Madagascar, la braderie de l’île

Libération | 24 février 2009

La multinationale Daewoo cherche à s’adjuger une superficie équivalente à l’Ile-de-France. En pleine crise politique, le président malgache est accusé de «vendre le pays».

MADAGASCAR, envoyé spécial RÉMI CARAYOL

Depuis les émeutes qui ont fait plus de 110 morts fin janvier dans la Grande Ile, l’immeuble est gardé par une escouade de gendarmes et d’agents de sécurité. Nous sommes à Ivandry, dans le quartier d’affaires d’Antananarivo. Au deuxième étage du bâtiment, flambant neuf, une plaque signale toujours le siège de Madagascar Future Entreprise. Mais les bureaux sont déserts. Les dirigeants de cette filiale du groupe sud-coréen Daewoo sont partis comme des voleurs. «Ils ont quitté les lieux du jour au lendemain et ne nous ont pas donné de nouvelle adresse», explique l’hôtesse d’accueil. Pas de numéro où les joindre non plus, reconnaît, penaud, un de ses supérieurs. Le nom de la société vient d’ailleurs d’être effacé de l’entrée de l’immeuble.

L’«affaire Daewoo» a été l’un des détonateurs de l’insurrection lancée par le jeune maire d’Antananarivo, Andry Rajoelina, contre le président Marc Ravalomanana. Pour la population, ce vaste projet agricole résume la politique affairiste d’un chef de l’Etat accusé de «vendre le pays aux étrangers». Avant novembre 2008, personne ou presque à Madagascar n’avait entendu parler de Daewoo Logistics. Cette société de transports et d’import-export s’est lancée sur un nouveau créneau porteur : la gestion de grands projets de développement de ressources naturelles, dont l’huile de palme et le maïs. L’idée est simple : cultiver dans un pays riche en terres mais pauvre en devises les produits dont ont besoin les habitants des pays pauvres en terres mais riches en devises. Après l’Indonésie, Madagascar était une cible idéale.

Accord opaque, contreparties incertaines

Avec plus de 70 % de sa population qui vit en dessous du seuil de pauvreté, la Grande Ile - classée 143e sur 177 à l’Indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) - répond d’autant plus aux critères d’un pays à brader que son territoire, immense, est pour l’heure en grande partie inexploité : sur 35 millions d’hectares de terres arables, les terres cultivées représentent 3 millions d’hectares, affirment les autorités. En mai 2008, Daewoo Logistics a donc entamé des démarches afin de louer à l’Etat malgache 1,3 million d’hectares de terres - la moitié de la superficie de la Belgique, ou la totalité de l’Ile-de-France. Objectif : produire, à l’horizon 2025, 4 millions de tonnes de maïs et 5 millions de tonnes d’huile de palme par an pour les besoins du marché sud-coréen. Les contreparties ? Encore incertaines.

«On ne sait rien dans cette affaire, et c’est bien là que le bât blesse», note un haut fonctionnaire des Nations unies en poste à Antananarivo qui a tenu à conserver l’anonymat. Le gouvernement et Daewoo affirment qu’il ne s’agit, pour l’heure, que d’une prospection. En juillet, pourtant, l’administration a demandé à ses représentants sur place de prévenir les paysans et les deux parties s’apprêtaient à signer un contrat. Tout devait se faire dans la plus grande discrétion jusqu’à la signature», explique un fonctionnaire provincial qui, lui aussi, a souhaité rester discret. C’est un article du Financial Times qui a révélé le pot aux roses en novembre Aujourd’hui encore, Daewoo et le gouvernement malgache continuent de nier l’accord. Pour la firme sud-coréenne, le contrat évoqué par la presse n’est pas encore conclu. «Nous pourrions devoir retarder notre projet d’investissement à Madagascar, essentiellement en raison de l’instabilité politique qui y règne», a même fait savoir de Séoul, le 12 février, Shin Dong Hyun, directeur général du département financement et planification de Daewoo Logistics. De son côté, le ministre malgache de la Réforme foncière, Marius Ratolojanahary, jure qu’«aucune expropriation de terrain n’est en vue». Au service des domaines, on indique que Daewoo a bien déposé une demande, mais qu’aucune réponse n’a pour l’heure été donnée. « Nous sommes dans un processus légal. La société fait sa demande ; nous l’étudions. Cela ne signifie pas que nous allons donner notre accord», assure un inspecteur. Selon lui, «la presse a dit beaucoup de mensonges sans apporter de preuves» sur cette affaire.

Toamasina (Tamatave en français), côte est du pays. La capitale économique de Madagascar - ainsi en a décidé Marc Ravalomanana après que son poulain a perdu la mairie d’Antananarivo en 2007 - ressemble plus à une ville de province qu’à un centre d’affaires. Dans son bureau austère de chef de district de Toamasina-II, une énorme circonscription qui compte 17 communes, plus de 230 000 habitants pour une superficie de 5 000 km², Philibert Randriamaharitra, nommé par le pouvoir, ne cache pas son malaise. «On ne sait rien de ce projet et on nous demande de le faire accepter par la population !» se plaint-il. «On m’a demandé d’aller voir les paysans pour leur faire accepter l’opération. Mais si j’y vais, je me fais lyncher !» Fin janvier, lors d’une manifestation des opposants au Président tenue sur la place de la Démocratie, au cœur de Toamasina, il a été nommément accusé de «vendre la terre aux étrangers»…

Une promesse à 6 milliards de dollars

Quelque 33 000 hectares de sa circonscription sont concernés par l’éventuel accord entre l’Etat et Daewoo. «Cela touche sept communes situées sur la zone littorale, indique-t-il. Les districts voisins de Brickaville et Vatomandry sont également concernés. En tout, cela représente 100 000 hectares rien que dans la région d’Atsinanana. Ce ne sont pas les meilleures terres, car il y a une couche de sable. Mais il y a du potentiel.» Il le sait parce qu’il l’a vu sur une carte. Placé dans le secret par la force des choses… «Un jour, on m’a présenté un plan détaillant les terres concernées et on m’a demandé de le signer. On ne m’a rien dit de plus. Juste que Daewoo allait introduire de nouvelles espèces, que ça allait donner du travail à la population et que la société construirait des infrastructures sociales : hôpitaux, écoles…» Les Sud-Coréens ont fait miroiter un investissement global de 6 milliards de dollars. Leur projet de gigantesque plantation doit créer 70 000 emplois dans l’ensemble du pays.

Pourtant, à Andondabe, commune située au nord du district, le projet fait l’unanimité contre lui. «On ne veut pas en entendre parler. Ici, ce sont nos terres. C’est notre seule richesse : elles nous permettent de vivre et c’est là qu’ont été enterrés nos ancêtres», affirme Jean-Denis, un paysan à la tête de la fronde. Avec son petit lopin de terre hérité de ses parents, cet homme d’une quarantaine d’années arrive à peine à nourrir ses quatre enfants et sa femme. «Si on m’enlève ça, je n’ai plus rien», assure-t-il, devant sa maison en terre. Son voisin Sylvestre est du même avis. «Jamais je n’échangerai ma terre contre un travail. Que vais-je laisser à mes enfants, après ?»

La mémoire sensible de la colonisation

Madagascar vit toujours à l’ère de l’agriculture de subsistance. «Cette région a un fort potentiel agricole, mais la plupart des paysans ne sont pas encore dans une logique de marché. Ils produisent pour se nourrir. Ils n’ont pas les moyens financiers, ni culturels, pour s’ouvrir à une économie de marché. La plupart n’ont aucune épargne, les taux de crédits sont élevés [entre 18 et 25 %, ndlr] et beaucoup sont analphabètes», indique Juscelyno Jaonina Mamitiana, directeur régional du développement durable. Ce fonctionnaire du ministère de l’Agriculture n’a, lui non plus, pas été mis au courant du mégaprojet Daewoo. «Ce genre de contrats se décide en haut lieu. C’est politique», constate-t-il, désabusé. L’idée n’est pas mauvaise en soi, pense-t-il. «Le système agricole malgache est totalement archaïque et ce ne sont pas les paysans toutseuls qui pourront le développer afin de répondre à la demande intérieure. Nous avons donc besoin d’investisseurs ayant l’argent et le savoir-faire.» Mais pourquoi négocier un tel bail dans le dos des gens ? Et pourquoi sur d’aussi énormes superficies, s’interroge-t-il dans son bureau orné du portrait présidentiel. «Ici, la terre, c’est une question sensible, poursuit-il. Les gens n’ont pas envie de revivre le calvaire de la colonisation où leurs terres ont été confisquées pour de la culture de rente qui rapportait beaucoup aux colons mais ne nourrissait pas les Malgaches.»

La comparaison n’est pas inepte. Alors que certains contempteurs de ce type d’affermage évoquent «une nouvelle forme de colonialisme», les arguments employés par ceux qui le promeuvent ressemblent à s’y méprendre à ceux des colons prétendant arriver sur des terres désertes. Car ce que ne disent ni l’Etat, ni Daewoo - dont les dirigeants ont survolé la région en hélicoptère il y a quelques mois -, c’est qu’une grande partie des terres convoitées par les Sud-Coréens sont déjà exploitées. «Il y a des milliers de familles qui y travaillent et pour qui c’est la seule source de revenu. Le problème, c’est qu’elles n’ont pas fait les démarches nécessaires pour faire titrer leur terrain», affirme Juscelyno Jaonina Mamitiana. «Pourquoi voulez-vous qu’elles le fassent ?, interroge Philibert Randriamaharitra. Depuis des générations, la terre leur appartient. Ici, on est dans la culture orale.»

En 2005, le président Ravalomanana a lancé une réforme foncière destinée à adapter l’île aux normes d’un Etat «moderne». Désormais, les agriculteurs qui exploitent de père en fils une terre sur laquelle ils n’avaient aucun droit légal ont la possibilité de la faire «certifier» grâce à une procédure simplifiée. Au service des domaines de Toamasina, on assure avoir «de nombreux dossiers en attente de règlement». Clément Ramonjiharison, chef de la circonscription domaniale, montre la pile de dossiers en attente sur son bureau. Pourtant, pour des paysans qui disposent souvent à peine d’un euro par jour pour vivre, le coût de la formalité est énorme : 50 000 ariary (20 euros) pour l’instruction du dossier, auxquels s’ajoutent les frais de déplacement des inspecteurs. «C’est cher, et de toute manière, une partie de la population rurale ne comprend pas l’intérêt de payer pour faire titrer un terrain qui lui appartient depuis cent ans», dénonce un administrateur régional qui a demandé l’anonymat.

Même sans titres de propriété, les paysans se préparent au combat contre l’expropriation. «Nous nous battrons jusqu’à la mort. La terre des ancêtres est sacrée !» s’emporte Jean-Denis. Les paysans du district de Toamasina-II sont peut-être obtus et retranchés dans leurs archaïsmes, reconnaît Philibert Randriamaharitra, mais peut-être ont-ils des raisons de se méfier. Et de citer l’exemple de ces Chinois venus dans la région récemment : «Ils sont arrivés et ont dit aux paysans : "On va vous aider à devenir plus productifs." L’idée était de passer de 3 à 9 tonnes de riz par an. Au début, les villageois étaient d’accord, parce que l’Etat leur avait dit qu’une partie de la production leur reviendrait. Mais en réalité, les Chinois voulaient tout récupérer. Ils n’étaient venus que parce qu’ils avaient besoin de 100 hectares pour leurs expérimentations.»

Mythes du passé, corruption du présent

L’affaire Daewoo n’est pas isolée : un autre investisseur étranger, la société française Assist Développement, est soupçonné de vouloir acheter les îles Nosy Hara et Mitsio, dans le nord du pays, en vue d’un vaste projet touristique. Parmi les opposants à Ravalomana, on use et abuse des arguments traditionnels : «Chez les Malgaches, il est interdit de vendre la terre aux étrangers», affirme l’historienne Lucile Rabearimanana. Du pipeau, répond Johary Ravaloson, professeur de droit à la tête d’un cabinet juridique international. Selon lui, «les Malgaches ont déjà vendu leurs terres à autrui dans le passé. La terre, ici, c’est un mythe. Un mythe qui permet de la vendre plus cher.» Et de citer en exemple les nombreuses mines données en concession à des sociétés chinoises, canadiennes, japonaises, sans pour autant provoquer de scandale… «Le problème, ce n’est pas la tradition, c’est le manque de transparence», poursuit-il, en soulignant que «le secret favorise la corruption». Une opacité qui ne peut qu’alimenter le soupçon que le président-businessman Ravalomanana «gère le pays comme sa propriété privée». Terres comprises.

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