Les villageois sans terre de Mauritanie, obligés d’aller enterrer leurs morts au Sénégal

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Près du village de Donaye, un jeune Mauritanien dans un champ de mil, en décembre 2016.
LE MONDE | 18.03.2017

Les villageois sans terre de Mauritanie, obligés d’aller enterrer leurs morts au Sénégal

Par Christophe Châtelot (Région de Boghé (Mauritanie), envoyé spécial)

A Donaye, au bord du fleuve, les terres ont été accaparées par un homme d’affaires maure. Négro-Mauritaniens et Haratine sont les grands perdants de la question foncière.

Du cimetière de Donaye, il ne reste rien. Le bulldozer a écrasé jusqu’aux pierres tombales. Un canal d’irrigation, aujourd’hui à sec, balafre le lieu. Pour enterrer leurs morts, les habitants de ce petit village d’agriculteurs négro-mauritaniens doivent maintenant emprunter leurs pirogues, se rendre sur l’autre rive du fleuve qui borde le village et passer au Sénégal, où reposent dorénavant leurs ancêtres. « Ceux qui meurent deviennent Sénégalais ! », ironise Amadou Moktar Wane, le chef du village.

Idem pour la culture du mil. Donaye est devenu un village sans terres, accaparées par un homme d’affaires maure. « Un Blanc », précise Amadou Moktar Wane. Dans ce pays recouvert en quasi-totalité par le désert, Donaye, et des dizaines d’autres villages situés le long des fertiles rives mauritaniennes du fleuve Sénégal, sont ainsi l’objet d’une lutte âpre et inégale.

Combat de la tradition et de la modernité, lutte sociale entre les populations locales noires ou d’anciens esclaves (Haratine) contre les tenants du pouvoir économique et politique, essentiellement issus de la communauté maure. Ces lignes de fracture tailladent la société mauritanienne depuis des lustres, bien avant son indépendance de la France en 1960.

A Donaye, elles se cristallisent autour de la question foncière. « Le village n’a plus d’espace vital. Nos champs ont été saisis, nous n’avons plus de prise sur nos terres ancestrales », se désespère Amadou Moktar Wane. Assis sur une natte, le chef du village tourne les pages d’un vieux registre de l’ancienne coopérative prouvant l’activité des locaux.

L’Etat joue sur des ambiguïtés

Le malheur de Donaye remonte à 1990. L’année précédente, les tensions avaient explosé entre la Mauritanie et le Sénégal, tensions identitaires, questions de souveraineté et aussi de propriété foncière sur les rives du fleuve où, d’un côté et de l’autre, vivent les mêmes communautés ethniques, les mêmes familles, établies depuis toujours.

« En 1990, se souvient Amadou Moktar Wane, l’armée est venue et nous a obligés à partir pour nous réfugier au Sénégal. » Pour quelque 20 000 Négro-Mauritaniens (sur une population totale de 4 millions d’habitants), l’exil durera vingt ans, jusqu’à la signature d’un accord organisant leur retour et l’appel lancé par le président Mohamed Ould Abdelaziz aux réfugiés, peu après son élection en 2010. « Sauf que quand nous sommes rentrés, les terres avaient été accaparées et l’on nous a empêchés de les récupérer », se lamente cet homme de 57 ans. Les terrains étaient passés aux mains d’un homme d’affaires de Chinguetti, dans l’ouest du pays. « C’est du racisme d’Etat. L’objectif est de nous chasser définitivement d’ici », lâche-t-il.

L’Etat joue sur des ambiguïtés du cadre déterminant la propriété foncière. En 1983, des Haratine (assimilables à des serfs), qui travaillaient leurs champs sans profiter des récoltes, se sont révoltés. Une loi domaniale adoptée cette année-là établit que la terre appartient à celui qui la travaille, ou l’a travaillée ; les autres, les terres dites « mortes », reviennent à l’Etat, qui peut alors les redistribuer. Tout est question d’interprétation, de procédures et d’enquêtes administratives. « Après les événements de 1990, l’Etat a profité que les agriculteurs avaient déguerpi pour donner les terres à des commerçants et des militaires maures », dénonce Kane Amadou Tijane.

Issu d’une noble lignée, cet ex-banquier fut aussi le maire de Dar El-Barka, proche de Donaye. « La charia, la loi islamique, qui est inscrite dans la Constitution, est source de droit. Pour la propriété foncière, elle établit que des témoignages dignes confirmant que tel ou tel travaillait une terre valent titre de propriété sur des terres qui se transmettaient de génération en génération. Chacun est témoin de la propriété de son voisin. C’est important dans un pays où il y a beaucoup d’analphabètes et où le cadastre remonte à l’époque coloniale », détaille Kane Amadou Tijane, qui dénonce « une discrimination sur des lignes communautaires », sous-entendu au profit des Maures.

L’Etat récuse cet argument. Dans un entretien réalisé à Nouakchott en décembre avec Le Monde, le président Mohamed Ould Abdelaziz rejetait l’idée de toute « spoliation ». Avant sa première élection en 2009, il avait promis pourtant de s’attaquer à la question foncière liée au règlement du « passif humanitaire », terme consacré pour évoquer les événements tragiques de 1990. Dans le village de Diata, victime lui aussi de cet accaparement, on y a cru. « Tout le monde avait voté pour lui, aujourd’hui c’est fini », avertit Abdoul Limane. Cet ancien gros propriétaire avait hérité du terrain de ses ancêtres. « Je me suis fait arnaquer par l’Etat », dénonce-t-il.

« Violence et humiliation »

Mais le président Abdelaziz n’en démord pas : « L’Etat a redistribué des terres vides, non cultivées. On ne peut pas interdire aux nordistes de faire de l’agriculture dans le Sud. Il se trouve qu’il y a des zones vides qui ont été attribuées, où l’on a introduit l’agriculture industrielle. » « Et puis, lâche-t-il comme un argument choc, les Maures sont majoritaires dans le pays. » Ici, le recensement est une arme politique. Il est vrai que les paysans n’ont souvent que leurs mains et des outils sommaires.

Mais l’objectif de modernisation ne fait pas dans la demi-mesure. En 2002, l’Etat a ainsi attribué 50 000 hectares de terres agricoles à une société saoudienne, une surface englobant plusieurs villages, dont celui de Dar El-Barka et des terres objectivement cultivées. Face à l’opposition des populations locales, l’Etat a fait machine arrière. Un peu plus de 3 000 hectares ont toutefois été attribués à la Société arabe de prestation agricole qui, malgré son nom, dissimule des investisseurs mauritaniens, selon Kane Amadou Tijane.

Pour avoir voulu s’opposer à eux, Ibrahima Ould Inhallah, agriculteur et imam de la mosquée Reghba à Dar El-Barka, a passé trois semaines en prison en 2015. Face aux forces de l’ordre et au gouverneur venus sur place, il avait refusé de quitter le terrain sur lequel, comme ses ancêtres, il venait de planter des semis. « Nous demandons en vain la justice, qu’on reconnaisse nos droits de propriété. En retour, nous n’avons que brutalité, violence et humiliation », dénonce-t-il, déterminé à poursuivre son combat.

Christophe Châtelot
Région de Boghé (Mauritanie), envoyé spécial

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