Karuturi : une litanie de problèmes

TJN et al | 22 avril 2013 | English | Español

Réseau pour la justice fiscale (TJN) ▪ Forum SydGRAINAnywaa Survival OrganisationSouth Indian Coordination Committee of Farmers Movements ▪ Muungano wa Wanavijiji

Karuturi : une litanie de problèmes
Note de synthèse accompagnant le communiqué de presse du 22 avril 2013

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Sai Ramakrishna Karuturi

Karuturi Global Limited, société holding de droit indien et dont le siège est situé à Bangalore, peut se retrouver sous la loupe de l'administration fiscale du Kenya pour fraude fiscale, mais les plaintes déposées contre elle vont plus loin. La firme agroalimentaire, dont les activités d'exploitation agricole s'étendent de l'Éthiopie à l'Inde, tente d'esquiver les attaques portant sur les violations du droit du travail, les atteintes aux droits de l'homme et les questions environnementales. Même le Groupe de la Banque mondiale ne considère plus la demande de la société visant à couvrir le risque de ses investissements en Éthiopie. La présente note de synthèse résume les divers problèmes par lesquels Karuturi s'est fait connaître des mouvements pour la justice sociale dans le monde.

Fraude fiscale

Chaque année dans les pays en développement, environ mille milliards de dollars US disparaissent sans laisser de trace, pour se retrouver dans des paradis fiscaux ou des pays riches. La majeure partie de cette somme concerne des sociétés multinationales cherchant à éluder l'impôt là où elles opèrent.

Le montant qui, chaque année, sort des pays en développement sous l'étiquette de sorties financières non déclarées, qualifiées de fuite illicite de capitaux, s'élève à dix fois les flux annuels mondiaux d'aide et au double de la charge de la dette qu'ils payent tous les ans. Au cours de la période 2000-2008, l'Afrique était la région qui affichait la plus forte croissance réelle de fuite illicite de capitaux, à 21,9 % par an.

Si ces sommes étaient correctement déclarées et imposées dans leur pays d'origine, cela pourrait bien évidemment contribuer à faire respecter les droits de l'homme, comme le droit à l'éducation et aux soins de santé et de faire toute la différence en matière de lutte contre la pauvreté. Ce n'est qu'en raison de deux formes de fuite illicite de capitaux, appliquées par les sociétés (« la manipulation des prix » et « les fausses factures »), que les pays en développement perdent chaque année, au niveau de leurs recettes fiscales, trois fois le montant manquant pour atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement (comme l'enseignement universel, l'arrêt de la propagation du VIH et la réduction de moitié de l'extrême pauvreté).

(Pour toutes les informations à propos de la fraude fiscale ci-dessus et la manipulation des prix, veuillez consulter « Récupérer les milliards : comment l'Afrique et l'Europe peuvent mettre fin à la fuite illicite de capitaux » par Froberg et Waris, 2011)

Afin de vérifier les comptes des sociétés, l'administration fiscale du Kenya a mis sur pied en 2012 une équipe d'experts en matière de prix de transfert, en vue de déterminer si des activités de manipulation des prix de transfert et de fraude fiscale se réalisaient. La manipulation des prix de transfert est l'un de ces procédés pour lesquels certaines entreprises transnationales exportatrices sont passées maîtres. Cependant, le gouvernement a eu du mal à retracer les opérations de ces entreprises en raison d'un manque de capacité de contrôle et, à ce jour, toutes les vérifications et évaluations, hormis une chez Unilever, ont été réglées à l'insu du public.

Le 4 avril 2013, Karuturi a fait appel de la décision du tribunal fiscal portant sur des impôts dus au gouvernement et au peuple kenyan. Selon l'ICRA, une agence de notation indienne, une analyse d'octobre 2012 commandée par Karuturi, comme son rapport annuel 2012, ont fait état du fait que la société était confrontée à un certain nombre de menaces potentielles portant atteinte à sa viabilité financière, à savoir :

  • Un litige de l'administration fiscale du Kenya en matière de manipulation des prix de transfert portant sur 57,8 crore INR (= 975 millions KES / 10,7 millions USD / 8 millions EUR)

  • Une demande des autorités indiennes pour des montants impayés d'impôts sur le revenu portant sur 83,5 crore INR (= 1,4 milliard KES / 15 millions USD / 11,5 millions EUR)

  • Un risque de défaillance sur des obligations convertibles en devises, avec date de rachat au 19 octobre 2012, pour un montant de 54,5 millions USD (= 4,8 milliards KES / 40,3 millions EUR), dette restructurée depuis lors.

Les dettes fiscales globales se montent à 26 millions USD, correspondant à environ un quart du chiffre d'affaires global pour l'exercice 2012 (106 millions USD) de la multinationale, alors que pour le Kenya ce montant représente près d'un pour cent de ses recettes fiscales annuelles.

Des montants de cette ampleur pourraient être utilisés comme revenu complémentaire à destination du développement ou pour remplacer certaines taxes actuelles à charge des pauvres, comme la taxe sur la valeur ajoutée, ou encore pour reporter l'adoption de taxes supplémentaires comme celle devant frapper la farine de maïs en 2015 au Kenya.

L'accaparement des terres

La floriculture constitue, depuis 1996, la principale activité de Karuturi, avec une production de 580 millions de roses par an, sur 289 hectares de terres louées par la société au Kenya (154 hectares), en Éthiopie (125 hectares) et en Inde (10 hectares). En 2012, le groupe contrôlait pas moins de 9 % du marché européen de la rose coupée. Depuis la crise alimentaire mondiale de 2007/2008, Karuturi a axé sa croissance sur la production alimentaire plutôt que la floriculture. Son plan consiste à démarrer des activités d'exploitation agricole sur plus d'un million d'hectares, principalement en Afrique de l'Est et du Sud, pour cultiver essentiellement du maïs, du riz, de la canne à sucre et de l'huile de palme à destination des marchés internationaux.

La plaque tournante de cette expansion est l'Éthiopie. En 2009, Karuturi a acquis 10 700 ha de terres à Bako pour la production de maïs, de riz et de plantes maraîchères. En 2010, 300 000 hectares supplémentaires ont été ajoutés dans la région de Gambela. La société vise à cultiver un total de 750 000 ha en Éthiopie. Ces terres sont louées au gouvernement à des prix dérisoires, mais les communautés locales les considèrent comme étant les leurs.

De nombreux litiges ont donc surgi, portant sur les compensations, le déplacement et le relogement des villageois et des bergers qui se sont vus, du jour au lendemain, expulsés de leurs terres par la société indienne.

En 2011, Karuturi a annoncé la poursuite de son expansion par un investissement de 500 millions de dollars pour une superficie de 370 000 ha en Tanzanie, y compris une amorce de 1 000 ha dans le bassin fertile de Rufiji. La même année, la société a annoncé avoir entamé des discussions avec les autorités de la République du Congo pour un projet fermier situé dans une zone économique spéciale à Oyo-Ollombo, 400 km au nord de Brazzaville. En outre, la société prévoit des exploitations fruitières et maraîchères au Soudan, au Mozambique et au Ghana. Le président Ramakrishna Karuturi a encore déclaré « au Sénégal, nous avons réalisé une étude préliminaire et en Sierra Leone, nous avons engagé les contacts initiaux. » À l'heure actuelle, tous ces pays sont en proie aux accaparements de terres.

Problèmes liés au travail et litiges

Suivant la publication en 2012 d'un rapport de la London Business School, 5 % de la main-d'œuvre de Karuturi en Éthiopie est composée de travailleurs étrangers. Le personnel d'encadrement et les conseillers viennent de l'étranger, notamment de l'Inde, pour gérer et assurer les activités d'irrigation, de drainage et de logistique, car Karuturi prétend ne pouvoir trouver ces compétences sur le plan local. La même situation se rencontre pour les travailleurs manuels. Karuturi emploie les Éthiopiens comme main-d'œuvre non qualifiée, mais pour la main-d'œuvre qualifiée, la société déclare rencontrer des difficultés. Fin 2011, un conflit est né entre Karuturi et le gouvernement éthiopien car l'entreprise a importé plusieurs centaines de paysans indiens pour ses exploitations agricoles à Gambela. Les autorités éthiopiennes ont déclaré que cela allait à l'encontre de la loi et qu'elles ne délivreraient pas les permis de travail. En outre, l'on s'attend à ce que Karuturi ne compte que sur les paysans indiens pour travailler dans ses exploitations d'huile de palme.

Selon les médias et les rapports de l'organisation du travail, les ouvriers dans les fermes de Karuturi, tant au Kenya qu'en Éthiopie, s'en sont plaint et ont engagé des protestations contre les conditions de travail, particulièrement les salaires et la sécurité.

Suite à des problèmes financiers, Karuturi aurait commencé en novembre 2012 à licencier près de 900 travailleurs saisonniers sur les 3 500 employés à Naivasha au Kenya. Ce nombre a ensuite été réduit à 600. En décembre 2012, 1 000 ouvriers de Karuturi sont partis en grève pour demander l'intervention de la direction à propos des salaires impayés et des mauvaises conditions de travail.

En juin 2010, l'association kenyane Workers Rights Watch, a institué des forums de discussion avec les ouvriers de la ferme de fleurs de Karuturi à Naivasha et a enregistré un bilan contrasté d'avis positifs et négatifs sur la société.

En ce qui concerne les fermes éthiopiennes de Karuturi, plusieurs médias et rapports de recherche ont fait état de plaintes à propos de piètres conditions salariales. Par exemple, un rapport bien étayé commandé par l'International Land Coalition indique que Karuturi paye les ouvriers agricoles de sa ferme de Bako 10 ETB par jour (0,50 US$), par rapport à environ 20 ETB par jour (1 US$) payés aux manœuvres des fermes de sésame dans le pays. Les gardiens de nuit de la société semblent être payés 300 ETB par mois (15 US$) s'ils sont armés et 200 ETB (10 US$) par mois s'ils ne le sont pas.

Violations des droits de l'homme

Selon un important rapport 2012 de Human Rights Watch, le gouvernement éthiopien déplace de force des milliers d'indigènes de l'ouest de Gambela vers de nouveaux villages où manquent nourriture adéquate, terres agricoles, soins de santé et services d'éducation afin de faire place à des projets agricoles de grande échelle d'investisseurs étrangers, dont Karuturi. Selon des entretiens avec des représentants de la communauté, le rapport établit que des cultures des communautés locales Anuak ont été supprimées sans leur consentement pour faire place aux activités de Karuturi et que les habitants d'Ilea, village de plus de 1 000 âmes au sein de la région sous bail de Karuturi, ont été informés par le gouvernement éthiopien qu'ils seraient déplacés en 2012 dans le cadre du « programme de villagisation ». Pour réponse, le président de Karuturi, Sai Ramakrishna a nié tout rapport entre les activités de sa société et le programme de villagisation du gouvernement. Interviewé par l'antenne indienne du Wall Street Journal, il a qualifié le rapport de Human Rights Watch « d'ineptie » et de « vision occidentale torve » ; il a même nié l'existence du programme de villagisation.

Perte des moyens de subsistance

Les 10 700 ha du projet de développement agricole Bechera de Karuturi, dans les plaines de Bako en Éthiopie, a privé plusieurs communautés locales de leurs pâturages et de l'accès à l'eau pour leur bétail, portant ainsi gravement atteinte à leurs moyens de subsistance. Ceci ressort d'une étude commandée par l'International Land Coalition, basée sur des discussions précises avec les communautés locales, les autorités locales et les employés de Karuturi. L'étude démontre comment les terres ont été mises à disposition de Karuturi sans le consentement des communautés locales et sans compensation. Elle révèle que Karuturi refuse de mettre en place, ne fût-ce que les mesures minimales recommandées pas les autorités locales, pour répondre à certaines incidences de leurs activités. Par exemple, établir un couloir à travers leurs champs afin que les autochtones puissent amener leurs bêtes aux points d'eau, ou encore permettre qu'elles puissent paître sur les résidus des récoltes.

Enjeux en matière écologique et de la santé

Karuturi exploite l'une des plus importantes fermes de fleurs dans le bassin du lac Naivasha au Kenya, deuxième plus grand lac d'eau douce du pays. Les fermes de fleurs sont accusées de provoquer une baisse du niveau du lac, de le polluer avec des effluents de pesticides et d'engrais chimiques et d'altérer sa biodiversité. Les ouvriers des fermes de fleurs de Karuturi à Naivasha, s'entretenant avec Muungano wa Wanavijiji, une organisation partenaire locale de Forum Syd, ont indiqué en février 2013 que l'état délabré des activités de Karuturi et les vêtements de protection surannés les exposaient aux risques des produits chimiques. La société ne semble pas se soucier de leurs préoccupations, disent-ils.

Karuturi a construit, pour sa ferme à Gambela en Éthiopie, un système d'irrigation de 50 km de canaux, 50 km de drainages et 40 km de digues afin de pomper une quantité déclarée de 22 000 litres d'eau par seconde de la rivière Baro, source d'eau essentielle pour les populations qui dépendent du Nil blanc. La plus petite ferme de Karuturi, de 10 700 ha à Bako, occasionne également de sérieux problèmes aux communautés locales quant à l'accès à l'eau et à sa qualité. Bien que des études d'impact sur l'environnement soient habituellement exigées pour les projets d'irrigation en Éthiopie, il s'avère que Karuturi ne s'y soit pas soumis avant l'installation de son complexe agricole à Bako.

Confiance des investisseurs

Pour ses activités en Éthiopie, Karuturi et ses actionnaires attendent depuis au moins mai 2011 que l'Agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA) de la Banque mondiale approuve leur demande de longue date pour la couverture des risques politiques. Selon Sai Karuturi, la demande n'avait toujours pas été approuvée en 2012 en raison des plans de Karuturi de produire de l'huile de palme, sujet sensible pour lequel la banque exigerait du gouvernement éthiopien de mettre en place des protocoles en matière de protection de l'environnement. Karuturi explique que MIGA leur a conseillé de supprimer l'huile de palme de leur demande, ce qui a maintenant été réalisé. Si la couverture de MIGA ne se matérialise pas, la société a indiqué aux investisseurs que son option de repli serait de demander le soutien de l'agence indienne de garantie de crédit à l'exportation. Le 29 janvier 2013, MIGA a impassiblement informé GRAIN que la demande de Karuturi « n'était plus d'actualité ».

En mars 2013, Bloomberg a rapporté que Karuturi recherchait des « centaines de millions » de dollars de nouveaux investissements pour un fonds souverain non identifié, après qu'une banque de développement non identifiée lui ait une fois de plus refusé un prêt.

En avril 2013, le magazine indien Business Today a communiqué que Karuturi songeait à privatiser la société.

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