J’ai failli acheter de la terre Out of Africa

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Journal du Dimanche  |  30 novembre 2013

J’ai failli acheter de la terre Out of Africa

Au cours de son reportage au Kenya sur les achats massifs par des pays étrangers de terres inexploitées, notre envoyée spéciale Karen Lajon a essayé de devenir propriétaire au pays de Karen Blixen.

Une annonce sur un site et je prends mon téléphone. "Je souhaiterai acheter de la terre." Pas de problème me rétorque mon interlocuteur à l’autre bout de la ligne. "Qu’est-ce que vous voulez? De la terre pour cultiver et produire, de la terre pour construire et investir ou pour vous bâtir une maison?" La tête me tourne. Autant de possibilités, et finalement peu de réponses de ma part, je ne pensais pas que ce serait si facile. Je préviens tout de même mon interlocuteur. "Oui, mais je suis étrangère, est-ce que c’est un problème?" Non pas du tout. "Il y a quelques restrictions mais on peut toujours s’arranger." J’ai jeté mon dévolu sur les terres du Kikuyu Land, ces guerriers kenyans dont on dit qu’ils sont fort valeureux. Pour le vendeur c’est une bonne idée, il y a beaucoup d‘opportunités. Il prend mon mail, afin de m’envoyer toutes les ventes disponibles du moment.

A Mombasa, ville portuaire du sud du Kenya très fréquentée par les touristes, je m’enhardis. Je rentre dans une agence immobilière. Etrangère? Pas un problème! "Ce sera un bail de 99 ou de 999 ans", m’affirme le vendeur. L’emplacement? Pas de quoi l’affoler non plus. Il propose la côte (le plus prisé) et l’intérieur du pays. Le prix? Là, çà dépend du lot et de là où il se trouve. En toute logique l’intérieur du pays est beaucoup plus accessible. Voilà pour moi. Mais eux là-bas, que j’aperçois dans une vaste parcelle desséchée par le soleil, et  en bordure d’un chemin de poussière? Qu’est-ce qu’ils font?

A qui appartient la terre?

Ils creusent. Sous un soleil de plomb avec une misérable pioche, ils creusent le sol et désherbent. Ce sont des voleurs de terre. Evidemment, ils prétendent le contraire. Une femme qui refusera de donner son nom, approche très vite auprès des deux hommes qui étaient entrain de creuser. Elle affirme vouloir construire une école, elle en possède déjà deux, non loin d’ici, et oui bien sûr, que cette terre est sienne. La preuve, elle en connait toute l’histoire. "C’était à un Asian (Indien) qui possédait 50 hectares. Il avait transformé cet endroit en verger, regardez ces manguiers! Et puis un beau jour, en 1973, il est parti." Le gouvernement reprend les rênes et  crée de façon temporaire un camp de réfugiés somaliens. Puis, selon elle, la terre a appartenu à tout le monde. Quatre cent familles s’y seraient installées. La femme affirme qu’elle a les papiers qui prouvent qu’elle possède une partie de ces 50 hectares. Mais elle ne les a pas sur elle.

Des situations kafkaïennes de ce genre, le Kenya en regorge. Des parcelles vides qui selon les  ou les autres appartiennent à untel ou untel. Au gouvernement, à madame, à monsieur, bref à qui parle le premier. Il y a deux ans, le nouveau président Uhuru Kenyatta a voulu y mettre bon ordre. Il a révisé la Constitution, mettant un frein à l’acquisition libre et quasi éternelle des terres par les étrangers. Mais il a aussi voulu dompter les spéculateurs locaux. "Après l’Indépendance", explique la ministre de l’Aménagement du Territoire, Charity Ngilu, "il y avait trop de gens qui utilisaient la terre  comme un outil de production, et beaucoup en revanche qui s’en servaient pour alimenter une forte spéculation. Avec cette nouvelle Constitution, nous  nous assurons que la terre acquise est bien destinée à une production précise. Désormais, avant chaque acquisition, le gouvernement est en droit d’exiger à qui la terre est vendue, à quoi elle va servir, que ce soit dans un but commercial ou agricole. L’Etat se réservant le droit de casser toute vente".

Sur le papier la Constitution cadrerait donc l’achat des terres gouvernementales aux étrangers et ferait la part belle au peuple kenyan. "Nous voulons que tout Kenyan puisse acheter du terrain, affirme encore Madame le ministre. Désormais les terres de  l’Etat peuvent être cédées à des particuliers". Si certains croient avec ferveur qu’il existe dorénavant une conscience politique africaine qui irait à l’encontre de cette braderie de terres aux étrangers, pour se substituer à la protection des populations en la matière, d’autres restent prudents. Comme Ibrahim Mwathane, président de Land Development and Governance Institute qui clairement veut faire confiance à cette nouvelle initiative. "Le principe de tout changement de Constitution, c’est que cela profite au peuple", dit-il en pesant ses mots. "Mais pour l’instant, le cadre législatif demeure flou. Je redoute que les priorités du gouvernement ne soient pas les mêmes que celles des régions concernées."

Attention aux voleurs

Mais gare aux surfaces vides. La Ministre  Charity Ngilu est catégorique. "Il est impératif de produire quelque chose sur les terres que vous prétendez posséder, sinon le gouvernement les confisquera. Ce sont les termes de notre nouvelle Constitution." Menaces à peine voilées à tous ceux qui occupent des hectares sans rien y faire pousser. Mais cette nouvelle Constitution ne semble pas être parvenue chez cette dame qui prétend bâtir une école, et encore moins chez ce vieil homme,  Benjamin  Oyuga, 63 ans, retraité d’une filiale des ciments Lafarge et qui affirme, quant à lui, que cette étendue de terre en réalité lui appartient. "Nous avons acheté ce lieu en 1982. 150 ouvriers de la filiale Bamburi, on pensait à nos vieux jours. Un hectare chacun." Il a tellement peur qu’il n’ose même pas descendre de la voiture et regarde, effaré, ces deux ouvriers s’attaquer à ce qu’il prétend être son bien. La vérité dans tout cela? "Des voleurs de terre, rien d’autre, tous à mettre dans le même sac."

"Lots to sell", lots à vendre. Des  pancartes de ce genre pullulent dans le paysage  à Mombasa. Cette course à la terre a perturbé les esprits et provoqué nombre de tentatives d’extorsions. Des histoires comme çà, il y en a à la pelle au Kenya. La terre n’est pas seulement convoitée par les étrangers de tout bord ou par les gros investisseurs qui cherchent de nouveaux débouchés, la terre est un vrai sujet de discorde, voire de haine et de mort, entre les Kenyans eux-mêmes. Lors de la dernière élection, l’acquisition des terres avait été fortement instrumentalisée et avait provoqué une flambée de violence inouïe. A Mombasa, le tribunal explose littéralement sous  les litiges entre vendeur et acheteur ou plutôt entre voleur et volé.

Aux juges de trancher

Kadzeha Ngala, 80 ans, dit sans doute la vérité. Sa parcelle est à la fois trop modeste et trop grande pour engendrer un mensonge. Il vit ici avec ses deux femmes (la troisième est morte) et ses 14 enfants depuis plus de 30 ans. Dans un coin, on peut même apercevoir la tombe de son fils aîné. Et puis un triste jour de 2003, un homme de la tribu des Kikuyu a réclamé la parcelle du vieillard. L’impudent a dû battre en retrait mais ce fut le début de la fin pour la famille Ngala. Une voisine du bout de la rue, une businesswoman bien sympathique qui tient une blanchisserie, a soudainement décidé que la terre de ses voisins lui appartenait. La dame a du pouvoir.  Elle saisit le tribunal local. La police vient la nuit tout détruire et saccager. Il y a 48 personnes qui vivent ici. La famille cultive le sol, fait pousser des légumes, les arbres donnent des fruits. Aujourd’hui, ce n’est que désolation et misère. Les fils aînés ont quitté leur lieu de naissance pour aller en ville, dans des appartements qui coûtent cher. Les chiens sont aussi maigres que leurs maîtres. Bien rangée dans une enveloppe, une pile de factures : ce sont les 200 shillings de caution, multipliés par le nombre d’adultes présents, que la famille doit payer  à chaque fois que leur voisine saisit le tribunal. Le 4 décembre prochain, ce sera le premier jour du procès. "On espère que le juge va nous donner raison", soupire le patriarche, acculé à une vie de misère sans nom.

Karen Lajon, envoyée spéciale à Mombasa (Kenya) - Le Journal du Dimanche
samedi 30 novembre 2013
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