Un mouvement spéculatif mondial : Ruée sur les terres africaines

Miquel Barceló, "Chaussure, crâne, melon et poisson", 1994

Le Monde Diplomatique | Janvier 2010 | Português

UN MOUVEMENT SPÉCULATIF MONDIAL

Ruée sur les terres africaines

Après les minerais ou le pétrole, les terres africaines suscitent les convoitises étrangères. Des millions d’hectares cultivables ont déjà été cédés, dans la plus grande opacité, par les autorités du continent. A l’initiative de multinationales de l’agroalimentaire et d’Etats, notamment du Proche-Orient et d’Asie, de nombreux projets sont à l’étude qui, s’ils vont à leur terme, mettront en danger les sociétés, les équilibres naturels et l’agriculture locale.

PAR JOAN BAXTER *

LES 18 et 19 novembre 2009, le centre de conférences Elisabeth II de Londres accueille le Forum des bailleurs de fonds de la Sierra Leone. A la tribune, l’ancien premier ministre Anthony Blair, dont l’association (Africa Governance Initiative) parraine l’événement, incite vivement les participants à acquérir des terres agricoles dans un pays qui, selon ses mots, « dispose de millions d’hectares de terres arables (1) ». Porté par son enthousiasme, M. Blair semble en oublier les millions de Sierra-Léonais qui dépendent des récoltes que ces terres produisent.

Convaincus d’en retirer d’importants profits, nombre de banques, de fonds d’investissement, de grands groupes industriels, d’Etats et de milliardaires projettent d’installer en Afrique des fermes industrielles géantes pour y produire des denrées alimentaires et des agrocarburants entièrement destinés à l’exportation. Ces opérations de vente à la découpe et de location à long terme de terres agricoles sont volontiers présentées comme des programmes de développement menés au bénéfice mutuel des puissances financières engagées et des pays concernés.

Parmi les tenants de cette approche, la Société financière internationale (SFI) de la Banque mondiale (2) et le Fonds international pour le développement agricole (FIDA), institution spécialisée du système des Nations unies. En dépit des réticences initiales de son directeur général Jacques Diouf, qui l’avait qualifiée de « forme de néocolonialisme », l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’est ralliée à cette pratique.

Complicité des chefs coutumiers

NOMBREUX sont les exemples de la grande braderie qui s’opère actuellement en Afrique. La Chine aurait obtenu en République démocratique du Congo (RDC) une concession de 2,8 millions d’hectares pour y implanter la plus grande palmeraie du monde (3). M. Philippe Heilberg, président-directeur général du fonds d’investissement new-yorkais Jarch Capital, et ancien représentant du géant de l’assurance American International Group (AIG), aurait loué de 400 000 à 1 million d’hectares dans le sud du Soudan au seigneur de la guerre Paulino Matip (4). Le Congo-Brazzaville a récemment offert à plusieurs industriels de l’agroalimentaire sud-africains 10 millions d’hectares de la précieuse forêt pluviale du pays, pourtant menacée.

En novembre dernier, sous l’impulsion de l’homme d’affaires saoudien d’origine éthiopienne Mohammed Ali Al-Amoudi, cinquante des plus grandes sociétés saoudiennes ont organisé un forum en Ethiopie en vue d’implanter des exploitations agricoles exclusivement destinées à l’exportation (5). Dans le même temps, l’Indien Sai Ramakrishna Karuturi, en concurrence avec le géant de l’industrie agroalimentaire Cargill, clame qu’il possède la plus grande « banque de terres » du continent noir, situées notamment en Ethiopie (6). Au moment où ce pays, frappé par la sécheresse, lance un appel à l’aide alimentaire, son gouvernement, qui avait déjà cédé 600 000 hectares, s’apprête à en mettre 3 millions supplémentaires sur le marché (7).

De nombreux chefs d’Etats africains semblent séduits par l’idée que l’exportation de produits agroalimentaires est la solution à la pénurie et au chômage endémique. Ils sont notamment soutenus par la SFI. Soucieuse d’instaurer un « climat favorable aux affaires », celle-ci a mis en place dans les pays concernés des agences de promotion de l’investissement. Elles se donnent pour mission d’aider les investisseurs face aux entraves à la liberté d’entreprendre que pourraient constituer les taxes et les législations locales (droit du travail, droits de la personne, protection de l’environnement) et même la souveraineté nationale.

L’argument le plus souvent avancé est la sous-exploitation des sols. Cependant, les terres en jachère et les friches permettent la régénération des sols et des rivières. En outre, les populations autochtones tirent de ces zones forestières et de ces terrains « inutilisés » d’innombrables ressources (nourriture, fibres textiles, épices, oléagineux, condiments et plantes médicinales).

L’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri) de Washington estime qu’au cours des deux dernières années 20 millions d’hectares de terres, la plupart en Afrique (8), ont été vendus ou loués pour des périodes allant de trente à cent ans dans au moins trente pays. L’organisation non gouvernementale Grain, qui tente de recenser ces transactions, souligne que celles-ci sont le plus souvent si opaques et si rapides qu’il est difficile d’en établir le compte exact (9).

Certains contrats, conclus au plus haut niveau, sont arrachés en toute discrétion derrière des portes closes, souvent avec la complicité des chefs coutumiers. Bien que considérés comme les gardiens des terres, ces derniers se laisseraient souvent convaincre en échange d’un emploi faiblement rémunéré dans la plantation de l’investisseur.

Soucieux d’assurer leur sécurité alimentaire, les riches Etats du Golfe, qui manquent de surfaces cultivables, et plusieurs pays asiatiques sont parmi les premiers sur ce «marché». Pour les opérateurs financiers et les grands groupes industriels, il s’agit plutôt de produire des agrocarburants à base de denrées alimentaires (canne à sucre, huile de palme, manioc, maïs) ou de jatropha, une plante considérée par certains comme de l’« or vert » car elle produit une huile aux propriétés proches du diesel. Tout ceci dans des pays africains en lutte permanente pour leur propre sécurité alimentaire en raison de l’amenuisement des ressources en eau et de changements climatiques dont ils ne sont en rien responsables.

L’accaparement des terres pourrait bien, lui aussi, porter atteinte aux équilibres naturels. Les petits agriculteurs, qui produisent l’essentiel de l’alimentation du continent (cultures vivrières), plantent une grande variété de végétaux et participent ainsi à la préservation de la biodiversité (10). Ils sont chaque jour un peu plus menacés par les géants de l’industrie agroalimentaire et la monoculture que ces derniers promeuvent (lire l’encadré).

La crise alimentaire mondiale a accéléré la ruée vers les terres cultivables africaines. Pourtant, le milliard de personnes mal nourries que compte la planète ne sont pas victimes d’une pénurie mais plutôt d’un manque d’accès aux denrées comestibles, dont les prix n’ont cessé de flamber en 2008. Cette augmentation hors de toutes proportions est partiellement due au vent de spéculation consécutif à la décision des pays européens et des Etats-Unis de se tourner vers les agrocarburants. Il est paradoxal de noter que ceux-ci, dont il n’est pas certain qu’ils permettent de lutter contre les changements climatiques, sont en partie à l’origine de l’annexion des terres agricoles. La crise financière, elle aussi, a joué un rôle dans ce mouvement car, après le krach de septembre 2008, les milieux financiers se sont mis en quête de nouveaux placements sûrs et très rentables. A leurs yeux, « la terre est un placement aussi sûr et même plus sûr que l’or (11) ».

Le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, M. Olivier De Schutter, regrette que les dirigeants africains, qui signent ces accords sans consulter leurs Parlements, se mettent en compétition les uns avec les autres plutôt que de travailler ensemble pour imposer des conditions aux investisseurs étrangers (développer les infrastructures ou réserver la moitié au moins des récoltes aux marchés locaux). « Quand la nourriture manque, l’investisseur recherche un Etat faible qui ne lui impose pas ses règles », commente cyniquement M. Heilberg (12).

Plusieurs associations africaines tentent cependant de faire entendre leur voix. C’est le cas de Copagen, une coalition panafricaine réunissant scientifiques et associations d’agriculteurs, qui œuvre à la défense de la souveraineté sur les semences et les denrées alimentaires. Le 17 octobre 2009, vingt-sept associations locales ont signé une lettre appelant les dirigeants du continent à cesser leur soutien à l’agriculture industrielle. Elles n’ont pas reçu de réponse à ce jour.

De bien faibles engagements

IL EST VRAI que nombre des opérations d’accaparement de terres agricoles n’en sont encore qu’à l’état de projet. Mais, sauf accident, un « projet » est fait pour être mené à son terme. Or l’achat massif de ces terres aux seules fins de spéculation financière porte en lui le germe du conflit, du désastre environnemental, du chaos politique et de la faim à un degré jamais connu dans le passé. Dans le cadre du Sommet mondial sur la sécurité alimentaire de Rome en novembre dernier, la FAO a indiqué qu’elle travaillait, avec la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le FIDA et la Banque mondiale, à un « code de bonne conduite » pour les investisseurs étrangers. Des réglementations internationales pourraient, en outre, favoriser des investissements agricoles « responsables ». Il s’agit là de bien faibles engagements.

Pourtant, des solutions existent. L’octroi de microcrédits, la construction de routes facilitant la vente des productions agricoles sur les marchés locaux, l’accès à des formations permettant aux fermiers de perfectionner des techniques agricoles d’ores et déjà tournées vers la biodiversité, de mieux transformer et stocker leurs récoltes et la réduction des importations qui dévalorisent leur travail, seraient autant d’investissements constructifs dans le capital humain et agricole de l’Afrique.

(1) « Sierra Leone open for business », Awoko, Freetown (Sierra Leone), 23 novembre 2009.

(2) Selon le rapport de la SFI, publié en juillet 2009, le montant record de 2 milliards de dollars aurait été investi en 2009 dans l’industrie agroalimentaire, soit 42 % de plus que l’année précédente.

(3) Olivier De Schutter, «Large-scale land acquisitions and leases : A set of core principles and measures to address the human rights challenge », Haut Commissariat aux droits de l’homme, www2.ohchr.org

(4) Daniel Shepard et Anuradha Mittal, « The great land grab : Rush for world’s farmland threatens food security for the poor », The Oakland Institute, Oakland (Californie), 2009.

(5) Wudineh Zenebe, «Al-Amoudi’s efforts to initiate Saudi agro investment », Addis Fortune, AddisAbeba, 29 novembre 2009.

(6) Asha Rai, « The constant gardener », The Times of India, Bombay, 26 septembre 2009.

(7) « Ethiopia is giving away 2,7 million hectares », Daily Nation, Addis-Abeba, 15 septembre 2009.

(8) Joachim von Braun et Ruth Suseela MeinzenDick, « “Land grabbing” by foreign investors in developing countries : Risks and opportunities », International Food Policy Research Institute, Washington, DC, avril 2009.

(9) « Il faut mettre fin à l’accaparement mondial des terres ! », déclaration de Grain lors du Sommet mondial sur la sécurité alimentaire de Rome, 16 novembre 2009.

(10) Miguel A. Altieri « Agroecology, small farms, and food sovereignty », Monthly Review, New York, juillet-août 2009.

(11) Chris Mayer, «This asset is like gold, only better », Daily Wealth, Vancouver, 4 octobre 2009.

(12) Horand Knaup et Juliane von Mittelstaedt, «Foreign investors snap up African farmland », Der Spiegel, Hambourg, 31 juillet 2009.

* Journaliste et écrivaine, auteure de Dust From Our Eyes. An Unblinkered Look at Africa, Wolsak and Wynn Publishers Ltd, Hamilton (Ontario, Canada), 2008.

Le cas Addax Bioenergy

RÉPARTIS dans vingt-cinq villages du centre de la Sierra Leone, de petits exploitants agricoles produisent leurs propres semences et cultivent du riz, du manioc et des légumes. Adama, qui est en train de planter du manioc, assure que les revenus qu’elle tire de ses récoltes lui permettent de subvenir aux besoins de son mari paralysé et d’acquitter les frais de scolarité de ses trois enfants. Charles, qui revient des champs et rentre chez lui dans la chaleur de la fin d’après-midi, peut envoyer ses trois gamins à l’école grâce au produit de sa petite ferme.

L’année prochaine, la majeure partie de ces agriculteurs ne pourront plus cultiver leurs terres. La société suisse Addax Bioenergy a obtenu du gouvernement une concession d’environ 20000 hectares pour cultiver la canne à sucre en vue de produire de l’éthanol pour les marchés européens. Le projet est soutenu par la Banque européenne d’investissement et la Banque africaine de développement. Trois baux supplémentaires sont en cours de négociation pour l’implantation de palmeraies géantes. Ceci dans un pays en lutte pour sa sécurité alimentaire après onze années d’une guerre civile qui n’a pris fin qu’en 2002.

L’étude de faisabilité du projet Addax fait mention de machines industrielles, de camions et de pulvérisateurs à herbicides. Elle évoque également l’utilisation de fongicides, de pesticides et d’engrais chimiques. Cependant, les petits exploitants locaux ne semblent pas bien informés. Adama ne sait pas encore qu’elle va bientôt perdre les champs de manioc et de poivre qu’elle cultive sur les hautes terres. Cette zone a en effet été choisie par Addax pour sa plantation de canne à sucre en raison de la proximité de la rivière

Rokel, l’une des plus importantes de Sierra Leone. L’étude n’évalue pas la quantité d’eau qu’il faudra pomper pour l’irrigation et ne précise pas le sort des eaux polluées.

Le député de la région, M. Martin Bangura, a été recruté par le puissant homme d’affaires sierra-léonais Vincent Kanu, partenaire d’Addax, pour « informer » les populations locales. Selon lui, il y aurait quatre mille emplois à la clé. Des propos pourtant démentis par une étude d’impact (1), qui précise que seuls deux mille deux cents emplois seront permanents. Les autres seront des emplois saisonniers. A l’heure actuelle, la société Addax a engagé cinquante personnes pour veiller sur les jeunes pousses de canne à sucre et de manioc plantées sur les berges de la rivière Rokel. Parmi elles, le chef local qui avait contresigné le bail de la concession. La plantation offre un salaire journalier de 10000 leones (1,8 euro) assorti dans certains cas d’une couverture médicale, soit 400000 leones par mois, un peu plus de 70 euros. Addax versera au gouvernement de la Sierra Leone un loyer de moins de 1 euro à l’hectare. Les investissements agricoles bénéficient d’une exemption de taxes douanières sur les importations et de l’impôt sur les sociétés. Personne dans la région ne connaît les clauses exactes d’un bail prévu pour une durée de cinquante ans. Combien de familles seront délogées ? Avec quelles compensations ?

J. B.

(1) Coastal and Environmental Services, «Sugar cane to ethanol project, Sierra Leone. Environmental, social and health impact assessment », Freetown (Sierra Leone), octobre 2009.

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