La course aux terres arables devient préoccupante

Le Monde | Article paru dans l'édition du 23.04.10

Depuis 2006, près de 20 millions d'hectares de terres arables auraient fait l'objet de négociations dans le monde, selon Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation. Des transactions correspondant presque à la surface arable française.

L'hectare devient un actif à la mode pour des investisseurs comme le financier George Soros ou le fonds Altima, à l'affût d'une hausse durable des prix des denrées ou d'une volatilité accrue des marchés. Tout comme il est devenu un élément stratégique pour les pays soucieux s'assurer leur sécurité alimentaire.

Car d'ici à 2050, la production agricole doit croître de 70 % pour répondre à l'augmentation de la population, selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Mais cette offensive sur les terres ne se fait pas sans dérapages. Il devient nécessaire de cadrer ces investissements, dont certains peuvent déséquilibrer un pays, à l'image des visées du coréen Daewoo à Madagascar. C'est pourquoi, parallèlement aux travaux menés au sein des Nations unies, les Etats-Unis et le Japon organisent, dimanche 25 avril à Washington, une table ronde sur les "principes d'un investissement responsable dans l'agriculture".

"Il est nécessaire d'investir dans l'agriculture, mais attention, il faut un code de conduite pour les acquisitions, notamment dans les pays pauvres, qui n'ont pas les moyens politiques et économiques de défendre leurs intérêts", lance Jacques Diouf, le directeur général de la FAO, deux ans après avoir pointé les risques d'émergence d'un "néocolonialisme". La crise des prix des denrées alimentaires en 2008 a précipité vers les terres des investisseurs aux profils différents.

Aux fonds souverains d'Etats soucieux d'assurer leur stratégie d'approvisionnement, parmi lesquels les pays du Golfe ou la Chine, se sont ajoutés des investisseurs privés, locaux ou étrangers. "Les fonds et les investisseurs privés s'intéressent à la terre, car malgré la crise, ils disposent encore de réserves", explique ainsi Carl Atkin, de Bidwells Property, une société britannique de conseil dans le domaine foncier.

Ces acteurs n'en sont souvent qu'à leurs premiers pas, car "il y a un décalage entre les effets d'annonce et les investissements effectivement réalisés", souligne Patrick Caron, directeur scientifique au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).

Les acquisitions de terres n'ont pas commencé avec la crise alimentaire de 2008. Mais leur rythme s'accélère, pointe M. de Schutter. L'Arabie saoudite a mis sur pied une société publique pour financer les entreprises privées du royaume qui achètent des terres à l'étranger. Les créations de fonds d'investissement spécialisés se multiplient. Et les élites locales, proches des gouvernements, entendent aussi profiter de l'attrait financier des terres. "En Ukraine, il y a peu d'étrangers sur ce secteur, mais plutôt des Ukrainiens et des Russes", souligne Charles Vilgrain, qui dirige AgroGeneration, une entreprise fondée par Charles Beigbeder pour investir dans la production de céréales et d'oléagineux en Ukraine.

DÉRAPAGES

L'investissement dans les terres arables n'est pas une chose simple et transparente. En Ukraine, les investisseurs étrangers peuvent louer les riches terres céréalières et non les acheter. En Afrique, sur une même terre peuvent se juxtaposer des titres de propriété formels et des droits coutumiers d'usage. "Les accords entre groupes sociaux ne sont pas toujours reconnus par le droit international ou par les acteurs politiques institutionnels", note M. Caron.

Pour éviter les dérapages au cours de ces investissements, l'ONU, la FAO et certains gouvernements essaient de trouver des principes d'encadrement de ces investissements qui protègent les petits producteurs.

"Souvent, tout se passe entre le gouvernement et une grande entreprise, regrette Ajay Vashee, président de la Fédération internationale des producteurs agricoles (IFAP). Il faut un dialogue avec les gens sur le terrain. Par ailleurs, des investissements bien encadrés peuvent apporter des bénéfices aux producteurs, avec des économies d'échelle dues à l'arrivée de sous-traitants des investisseurs, des retombées sociales avec la construction d'écoles ou de centres de santé et la création de contrats qui font travailler les petits fermiers."

Outre l'encadrement des acquisitions, une autre voie explorée est en effet celle du "contract farming", qui établit un contrat de longue durée et évite l'achat de la terre et la disparition des droits d'usage. "Le rôle des organisations paysannes est important pour l'expression des intérêts et des droits des producteurs auprès des Etats et des investisseurs", note Paul Mathieu, expert des questions foncières au sein de la FAO.

Reste à savoir comment et par qui le respect de ces principes sera assuré. L'implication des pays de l'OCDE, des nations en développement et des bailleurs de fonds, comme la Banque mondiale, paraît indispensable, mais difficile à obtenir.

Bertrand d'Armagnac

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Entretien : "Il faut garantir une stabilité de revenu pour les agriculteurs"

Olivier de Schutter est le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation.

Les acquisitions de terres arables s'accélèrent-elles ?

Pour toutes les communautés, la pression commerciale sur les terres augmente énormément et de façon inquiétante. Aux côtés des investisseurs étrangers - groupes privés ou gouvernements souhaitant assurer leur sécurité alimentaire -, les acteurs nationaux ont pris une place très importante et sont principalement à l'origine de cette accélération.

Dans de nombreux pays d'Afrique, une grande partie des surfaces arables dépendent du domaine des Etats, qui les cèdent à ces investisseurs pour générer des taxes. En Amérique du Sud, où la répartition de la terre est très inégalitaire, les grands propriétaires locaux accroissent leurs surfaces, notamment en raison des agrocarburants. En Malaisie et en Indonésie, le développement rapide du palmier à huile a aussi conduit beaucoup de sociétés locales à occuper de terres.

Le chevauchement entre des titres de propriété formels et le droit d'usage des terres est-il une des clés du problème ?

Oui, mais c'est aussi une des clés de la solution. Le droit de propriété au sens international - des droits absolus pour le propriétaire sur sa portion de terre - n'a pas de sens dans de nombreux pays en développement, où la terre a parfois des propriétaires nominaux, dont l'Etat, tout en étant utilisée par des éleveurs ou des cultivateurs ayant des droits coutumiers sur la terre. Il ne faut pas imposer une vision occidentalo-centriste, mais donner un contenu juridique à ces droits d'usage.

Des solutions acceptables pour les investisseurs comme pour les fermiers existent-elles ?

Il faut surmonter la polarisation pour ou contre les acquisitions afin d'explorer d'autres modèles d'investissement, dont le "contract farming". Celui-ci permet aux investisseurs d'avoir un accès stable et durable à des productions, et en échange à soutenir les producteurs par des contrats longue durée, à leur fournir une aide technique, des semences, des engrais... Le tout sans changement sur les droits d'usage. L'intérêt de l'investisseur, c'est la clarté et la stabilité.

La question décisive du "contract farming" est de savoir qui va supporter les risques de mauvaises récoltes ou d'évolution à la baisse des prix. Ce type d'accord ne fonctionne que si les deux parties y trouvent un intérêt sur le long terme. Je pense qu'il faut garantir au moins une certaine stabilité de revenus pour les agriculteurs, surtout lorsqu'ils se lancent dans une monoculture.

Les choses peuvent-elles avancer en termes de régulation ?

Le problème de fond, c'est que les pays ciblés par les investissements sont en concurrence entre eux pour attirer des capitaux. Imposer des normes de bonne conduite devient alors difficile. Il faut une approche multilatérale ou régionale. Les acheteurs aussi sont en concurrence entre eux : les pays de l'OCDE doivent mieux contrôler leurs investisseurs. A défaut, les bonnes idées ne pourront être mises en oeuvre.

Propos recueillis par Bertrand d'Armagnac et Clément Lacombe
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