche d'autonomie alimentaire et des grands groupes louent des millions d'hectares à l'étranger. Christian Bouquet, spécialiste en géopolitique, explique le phénomène

Le coréen Daewoo a voulu louer 1,3 million d'hectares à Madagascar. Certains pays sont-ils à vendre ?

Christian Bouquet : La surface prévue était considérable. C'est peut-être pour cette raison que ce projet de contrat a attiré l'attention. Cette annonce a permis de mettre le doigt sur un système qui existait depuis pas mal de temps mais qui passait presque inaperçu. Qui sait que, depuis le début des années 2000, le Brésil a concédé presque 6 millions d'hectares à des groupes étrangers ?

Qui sont les locataires ? De grandes sociétés ou des pays ?

Ce sont en général des groupes industriels. De façon plus marginale, on retrouve aussi quelques pays. Quand des États passent des contrats de ce genre, c'est essentiellement pour des raisons d'autonomie alimentaire.

C'est le cas notamment de Djibouti. Le pays est très petit et possède peu de terres cultivables. Il a donc signé des contrats avec l'Éthiopie et le Soudan où il produit du sorgho et du maïs destinés à sa propre population. L'Arabie saoudite est elle aussi dans la même logique, mais elle intervient par l'intermédiaire de groupes privés qui louent des terres, notamment en Indonésie.

Le projet Daewoo a finalement été abandonné...

Le nouveau chef de l'État l'a annulé. De toute façon, on voyait mal comment il pourrait être appliqué. D'une manière ou d'une autre, il aurait fallu indemniser des milliers de petits propriétaires. En plus, à Madagascar, le rapport à la terre est assez complexe. C'est le lieu où sont ensevelis les ancêtres, et il est toujours difficile de mener à bien des négociations sur le foncier.

L'idée était donc mauvaise ?

Pour les grands groupes agro-industriels, pas forcément. Un autre projet est à l'étude dans l'île. Il est porté par Varun, un grand groupe indien. Le système proposé est assez étonnant.

Varun envisage de louer près de 500 000 hectares dans la région de la Sava directement à leurs propriétaires. Le groupe prendra en main l'exploitation afin de passer la productivité de 3 à 12 tonnes de riz à l'hectare. Le « loyer » représentera 30 % de la récolte, soit davantage que ce que produit actuellement le paysan local.

Il manque tout de même un maillon à cette chaîne idyllique : la productivité des terres ne va pas être multipliée par 4 du jour au lendemain. En attendant, comment va-t-on rémunérer les propriétaires ?

Comment ces opérations gigantesques sont-elles possibles ?

Depuis les années 1990, la Banque mondiale impose ce qu'elle appelle la sécurisation des terres dans les pays du Sud, c'est-à-dire l'appropriation privée.

Avant, la terre pouvait appartenir à l'État ou à ceux qui la cultivent. Maintenant, les pays concernés doivent mettre en place des cadastres et délivrer des titres de propriété. Madagascar s'est engagé dans ce processus.

Cela aurait pu passer pour une bonne mesure, puisqu'elle permet aux paysans de disposer d'un bien. On s'est en fait vite rendu compte que ce n'était pas le cas. Ces paysans sont dans l'impossibilité de rendre leurs petites parcelles plus productives. Ils se trouvent dans un tel état de misère qu'ils sont conduits à vendre leur bien et à rejoindre les hordes de sans-terre.

Peut-on parler de néocolonialisme ?

Le terme ne me semble pas approprié. Je préférerais parler de délocalisation agricole. Certains pays manquent de terre. Ils louent pour assurer leur autonomie alimentaire. Tout est clair.

Dans la plupart des autres cas, cette délocalisation se justifie par la recherche de rentabilité. Pour faire simple, on peut très bien imaginer que le jour où l'on cessera de subventionner les cotonculteurs américains, ils iront produire du coton au Burkina Faso.

Les délocalisations agricoles sont-elles comparables aux industrielles ?

Les délocalisations industrielles sont une catastrophe pour les économies occidentales, mais elles sont souvent profitables pour les pays d'accueil.

Les délocalisations agricoles vont avoir des impacts négatifs dans les deux sens. Dans les pays riches, on va s'apercevoir que l'on peut se passer des cultivateurs. Et si l'on développe une agriculture productiviste dans les pays pauvres, que va-t-on faire des dizaines de millions de paysans dont on n'aura plus besoin ? Pour 1 000 hectares, quatre hommes et des machines suffisent...

Les États peuvent-ils s'opposer à ces transactions ?

Certains pays avaient interdit la vente de terres aux étrangers. Ils n'en ont maintenant plus le droit, puisque cela s'apparenterait à une atteinte à la libre concurrence. Et, en attendant que ces interdictions d'acheter soient entièrement levées, on a le droit de louer. Pas plus qu'on ne peut s'opposer aux délocalisations industrielles, je ne crois pas qu'il soit possible de s'opposer aux délocalisations agricoles. La seule solution serait de mettre en place un autre modèle économique...

Ne peut-on tout de même pas imaginer que la création de ces grandes exploitations ait un rôle positif en suscitant le développement d'activités annexes ?

À Madagascar, Daewoo avait annoncé un programme assez précis pour sa production de maïs et d'huile de palme destinée aux agrocarburants. Il devait créer 70 000 emplois.

Mais, même s'il avait tenu ses promesses, cela ne représentait rien par rapport aux dizaines de milliers de paysans concernés par cette affaire.

Le phénomène va-t-il se développer ?

Il est déjà bien avancé. Benetton produit de la laine en Argentine depuis quinze ans.

Danone s'apprêterait à installer des fermes en Afrique du Sud pour s'approvisionner en produits laitiers.

La délocalisation agricole touche-t-elle aussi la France et les pays d'Europe de l'Ouest ?

Bien sûr. Plusieurs opérations ont été réalisées, notamment en Roumanie, parce qu'une fois encore la terre et la main-d'oeuvre sont moins chères qu'ici. On pensait que les délocalisations concerneraient uniquement les industries ou les services.

On se rend compte que le monde agricole n'est absolument pas à l'abri. Et les choses risquent d'aller plus vite qu'on le croit...

Auteur : pierre tillinac

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