Les « translatinas » et l’accaparement des terres en Amérique Latine.

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"Le cas le plus dramatique est celui du Paraguay," explique Cristóbal Kay

Cent papiers | le 10 décembre 2013

Les « translatinas » et l’accaparement des terres en Amérique Latine.

par Sally Burch *

L’accaparement de grandes étendues de terres, en anglais « land-grabbing », phénomène apparu principalement durant la dernière décennie et qui s’est accentué à partir de la crise alimentaire de 2008, est en train de transformer radicalement la structure agricole mondiale, en déplaçant les paysans et en renforçant l’agro-industrie. En Afrique et en Asie, ce phénomène est principalement lié à des accords entre États : un gouvernement donne son accord à l’achat ou à la location de grandes étendues (cent, deux-cent mille hectares ou plus) dans un autre pays pour produire de la nourriture sous son propre contrôle et l’exporter afin de garantir la sécurité alimentaire de sa population.

En Amérique Latine, ce procédé présente sans aucun doute une caractéristique distincte, comme l’explique Cristóbal Kay, spécialiste en développement et réforme agraire. En effet, sur notre continent, ce ne sont pas les États mais principalement les « translatinas » [les grandes entreprises latinoaméricaines] qui investissent dans les pays voisins. Dans une interview avec ALAI, Cristóbal Kay signale que plus ce processus se développe, plus il est difficile d’imaginer une réforme agraire dans les pays concernés.

Cristóbal Kay est un universitaire spécialisé dans la théorie du développement, ayant effectué ses études au Chili et en Angleterre, et actuellement professeur à l’Institut d’Études Sociales de La Haye. Il nous rappelle qu’en Amérique Latine, ce phénomène a pour origine la « décennie perdue » des années 80 et ses politiques néolibérales. Lorsque les États ont revu à la baisse leurs politiques de crédit et d’assistance technique aux paysans et ont réduit les droits de douane sur l’importation de nourriture, l’économie paysanne s’est marginalisée et beaucoup de paysans ont dû chercher d’autres sources de revenu, voire émigrer. En revanche, les secteurs ruraux bénéficiaires ont été les producteurs agricoles capitalistes qui avaient accès aux investissements et les connaissances nécessaires pour entrer sur les nouveaux marchés d’exportation avec de nouveaux produits comme le brocoli, les légumes, les fruits et le palmier à huile africain.

Ce phénomène, nous dit Kay, « a totalement modifié la structure agricole, mettant en marche un processus de concentration des terres et de capitalisation du secteur agricole… Ces exploitations se sont développées, souvent via l’incorporation de terres paysannes ou la déforestation de l’Amazonie, ce qui a créé de nouvelles frontières agricoles ainsi qu’une série d’effets négatifs sur l’écologie de ces pays. ». Cette nouvelle structure agricole emploie une main d’œuvre temporaire, sans stabilité du travail et à des salaires très bas. Dans le cas des cultures mécanisées, comme celle du soja, elle ne crée que très peu d’emplois. « En un demi-siècle, entre 1960 et 2010, la surface cultivée en soja est passée de 260 000 à plus de 42 millions d’hectares. Elle a donc été multipliée par 160. », nous signale le chercheur.

Notre conversation sur ce thème se poursuit, et Kay nous explique comment le processus actuel d’accaparement des terres en Amérique Latine obéit à des paramètres inédits au niveau mondial, étant donné qu’il s’agit essentiellement d’entreprises venant d’un pays latinoaméricain qui investissent dans un autre pays latinoaméricain.

* * *

CK : Ce sont de grandes entreprises qui contrôlent déjà 50 000, ou 100 000 hectares, par exemple en Argentine ; qui ensuite investissent au Paraguay ou en Uruguay, principalement dans le soja ou dans l’élevage et les pâturages. Et le Brésil fait la même chose : beaucoup d’entrepreneurs agricoles brésiliens qui, il y a déjà trente ou quarante ans, ont acheté des terres dans la partie orientale de la Bolivie, possèdent maintenant environ un tiers des terres de cette région. Ils contrôlent approximativement 40 ou 50 % de la production de soja en Bolivie.

Le cas le plus dramatique est celui du Paraguay. Dans ce pays, pas loin des deux tiers de la production totale de soja sont contrôlés par des capitaux, des investisseurs, ou des propriétaires terriens – en majorité des brésiliens mais on dénombre aussi beaucoup d’argentins. Cela soulève donc le problème de la souveraineté nationale, car une grande partie des investissements en foncier agricole réalisés par des brésiliens et des argentins a lieu dans la zone frontalière de ces pays. De plus, la culture du soja est la culture principale au Paraguay, donc contrôler les deux tiers de la production de soja – je n’ai pas le chiffre exact – cela équivaut pour ces capitaux latinoaméricains à contrôler environ 40 % de la production agricole totale du pays.

Aujourd’hui, beaucoup de ces capitaux latinoaméricains sont associés à des capitaux internationaux. Prenons l’exemple du célèbre financier George Soros. Soros possède une société qui finance l’achat de terres via une entreprise en Argentine. Celle-ci réalise des investissements à grande échelle et utilise d’imposantes machines agricoles.

Il y a donc quelques capitaux étrangers, mais ils ne constituent pas la force motrice de ce changement ; cette force provient bien des capitaux de certains pays latinoaméricains – y compris de petits pays comme le Chili, qui dispose d’un avantage certain dans l’industrie forestière. Un groupe forestier chilien possède plus d’un million d’hectares dont la moitié se trouve hors du Chili : en Argentine, au Brésil et au Paraguay. Comme il n’y a plus de terres aptes à la reforestation au Chili, ces capitaux chiliens investissent dans d’autres pays latinoaméricains, où les terres sont toujours relativement abondantes. Cette pratique aussi a un impact écologique, surtout à cause de la monoculture de l’eucalyptus, qui absorbe beaucoup d’eau, et de celle du pin ; ce procédé épuise les sols et les rend très difficiles à recultiver.

Sally Burch : Ces investissements dans les terres sont-ils aussi liés à la spéculation du secteur financier ?

CK : Oui, car la terre a l’avantage de ne jamais perdre sa valeur, c’est un investissement stable, surtout si les prix agricoles continuent à augmenter, et il est très probable qu’ils ne redescendront jamais aux niveaux pré-crise de 2008. Mais la spéculation concerne plutôt les nouvelles cultures que j’ai mentionnées : le palmier à huile ou palmier africain, le soja et la canne à sucre. On peut appeler ces trois cultures des « cultures passe-partout ». Un collègue de La Haye, Saturnino Borras, les appelle « flexcrops », qu’on peut traduire par « cultures passe-partout » car on peut les utiliser de diverses façons, pour produire soit de l’huile, soit de la nourriture, soit des biocarburants. Et c’est là que réside tout l’avantage, elles s’adaptent selon les prix de la nourriture : par exemple, s’ils sont bas, la canne à sucre ou le soja serviront à produire de l’éthanol. La spéculation se fait donc en fonction de la fluctuation des prix internationaux pour chacun des produits. Cela donne de la flexibilité au capital, et le capital essaie toujours de maximiser les gains et les revenus grâce aux marchés internationaux.

Quelles sont, à votre avis, les implications futures de la situation que vous venez de décrire ? De quoi faut-il s’inquiéter ? Quelles seraient les alternatives face à cette situation ?

La superficie des terres accaparées par ces nouveaux capitaux est largement supérieure à celle des anciens grands domaines (les « latifundia »). Les terrains ont des surfaces de 100 000 hectares, parfois même d’1 million d’hectares ; c’est du jamais vu, historiquement parlant. À la différence des « latifundia », ces capitaux ne sont pas exclusivement agricoles. En effet, beaucoup de ces nouveaux investisseurs viennent de l’agro-industrie, de l’industrie forestière et de l’industrie du traitement de la canne à sucre et de la palme africaine. Ils proviennent également, dans le cas de capitaux étrangers, de capitaux miniers ou financiers, et même commerciaux, puisque certains supermarchés investissent aussi. Par conséquent, il ne s’agit plus seulement d’un capital agricole, mais d’un capital qui provient de sources diverses et qui contrôle la chaîne de production. C’est toute la chaîne de valeur qui est entièrement intégrée et contrôlée par ce capital d’entreprise, qui a un pouvoir énorme car il connaît le marché international, il a accès aux dernières techniques de production et il a la capacité de financer les machines agricoles, les moissonneuses-batteuses et les industries de transformation.

Dans un marché libre comme celui-ci, les gouvernements ne sont pas en mesure de négocier ou de chercher des accords plus avantageux pour leurs pays. Il existe peut-être quelques petites restrictions.

Ce processus a eu de nombreuses répercussions, comme je l’ai déjà dit, il a provoqué le déplacement de certains secteurs paysans et créé des conflits avec des peuples indigènes. Certains investissements miniers ont des conséquences similaires, même si ces cas sont moins connus. Le problème, c’est que beaucoup de ces zones que les gouvernements disent vides, qui appartiennent à l’État, abritent des populations locales, indigènes, qui ont leurs racines dans ces zones et qui sont déplacées du fait de ces investissements.

Sur la question de la vision du futur, surtout dans l’optique d’une possible réforme agraire, je pense qu’elle serait beaucoup plus complexe de nos jours, car le paysan n’est plus face au seigneur féodal avec qui il avait une relation patronale et clientéliste.

Avant, il y avait un ennemi évident – pour ainsi dire – contre lequel on pouvait mener la lutte sociale. On pouvait lutter contre les patrons, contre les propriétaires terriens qui possédaient cette zone depuis déjà plusieurs siècles, contre l’ancien « latifundium ». Aujourd’hui, on est face à des groupes d’investissement, souvent des sociétés anonymes. Alors comment avoir une politique d’expropriation ou de redistribution des terres face à un capital qui peut facilement vendre les terres ou se déplacer vers un autre endroit ?

De plus, il ne s’agit plus, comme avant avec le « latifudium », d’exproprier des terres improductives et non cultivées. Non, puisqu’on est face à des grandes exploitations capitalistes, qui réalisent d’importants investissements dans la haute productivité et la haute technologie, et qui sont totalement intégrées au marché international ; les gouvernements sont donc réticents à critiquer ces entreprises.

Aujourd’hui, les réformes agraires devraient également être beaucoup plus participatives : elles devraient prendre en compte les besoins des communautés indigènes, et, contrairement aux réformes agraires des années 50, 60 et 70, elles devraient inclure une option de genre pour intégrer les femmes dans le processus de réforme, et, bien sûr, y inclure une vision écologique globale, absente des reformes des années 50 et 60. Face à cette nouvelle situation, il est donc beaucoup plus difficile d’avoir un vrai programme pour une réforme agraire massive.

Par conséquent, afin de tenir tête à de grands groupes comme Monsanto, la lutte sociale doit elle aussi devenir un mouvement transnational, comme l’est devenu la Vía Campesina. Il faut construire un mouvement paysan interconnecté et solidaire qui s’internationalise en unissant ses efforts dans chaque pays pour une lutte plus globale contre les cultures transgéniques et contre le grand capital financier et en émettant des propositions au niveau de la communauté internationale (par le biais des Nations Unies, via la FAO, etc.) car c’est là que se trouvent les forces politiques.

Et il faut s’allier avec les mouvements écologistes, avec les mouvements qui souhaitent maintenir la biodiversité génétique, avec ceux qui s’opposent aux supermarchés, ceux qui souhaitent renforcer les marchés locaux et les cultures locales, pour que le paysage ne soit pas envahi par la monoculture, etc. En conjuguant les efforts des secteurs ruraux et des secteurs sociaux urbains, nous pouvons créer une alliance politique transnationale et réussir à changer ce modèle de monoculture et d’économie prédatrice. Voilà l’objectif final, mais, heureusement, on peut se fixer des objectifs intermédiaires.

Sally Burch pour Alai-Amlatina

Alai-Amlatina. Equateur, le 13 novembre 2013.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Eva Tanquerel

El Correo. Paris, 6 décémbre 2013.

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