La quête des terres agricoles en Afrique subsaharienne

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Inter-Réseaux | jeudi 5 mars 2009

Hubert M. G. Ouedraogo, Vincent Basserie

C’est une véritable ruée sur les terres agricoles du continent qui se développe silencieusement sous nos yeux. Le phénomène est suffisamment inquiétant pour attirer l’attention de nombreuses organisations. Bien que peu d’informations précises soient encore disponibles, il importe de lancer la réflexion afin d’alimenter un débat objectif et serein.

Des États en manque de terres agricoles — via des fonds souverains ou des entreprises publiques —, des fonds d’investissements privés, des groupes agro-industriels ou spécialisés dans les agrocarburants, sont aujourd’hui à la recherche (pour achat ou location) de vastes superficies de terres agricoles dans des pays prêts à en céder, en vue de les mettre en valeur. La plupart du temps, les productions envisagées ne visent pas à satisfaire les besoins locaux, mais sont destinées à l’exportation. De fait, cette dynamique foncière nouvelle est de portée mondiale : une enquête de l’ONG GRAIN datée d’octobre 2008 identifie la Corée du Sud, la Chine, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis comme les pays aillant acquis le plus de terres à l’étranger. Les États hôtes qui acceptent de céder des terres se situent en Amérique du Sud, en Europe de l’Est, en Asie et en Afrique ; mais les ressources foncières de l’Afrique subsaharienne sont particulièrement convoitées.

Depuis quelques mois, le phénomène fait l’objet d’une importante médiatisation : des centaines d’articles de presse, des émissions radiophoniques et télévisuelles ont été consacrés au sujet ; de fortes polémiques sont engagées, alimentées par des positionnements idéologiques tranchés, comme l’illustrent certains termes utilisés de façon récurrente dans les médias : « accaparement des terres », « néocolonialisme agraire », « guerre des terres », « grande braderie des terres africaines », etc.

Sans évoquer les concessions pétrolières, forestières ou minières, l’acquisition de terres à l’étranger n’est pas nouvelle en soi. Dès 1998, la Jordanie avait déjà signé un accord de principe avec le Soudan pour y louer des terres ; le Brésil avait octroyé environ 6 millions d’hectares de terres agricoles à des groupes étrangers début 2000… Ce qui est par contre nouveau, ce sont d’une part les énormes superficies concernées, et d’autre part la multiplication sans précédent de ce type de transactions foncières. En Afrique, le record de la plus importante transaction foncière depuis la fin des colonies serait sur le point d’être battu : selon plusieurs sources concordantes, la République du Congo entendrait céder 10 millions d’hectares à l’Afrique du Sud, via un bail de 99 ans gratuit avec en outre des avantages fiscaux.

Pourquoi une telle ampleur ?

Les énormes pressions commerciales qui s’exercent aujourd’hui sur les terres agricoles découlent des récentes crises alimentaires, énergétiques et financières : sur le marché mondial, la production et la commercialisation de produits alimentaires et d’agrocarburants apparaissent désormais hautement rentables. Les investissements privés se multiplient donc dans ce secteur dans une frénétique logique de recherche de profits.

Après avoir souffert de l’envol des prix des principaux produits alimentaires en 2007 et 2008, les pays investisseurs, dans lesquels les disponibilités en terres arables ou en eau sont limitées, cherchent à assurer leur sécurité alimentaire en s’approvisionnant autrement que sur le marché mondial.

L’enjeu de la sécurité énergétique motive également le développement à grande échelle de la culture d’agrocarburants.

Dans les pays ciblés, disposant de ressources foncières et naturelles jugées « abondantes », les décideurs nationaux sont convaincus que favoriser les investissements étrangers dans le secteur agricole est la voie incontournable vers une agriculture dite « moderne ». Ils expriment ainsi leur faible confiance dans l’impulsion d’un développement par l’agriculture familiale. Enfin, les décideurs sont d’autant plus enclins à conclure ce type d’accord qu’en période de crise financière mondiale, les montants de l’aide publique au développement sont susceptibles d’évoluer à la baisse.

Ces investissements agricoles offshores ne font que s’ajouter aux pressions croissantes déjà subies par les terres agricoles subsahariennes sous l’effet, entre autres, de l’accroissement démographique, du développement urbain, mais aussi des dynamiques internes de développement de l’agrobusiness par les élites nationales qui se conjuguent avec concentration des terres et spéculations foncières.

Les questions en jeu.

Cette dynamique de délocalisations agricoles demeure jusqu’à présent peu documentée et la fiabilité des données actuelles pose question. Comme l’a illustré le récent cas malgache, ces transactions peuvent être préparées de façon confidentielle. Les résultats de plusieurs études scientifiques seront disponibles en 2009 (Banque mondiale, FAO, International Land Coalition, etc.) et permettront de mieux cerner l’ampleur réelle du phénomène, de décrypter ses modalités contractuelles et de tenter d’en prévoir les impacts potentiels à court, moyen et long terme.

Les pays impliqués l’affirment : il s’agit d’accords « gagnant-gagnant ». Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ? Ces accords ne devraient-ils pas être « 4 fois gagnants » ?

  1. Gagnant pour l’investisseur : les accords portent souvent sur du long terme, or la rentabilité d’une production agricole ou énergétique délocalisée sera fortement dépendante de l’évolution des prix des matières premières agricoles et énergétiques sur le marché mondial.
  2. Gagnant pour le pays hôte : fortement sollicités, les États subsahariens étudient-ils suffisamment les conséquences à court, moyen et long terme de ces accords, notamment en termes de sécurité alimentaire, de protection de l’environnement, de lutte contre la pauvreté et de paix sociale ?
  3. Gagnant pour les populations locales : dans le contexte caractéristique de l’Afrique subsaharienne où les droits fonciers locaux ne sont pas protégés juridiquement, et dans la mesure où les ressources foncières qualifiées de « disponibles » sont de fait exploitées localement, quel sera le sort des usagers locaux et des exploitations familiales ? Seront-ils expropriés ? Avec ou sans indemnisation ? Devront-ils entrer dans un système d’agriculture contractuelle ? Seront-ils demain réduits au statut d’ouvriers agricoles ? Face aux inquiétudes exprimées, de nouvelles formes d’arrangements vont-elles voir le jour ? Varun, une entreprise indienne, a par exemple le projet d’exploiter elle-même 500 000 hectares, principalement de riz, à Madagascar pendant 50 ans, sur des parcelles « louées » aux détenteurs locaux : en misant sur un quadruplement de la production à l’hectare, elle envisage d’attribuer aux détenteurs des parcelles 30% de la production obtenue en guise de loyer.
  4. Gagnant pour l’environnement : il a déjà été démontré que les itinéraires techniques utilisés pour exploiter de très importantes superficies sont bien moins respectueux de l’environnement que ceux des petites exploitations familiales. Quelles seront les conséquences pour la planète si des pratiques d’exploitation moins durables sont désormais appliquées sur des dizaines de millions d’hectares ?
Vers des « codes de bonne conduite » ?

Les institutions internationales commencent à se positionner avec prudence sur le sujet, en raison notamment du manque de données et analyses fiables. La tendance générale est de se prononcer pour le développement des investissements productifs dans le secteur agricole, tout en appelant à une transparence des mécanismes et clauses contractuelles mis en œuvre. Plusieurs organisations comme la FAO entendent produire des guides volontaires de bonne conduite promouvant des contrats équilibrés entre gouvernements et investisseurs d’une part, et entre investisseurs et communautés locales d’autre part. Ces guides devraient proposer des « modèles » d’arrangements soucieux du sort des petits producteurs locaux. On peut toutefois s’interroger sur l’efficacité de codes de bonne conduite qui ne pourront être imposés aux acteurs.

Un rôle pour la société civile.

La course aux terres agricoles ne fait que commencer. Dans le cadre du système économique mondial actuel, il ne paraît pas possible d’adopter des mesures internationales pour en baliser les modalités au bénéfice de « l’intérêt général ». La transparence de la gestion foncière et la régulation des transactions foncières pourraient faire l’objet de mesures concrètes et efficaces au niveau national : les nouvelles pressions commerciales sur les terres ne font que confirmer l’urgence d’une définition et d’une application de politiques volontaristes de sécurisation foncière des producteurs ruraux et de protection de leurs droits dans le cadre de marchés fonciers régulés. Dans l’immédiat, le rôle des sociétés civiles paraît primordial. Elles devraient s’organiser pour jouer un rôle de veille active sur les dynamiques en cours et obliger les gouvernements à faire preuve de responsabilité politique lorsqu’un accord ne répond pas à l’intérêt général et ne garantit pas suffisamment les droits des populations locales.
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