Dix mille hectares d'un seul tenant !

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Le président Macky Sall
Seneweb | 25 avril 2017

DIX MILLE HECTARES D’UN SEUL TENANT !

I. DE QUOI S’AGIT-IL ?

Dix mille hectares d’un seul tenant : c’est ce qu’une société anonyme de droit marocain, Afri Partners, a demandé et est sur le point d’obtenir dans les communes de Demet et de Dóɗél. Les terres seront mises à la disposition d’Afri Partners pour une durée de 40 ans renouvelable quasi automatiquement. À quoi serviront ces terres ? « Le projet consiste en la production de riz paddy et l’installation d’une usine de transformation pour la commercialisation d’une marque haut de gamme de riz blanc » (page 3 du protocole). Le groupe propose contre la cession des terres :
  • Un investissement global estimé à 50 milliards de francs ;̶
  • La création d’un millier d’emplois directs et indirects, réservés prioritairement, pour les emplois non qualifiés, aux ressortissants des deux communes ;̶
  • L’aménagement de 2 000 ha pour les populations ;̶
  • 2 milliards de francs de soutien aux projets d’investissement des deux communes sur les 40 ans de durée du projet ; ce qui fait 50 000 000 par an ;̶
  • La « mise en place de contrats de culture avec les exploitants éligibles et adhérents aux programmes de la société à travers :
    • * L’accompagnement technique et accès aux intrants et matériel à un prix négocié, similaire à celui auquel la société se fournit ;
    • * Le développement de programmes de formation liés à l’appui pour la mise en place des standards de production ;
    • * L’achat de la production auprès des agriculteurs éligibles respectant leurs engagements dans le cadre du contrat programme sur la base d’une formule de prix à convenir ».

On assiste ainsi à une nouvelle offensive de l’agro-business sur le Fuuta. Ces propositions ont semblé suffisamment intéressantes aux yeux de la majorité des représentants des populations de la commune de Dóɗél (gestionnaires coutumiers, chefs de villages et conseillers communaux) pour les amener à accepter que le terroir de Bañnje, ciblé par Afri Partners parce qu’étant le seul à pouvoir offrir 10 000 hectares d’un seul tenant (croyait-on), soit mis à la disposition des investisseurs. Quant à la commune de Demet, elle mit sur pied une commission ad hoc composée de ses meilleurs cadres pour étudier les propositions rappelées supra. Après un examen approfondi, le conseil communal ne proposa de céder que 1500 hectares dont 300 pour ses populations. Au vu du potentiel des deux communes, tel qu’évalué par la Direction de l’Appui aux Collectivités Locales de la SAED (dernière situation ayant servi de base à la signature du protocole), Demet aurait 5209, 03 ha et Dóɗél 2318, 8 ha ; soit un total de 7522,03. Comme il faut distraire les 300 ha destinés aux populations de Demet, il ne reste plus que 7222, 03 pour le projet. Il apparaît ainsi que le potentiel de Bañnje avait été surévalué par le maire de Dóɗél : il croyait que ce terroir appartenait à sa seule commune alors qu’il appartient en réalité aux communes de Dóɗél, de Demet et de Duumga-Laaw. Et comme Duumga n’est pas concerné par le projet et que Demet ne veut donner, en définitive, que 521 ha, qui vont ainsi s’ajouter aux 2318, 8 ha de Dóɗél, on n’a plus que 2839, 8 ha disponibles dans le terroir de Bañnje ; d’où la nécessité impérieuse d’extension de l’assiette du projet au nord et à l’ouest du site initialement visé pour compenser les 7160, 2 ha manquants pour faire 10 000 ha. C’est ainsi que fut intégré dans ledit projet ce qui restait de la réserve foncière des villages de Siñcu-Daŋɗe, Daara-Halayɓe, Yennaake, Ndormbos, Céénel-Saakooɓe, Saasél-Taalɓe, Bééli-Cówi, Puri, Booga, Jiñcu-Joom, Gurél-Maalikél, Gurél-Bayal et une partie de la réserve de Marda, Leeɗe, Paate-Galo, Daarél-Maaro, Gurél-Sakééji et Woowa.

C’est le lieu de préciser que cette extension s’est faite sous la pression du gouverneur qui a mis les chefs de villages et les gestionnaires coutumiers devant le fait accompli et a abusé de son autorité pour arracher une délibération expéditive du conseil communal.

En résumé, si ce projet devait passer tel quel, de nombreux hameaux devront être rayés de la carte parce qu’ils sont au cœur de l’assiette du projet. Plusieurs villages de plus de 3500 habitants n’auront plus d’espace vital. Par espace vital, entendons terrains de culture, terrains de pâturage, pour nourrir le bétail, terrains de pêche et même terrains d’habitation. En un mot, ils sont condamnés à une mort certaine. Dans ces conditions, inutile de dire que rien n’est réservé pour les générations futures de ces localités comme le recommande notre loi fondamentale et comme en a rappelé récemment la nécessité le Président de la République, en personne, en recevant le rapport de la Commission Sourang sur la réforme foncière. On se demande si les promoteurs du projet sont conscients de toutes ces conséquences néfastes. Cette affaire est encore plus grave que celle de Fanay de 2011 car, cette fois-ci, ce ne sont pas les terres du jééri (terres hautes et non inondables donc moins vitales pour les populations) qui sont ciblées mais les terres du waalo (terres inondables qui font vivre les villages). Rappelons pour mémoire que Senethanol voulait mettre la main sur 20 000 ha ; ce qui occasionna deux 2 morts dans des affrontements entre pro et anti-projet. Le président Abdoulaye Wade dût finalement suivre la voie de la raison : abandonner le projet.

II. QUELS ENSEIGNEMENTS TIRER DE CETTE SITUATION ?

La première question qui nous vient à l’esprit est la suivante : le jeu en vaut-il la chandelle ? L’amitié entre le Sénégal et le Maroc justifie-t-elle qu’on donne toute la réserve foncière qui faisait vivre de nombreux villages aux Marocains ? Aucun Sénégalais, à commencer par notre Président de la République lui-même, ne peut obtenir au Maroc 10 0000 ha, même éparpillés dans tout le royaume et encore moins d’un seul tenant !

La seconde question qui nous taraude l’esprit est celle-ci : peut-on faire le bonheur de populations paysannes (objectif affiché) en leur prenant toutes leurs terres ? La réponse ne peut être que non. Les propositions d’Afri Partners sont même loin d’être favorables ; elles sont plus proches de transformer des populations, jadis libres et maîtresses de leurs terres, en ouvriers agricoles (c’est la conclusion de la commission ad hoc de la commune de Demet). Dans ces conditions, la conception de ce projet doit être très sérieusement revue ; nous ferons plus loin des propositions concrètes à ce sujet, montrant ainsi que les populations ne s’opposent pas à l’octroi de terres. Ce qu’elles refusent, c’est une spoliation qui ne dit pas son nom. C’est le lieu de rappeler que la terre n’est pas pour ces populations sédentaires un simple moyen pour vivre mais elle fait partie de leur identité ; en leur prenant toutes leurs terres, on porte une terrible atteinte à cette identité ; cela n’est pas loin de ressembler à une amputation sans anesthésie !

La troisième question est relative à la densité de la population et des villages dans cette partie de l’Île-À-Morphil. Celle-ci est telle qu’envisager un projet de cette ampleur suppose nécessairement la disparition de la réserve foncière des populations, donc la disparition de l’agriculture locale. Si les hautes autorités de ce pays ne le savaient pas, qu’elles le sachent. On voit ainsi que l’agriculture capitaliste, avec de grands espaces, ne peut pas cohabiter avec la voie paysanne, c’est-à-dire l’agriculture de type familial : les deux formes d’agriculture sont totalement antinomiques. La cohabitation ne peut être envisagée que dans le cas où l’exploitation de type capitaliste est de taille raisonnable, c’est-à-dire une taille qui laisse aux collectivités environnantes un espace vital suffisant pour leur épanouissement.

La quatrième question concerne la place du projet envisagé dans l’atteinte des objectifs d’autosuffisance en riz. Compte tenu du choix de faire du riz haut de gamme (p. 3 du protocole) en prenant toute la réserve foncière, le projet, loin de contribuer à l’autosuffisance, accentuera plutôt le déficit en riz du pays car le riz haut de gamme ne peut qu’être exporté, étant hors de portée de la bourse de la majorité des Sénégalais. Nous connaissons déjà ce curieux phénomène avec la culture de l’arachide depuis la période coloniale, où un déficit vivrier a été créé du fait de cette culture. Mais l’exemple le plus pertinent, c’est qu’aujourd’hui encore, malgré l’indépendance, avec une huile d’arachide haut de gamme produite au Sénégal, nous sommes obligés d’importer des huiles bas de gamme dont les prix sont plus conformes à notre pouvoir d’achat pour couvrir nos besoins ! Le Sénégal n’a donc aucun intérêt à brader ses terres et à menacer l’existence de sa paysannerie pour des retombées économiques quasi nulles, Afri Partners étant une société étrangère dont les bénéfices ne resteront donc pas dans le pays.

Face à tous ces inconvénients, nos décideurs doivent, si l’intérêt national les préoccupe, conseiller fortement à leurs partenaires marocains de revoir le projet de manière à ce que tous les protagonistes y trouvent leur compte. Que faire alors ?

III. QUE FAIRE ?

1. La première chose (conforme au bon sens du commun des mortels) à faire, c’est d’abandonner définitivement cette idée, inacceptable à tous points de vue, de tailler 10 000 ha d’un seul tenant à une société étrangère dans un terroir aussi densément peuplé. Le Président de la République Macky Sall, qui est un homme intelligent, ne peut et ne doit absolument cautionner ce qui serait une insupportable démission devant le capital étranger ; ce d’autant plus qu’il vient de rappeler lors de la réception du rapport de la Commission Sourang les dispositions relatives à la terre qu’il a fait adopter par référendum. C’est bien ici le lieu d’insister sur le fait que c’est lui-même qui a fait inscrire dans la Loi constitutionnelle n° 2016-10 du 05 avril 2016 :

« Art. 3. - Il est ajouté, après l’article 25 de la Constitution, un article 25-1, un article 25-2 et un
article 25-3 ainsi rédigés :

Article 25-1. - Les ressources naturelles appartiennent au peuple. Elles sont utilisées pour
l’amélioration de ses conditions de vie.

L’exploitation et la gestion des ressources naturelles doivent se faire dans la transparence et de façon à générer une croissance économique, à promouvoir le bien-être de la population en général et à être écologiquement durables.

L’État et les collectivités territoriales ont l’obligation de veiller à la préservation du patrimoine foncier […] et d’assurer la protection des populations dans l’élaboration et la mise en œuvre des projets et programmes dont les impacts sociaux et environnementaux sont significatifs.»

Le seul commentaire que nous ferons sur cette disposition sans ambiguïté de notre loi fondamentale, c’est de faire remarquer que l’octroi de 10 000 ha d’un seul tenant à un seul opérateur, de surcroît privé et étranger, n’est certainement pas la meilleure manière de préserver notre patrimoine foncier ! Nous sommes certain que le Président de la République, intraitable quand il s’agit du respect de la constitution (c’est ce qui l’a conduit à renoncer à sa promesse électorale de ramener son mandat de 7 à 5 ans), obligera tous les Sénégalais impliqués dans cette affaire à se conformer à leur devoir constitutionnel plutôt que de se mettre dans la voie d’y faillir au risque de s’exposer, ainsi, aux justes foudres de la loi (voir l’article 25-3 : « Tout citoyen est tenu de respecter scrupuleusement la Constitution, les lois et règlements… »).


2. Une aliénation de terres aussi vitales pour les populations sur une durée de 40 ans, renouvelable de manière quasi automatique (ce qui ferait 80 longues années), fût-elle sous forme de bail, est tout simplement inacceptable. Une durée de 20 ans, renouvelable si les populations y trouvent leur compte et le veulent bien, serait plus raisonnable.

3. Le projet n’étant donc envisageable que s’il peut cohabiter harmonieusement avec les exploitations familiales, l’élevage et la pêche, tout en préservant notre patrimoine foncier, nous proposons le schéma de redimensionnement suivant :

Plutôt que de le cantonner à deux communes (Dóɗél et Demet), l’étendre aux communes de Duumga-Laaw (chez Mountaga Sy, maire de Haayre-Laaw et Directeur de l’APIX), Madiina-Njaacɓe, et Gamaaji-Saare. L’avantage d’une telle extension pour les collectivités, c’est que les 10 000 ha pourraient être répartis en 5 lots de 2 000 ha en moyenne. En poussant l’extension vers les communes de Njaayeen-Penndaaw et de Bokke-Jalluɓe, on pourrait même faire des lots encore moins grands (1428, 5 ha), donc encore plus supportables pour les terroirs traditionnels et les populations. Comme tout cela tient sur une distance d’environ 100 km, Afri Partners devrait pouvoir accepter un tel redéploiement. Cette solution doit avoir la faveur des autorités car elle a déjà l’avantage d’avoir été adoptée par la commune de Demet qui donne globalement 500 ha au projet ; ce qui représente seulement 10% de sa réserve foncière estimée à 5209, 03 ha. La diminution de la superficie initialement promise (1500 ha) montre bien que des élus locaux, conscients et soucieux des intérêts de leurs mandants, ne peuvent pas être d’une générosité débordante pour ce genre de projet comme ceux de la commune voisine, moins bien informés et moins indépendants économiquement. Si on veut avoir l’adhésion des populations à l’introduction de l’agro-business, la première chose à éviter c’est de trop mordre sur leur espace vital mais les autorités le veulent-elles ? Il faut aussi que ces autorités évitent de confondre l’adhésion des instances délibératives, pas toujours représentatives et moins indépendantes, avec celle des populations elles-mêmes. C’est une telle erreur qui avait été à l’origine des tragiques événements de Fanay.

4. L’autosuffisance en riz et la garantie de la paix sociale passent par une politique plus engagée de la part de l’État et non par le tout-agro-business si gros de dangers pour notre pays :

  • Les aménagements de grands périmètres doivent être relancés dans toute la vallée et principalement dans cette partie de l’Île-À-Morphil. Dans cette logique, le Président de la République doit donner des instructions fermes à la SAED pour la réalisation des quatre cuvettes prévues dans le cadre du premier Millenium Challenge américain pour atténuer le retard de cette partie du pays en matière de grands aménagements. Il s’agit des cuvettes de Podor Commune, de Gamaaji-Saare, de Woowa et de Siñcu-Daŋɗe. C’est le lieu de préciser que les deux dernières cuvettes ont été happées par le projet marocain ; ce qui ressemble à une provocation à l’endroit des populations. Ce que les autorités doivent faire pour atténuer le ressentiment de celles-ci, c’est d’aménager d’urgence ces cuvettes dont les études de faisabilité ont déjà été faites. Cela ne devrait pas être difficile dans la mesure où deux sources de financement peuvent déjà être envisagées : les fonds du nouveau Millenium Challenge ou les 60 milliards accordés depuis quelque temps par un pays ami, justement pour le développement de la riziculture.
  • La politique d’équipement des exploitations, si heureusement initiée par le Président Macky Sall, doit être poursuivie et amplifiée. Elle doit être complétée par cette autre initiative consistant à offrir un aménagement gratuit à tout exploitant pouvant justifier d’une affectation de terres en bonne et due forme (source SAED).
  • Le taux du crédit agricole doit être étudié de manière à permettre aux producteurs de s’en sortir plutôt que de n’être qu’au service du profit maximum et immédiat des banques. Une telle action pourrait booster la production rizicole, contribuant ainsi à l’autosuffisance en riz.
  • Dans le même ordre d’idées, l’État doit être plus ferme dans la promotion de la consommation du riz local pour inciter les Sénégalais à se détourner de ces riz importés qui ne sont dignes que des volailles dans certains pays.

CONCLUSION

En conclusion de cette contribution, nous réaffirmons n’avoir fait que notre devoir d’universitaire et de porte-voix des sans-voix. Ce rôle se fait dans les deux sens : quand les autorités font ce qui mérite d’être loué, nous le louons. C’est ce qui nous a conduit à aller jusqu’à Demet, le 7 mars, pour applaudir, aussi bien au sens propre que figuré, le Président de la République pour les gestes de haute portée économique consistant à lancer les travaux de ce que nous avons déjà appelé la trans-Île-À-Morphil et à inaugurer la ligne moyenne tension qui consacre l’électrification de la zone. C’est également ce qui nous a décidé à le féliciter publiquement dans notre page Facebook. C’est dans le même état d’esprit que nous avons écrit le présent texte pour attirer l’attention des plus hautes autorités de ce pays sur les travers de notre politique de développement agricole. Ce développement doit faire l’objet d’une étude et d’une prise en charge toutes particulières. Il est inconcevable qu’un État soucieux de l’intérêt de ses populations laisse celles-ci négocier, sans encadrement, des protocoles avec des multinationales voraces et capables des pires coups tordus. Il est tout aussi inconcevable que son administration territoriale se retrouve du côté des investisseurs pour les aider à bâillonner les populations. Pour nous éviter les déboires des républiques dites « bananières » qui n’ont pas encore fini de payer les erreurs d’orientation commises par leurs premiers décideurs, notre État doit faire preuve de plus de responsabilité en n’ouvrant pas sans retenue les portes aux multinationales agricoles : notre mésaventure avec la CSS qui dure depuis les années 1970 devrait être mieux méditée qu’elle ne l’est aujourd’hui par nos autorités.

Pr Aboubacry Moussa LAM
Dakar le 21/4/2017 
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