On accapare bien les terres

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Le gouvernement camerounais accuse la filiale du groupe français Bolloré, Bolloré Africa Logistic, de "pollution des eaux du fleuve Wouri" et de "déversement d'hydrocarbures". | AFP/Clement Yango
Le Blog de Nicole | Jeudi 20 juin 2013

Article publié par Le Monde, le 20.6.2013


On accapare bien les terres

Par Christophe Châtelot

"Mais qu'est-ce que j'ai fait de mal ?" Mercredi 5 juin, à Puteaux, Vincent Bolloré s'enveloppe d'une candeur inhabituelle pour un capitaine d'industrie aux dents longues, dont le chemin vers la réussite est jalonné des cadavres de concurrents plus tendres que lui. "Mais qu'est-ce que j'ai fait de mal ?" La question feint la surprise. Vincent Bolloré vient d'être tiré de l'assemblée générale annuelle de son groupe par une poignée d'"enquiquineurs" venus de leurs villages africains crier leur colère devant le siège du groupe Bolloré, un immeuble "seventies" aux allures de barre HLM de la banlieue parisienne.

Qu'est-ce que Vincent Bolloré a donc fait de mal ? La réponse à la question se résume à un anglicisme : "Landgrabbing", autrement dit l'accaparement de grandes surfaces de terre, un sport en pleine expansion pratiqué essentiellement par des multinationales. Et surtout sur le terrain africain, "principale région ciblée", selon Land Matrix. Pour cette organisation non gouvernementale qui s'est fixé pour tâche de répertorier et de promouvoir la transparence des opérations d'acquisition de terre à grande échelle, au moins 20 millions d'hectares ont été acquis dans ce cadre. Une comptabilité partielle, prévient Land Matrix.

On connaissait l'insatiable appétit des pays développés – rejoints, voire dépassés ces dernières (années) par les émergents, Chine en tête – pour les mines de cuivre du Congo, le pétrole du golfe de Guinée ou les diamants du Zimbabwe. Mais après le sous-sol, dont les réserves africaines inexploitées ne sont pas près de se tarir, la surface de la Terre est la nouvelle richesse convoitée par les investisseurs. "On assiste à une véritable ruée", observe Alain Antil, spécialiste de l'Afrique à l'Institut français des relations internationales (IFRI). Une ruée lancée il y a dix ans, mais dont le rythme s'accélère.

Les raisons sont connues. C'est tout d'abord l'augmentation du nombre de bouches à nourrir sur la planète. La population mondiale a plus que doublé au cours des cinquante dernières années, pour atteindre 6,8 milliards d'habitants en 2010. Il y a ensuite l'augmentation du niveau de vie dans un certain nombre de pays émergents, qui s'accompagne d'un changement des habitudes alimentaires. En clair, semble-t-il, plus on gagne d'argent, plus on mange de viande. Y compris en Inde, paradis des végétariens, où les experts de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) ont noté un appétit croissant pour les régimes carnés. Qui dit viande dit troupeaux, et l'élevage est grand consommateur d'espace.

Or, de l'espace, l'Afrique en dispose plus que d'autres continents. Ce qui ne signifie pas, non plus, qu'il soit libre. Le 5 juin, à Puteaux, c'est exactement ce que ces villageois venus spécialement du Cameroun, de Sierra Leone, du Liberia, et de Côte d'Ivoire ont dit à Vincent Bolloré. Riverains de méga-plantations du groupe, ils se disent lésés. Tel un cahier de doléances, la lettre remise à l'homme d'affaires dénonce les conditions de vie et de travail, au sein ou à proximité des immenses plantations dans lesquelles il détient d'importantes participations. "L'impact du groupe que vous contrôlez sur nos vies est immense", s'insurgent les collectifs paysans.

"Germinal sous les tropiques"

Le texte vise cinq plantations de palmiers à huile au Cameroun et une au Nigeria, une plantation d'hévéas et de palmiers en Côte d'Ivoire, et deux autres au Liberia. Il s'élève contre "les pratiques dominantes" du groupe, l'"accaparement aveugle des terres ne laissant aux riverains aucun espace vital". Vecteur de modernisation technologique de l'agriculture africaine, l'apparition de ces méga-fermes peut en effet menacer l'avenir de la petite paysannerie et forcer l'exode rural.

Les paysans africains s'en prennent également à la "faiblesse des compensations accordées aux riverains", à la "réduction forte des services et des contributions au développement social des villages" et enfin au "mauvais traitement des populations par des escouades de gendarmes commandités ou employés de sociétés de gardiennage privées". L'association ReAct qui cordonnait cette action parle d'un "Germinal sous les tropiques".

Quelle que soit la réalité du "mal", les sociétés placées sous la coupe de la Socfin, la holding luxembourgeoise de Vincent Bolloré, ne sont pas les seules responsables. Comme dans le cas du pillage des ressources minières au Congo-Kinshasa, scandale par excellence, le "landgrabbing" se nourrit de "la mauvaise gouvernance dans nombre d'Etats africains", souligne Alain Antil. L'Ukraine, le Brésil ou l'Argentine vendent eux aussi à grande échelle des terres dont le produit est destiné à nourrir d'autres populations. Mais le cadre est à peu près régulé. Dans certains pays d'Afrique, en revanche, des dizaines de milliers d'hectares changent de mains à la faveur de contrats signés de façon expéditive sur le coin d'une table au-dessous de laquelle voyagent quelques valises de liquide. Mines de cuivre et champs de céréales, même combat, même prédation.

Pourtant, les dirigeants africains sont bien placés pour savoir que les questions foncières sont chez eux souvent explosives. On ne compte plus le nombre des victimes tombées lors d'innombrables petites guerres qui opposent chaque année, aux quatre coins du continent, les cultivateurs aux éleveurs à la recherche d'eau et de pâturages. En Afrique, savoir à qui appartient la terre revient à résoudre une équation complexe, où la coutume et le droit moderne s'entremêlent étroitement. Les "landgrabbers" devraient s'en souvenir.
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