L'Actualité | 28 février 2024
Des citrons canadiens à Hawaï
Le régime de retraite des fonctionnaires fédéraux a acheté une ancienne plantation de canne à sucre à Maui. Mais des habitants et des militants écologistes protestent contre cette présence étrangère qui accapare l’eau de l’île pour faire pousser des agrumes.
Alexis Riopel
En 1869, Samuel Alexander et Henry Baldwin, deux fils de missionnaires, achetaient cinq hectares dans la plaine centrale de l’île de Maui pour y faire pousser de la canne à sucre. Le climat, chaud et ensoleillé, se prêtait à cette culture, mais il fallait plus d’eau. Ils obtinrent la permission du roi Kalākaua de bâtir un système d’irrigation détournant les ruisseaux qui, plus loin à l’est, dévalaient le Haleakalā, un volcan endormi. Une puissante entreprise sucrière était née. Pendant près de 150 ans, elle exercerait une influence énorme sur Hawaï et assemblerait un immense domaine agricole. Le coût de la main-d’œuvre allait toutefois avoir raison du sucre dans l’archipel. En 2016, Alexander & Baldwin (A&B) cessait cette culture pour concentrer ses activités sur l’immobilier à Hawaï.
Deux ans plus tard, l’entreprise trouvait un acheteur pour sa propriété devenue presque aussi vaste que l’île d’Orléans et laissée en friche : l’un des plus importants régimes de retraite du Canada, celui des fonctionnaires fédéraux.
Investissements PSP, une société d’État fédéraleétablie à Montréal, a payé 267 millions de dollars américains en 2018 pour ces 16 592 hectares bordés par l’océan. Depuis, plus de 360 millions supplémentaires ont été investis pour mettre sur pied Mahi Pono (« ferme vertueuse », en langue hawaïenne). Cette affaire canadienne, considérée par certains comme la plus grande initiative de revitalisation agricole jamais entreprise à Hawaï, divise toutefois la population locale.
Depuis l’aéroport de Kahului, la ville la plus peuplée de l’île de Maui avec ses 27 000 habitants, il ne faut que 10 minutes de route pour se rendre aux modestes bâtiments préfabriqués qui servent de bureaux à Mahi Pono. Depuis des semaines, mes appels et mes courriels à l’entreprise sont restés sans réponse. Mon passage à l’improviste ne me permettra pas non plus de visiter la propriété. Une rare tempête de pluie s’approche de la plaine aride et la ferme cesse ses activités pour la journée, m’explique Grant Nakama, vice-président à l’exploitation, qui m’aborde dès que je pose le pied dans le stationnement.
J’ai néanmoins l’occasion de parcourir les routes publiques pittoresques traversant le domaine et de voir ses gigantesques vergers. Grant Nakama ne donnera jamais suite à ma demande de visite. Dans les semaines d’après, l’entreprise refusera aussi de se prêter à une entrevue, préférant répondre à des questions par écrit. À Montréal, Investissements PSP dira « ne pas être en mesure » d’accorder une entrevue au sujet de Mahi Pono.
Mahi Pono, qui emploie 350 personnes, a planté plus de deux millions d’arbres en cinq ans. Sur ses terres, des arbres fruitiers — des citronniers et des limettiers, en écrasante majorité — se dressent désormais à perte de vue. Quelques parcelles sont réservées au café, aux avocats, aux noix, aux melons d’eau, aux fruits tropicaux et aux légumes. D’autres champs, recouverts d’une herbe jaune, attendent d’être exploités. Mahi Pono cultive actuellement 4 250 hectares et consacre 3 640 hectares à l’élevage bovin. En 2024, elle prévoit produire plus de 13 millions de kilos d’aliments : autant que la récolte annuelle de fraises au Québec. L’entreprise veut nourrir le 1,4 million d’habitants de l’archipel hawaïen — qui importe l’essentiel de sa nourriture d’outre-mer —, mais vise aussi le marché de l’exportation.
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Mahi Pono ne fait pas l’unanimité parmi les 164 000 habitants de Maui, certains l’accusant d’accaparer une part indue de la précieuse eau douce de l’île. D’autant plus qu’en achetant le domaine, PSP est également devenue propriétaire à 50 % d’East Maui Irrigation (EMI), le gestionnaire du système d’irrigation bâti entre 1876 et 1923 qui détourne les ruisseaux dévalant le Haleakalā vers la plaine agricole. (A&B est toujours propriétaire de l’autre moitié d’EMI.) Dans les dernières années, de nombreuses démarches ont été entreprises devant la Commission de gestion des eaux, qui relève du département des Ressources foncières et naturelles de l’État d’Hawaï, mais des actions en justice ont aussi été intentées contre EMI et ses propriétaires. Des écologistes et des cultivateurs traditionnels hawaïens mènent ces charges.
Une partie de la population considère que Mahi Pono, détenue par des intérêts étrangers, perpétue l’héritage colonial des plantations. « Nous avons été déçus par les promesses que Mahi Pono n’a pas tenues en matière d’autonomie alimentaire », dit par exemple Tori Olaitiman, employée d’un kiosque fermier du village de Kula, qui surplombe la plaine centrale. Quand l’entreprise s’est installée, elle disait vouloir « aider Hawaï à atteindre la sécurité alimentaire ». Cinq ans plus tard, 92 % de ses hectares cultivés (hormis le pâturage) sont consacrés aux agrumes, selon un sommaire déposé l’an dernier à l’État. Le café occupe environ 5 % de ses terres cultivées. Les légumes, les melons d’eau, les avocats et les papayes représentent ensemble les 3 % restants. Pour l’essentiel, les habitants locaux dépendent donc toujours des importations pour se nourrir.
« Ce n’est pas avec des limes et du café qu’on s’approche de la véritable autosuffisance alimentaire… », déplore Tori Olaitiman. Même si l’arrivée de Mahi Pono est une bonne chose au chapitre de l’emploi, ses propriétaires « ont trop de pouvoir », juge-t-elle.
Pour comprendre le « pouvoir » exercé par Mahi Pono, qui occupe 9 % de l’île, il faut comprendre la géographie de Maui. L’île consiste en deux montagnes titanesques, émergées du fond des mers et rattachées par un isthme. La plaine centrale ne reçoit que très peu de pluie parce que les nuages, soufflés par les alizés, se vident sur le versant nord-est du volcan Haleakalā, qui est extrêmement pluvieux. Ici entre en jeu le système d’irrigation d’EMI. Ses quatre fossés longent le flanc du volcan sur des dizaines de kilomètres et, grâce à des centaines de prises d’eau, interceptent le contenu des ruisseaux qui coulent vers l’océan. L’effet de la gravité transporte ensuite cet or bleu vers les basses terres arides qui appartiennent aujourd’hui à Mahi Pono.
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La végétation luxuriante pendouille au-dessus de l’étroit chemin qui longe la côte nord-est de Maui. Jerome Kekiwi Jr. m’accueille au Keʻanae Uka, le camp d’une communauté de paysans qui cultivent du taro. De génération en génération, sa famille n’a jamais cessé de faire pousser cette plante dont la racine est au cœur du régime traditionnel hawaïen. « Je peux remonter dans ma lignée jusqu’aux premiers habitants de cette terre », explique l’homme de forte stature, une canette de boisson gazeuse à la main.
Il me fait visiter son loʻi — son champ de taro. Sur une pente douce, ponctuée de cocotiers et de bananiers, sont aménagés une douzaine de bassins. Du taro pousse dans l’eau boueuse de chacun d’eux. Des tuyaux relient les bassins les plus élevés aux plus bas, de manière à ce que l’eau ne soit jamais stagnante. « Et puis, elle coule en direction du loʻi de la prochaine famille », dit-il. On trouvait jadis de tels systèmes dans toutes les vallées humides de l’archipel, avant que les Occidentaux prennent le contrôle du territoire, au XIXe siècle, et que des épidémies déciment la population autochtone. Le loʻi de l’ahupuaʻa (district historique) de Keʻanae-Wailuanui, où vit Jerome Kekiwi Jr., est l’un des plus authentiques qui subsistent.
Son père et son grand-père ont dû redoubler d’efforts pour continuer de cultiver le taro malgré le détournement des ruisseaux vers la plaine centrale, à 40 km de là. Parfois, les rigoles alimentant leur loʻi étaient presque à sec. À partir des années 1990, des paysans ont entamé des démarches pour protéger les cours d’eau essentiels à leur mode de vie traditionnel. En 2018, la Commission de gestion des eaux leur a finalement donné raison. EMI doit dorénavant laisser couler l’eau librement dans une dizaine de ruisseaux, en plus d’assurer un débit minimal dans plusieurs autres. Des dizaines de prises d’eau ont donc été condamnées, en amont. « Depuis le jugement de 2018, les gens d’EMI semblent vouloir être aussi pono [vertueux] que possible », observe Jerome Kekiwi Jr. avec optimisme.
Tout le monde n’est pas aussi satisfait. Douze kilomètres plus loin sur le flanc humide du volcan, Lucienne de Naie m’emmène voir le ruisseau Hoʻolawa au volant de sa vieille Subaru déglinguée. Cette septuagénaire droite comme un bambou est la présidente de la section locale du Sierra Club, l’un des plus anciens organismes voués à la protection de l’environnement, qui talonne EMI, A&B et Mahi Pono depuis des années.
Elle stationne son véhicule près d’un pont, puis nous descendons jusqu’au cours d’eau, à deux kilomètres de son embouchure dans l’océan. Malgré la forte pluie de ce matin, seul un modeste flot se fraie un chemin parmi les rochers. « Ce ruisseau et ses tributaires croisent les fossés d’EMI à huit endroits, plus haut dans la montagne », souligne Lucienne de Naie. Les prises d’eau en amont ont été fermées après la décision de 2018, mais le flot doit néanmoins franchir ou contourner de vieux ouvrages de béton. Il ne peut s’écouler tout à fait librement. Depuis 2022, un nouvel ordre de la Commission de gestion des eaux exige qu’EMI s’assure d’ici quelques années d’un « débit en aval » pour six ruisseaux, dont le Hoʻolawa. Lors de ma visite, en novembre 2023, rien n’avait encore été fait sur ce ruisseau, selon Lucienne de Naie.
« Qu’est-ce que ça veut dire, restaurer un cours d’eau ? Fermer quelques prises d’eau dans un système de canalisation ou faire en sorte qu’un véritable écosystème puisse s’épanouir ? » demande l’écologiste, qui considère qu’EMI doit en faire davantage. Les poissons ne peuvent pas remonter les structures cimentées, explique-t-elle. L’eau stagnante des ruisseaux harnachés favorise la présence d’un moustique qui rend les oiseaux malades, poursuit-elle — un phénomène confirmé par le Service américain de la pêche et de la faune.
Depuis près de 30 ans, Lucienne de Naie organise des randonnées sur le flanc humide du volcan. « Il y a tant d’endroits où l’eau s’échappe des fossés d’EMI, où des espèces envahissantes poussent, où la maçonnerie est cassée… » Des millions de litres sont ainsi gaspillés, selon le Sierra Club. Sans compter l’eau qui s’évapore des réservoirs de stockage, à l’autre extrémité du réseau d’irrigation. Devant la Commission de gestion des eaux, l’organisme presse EMI de retirer un maximum de structures de déviation, d’imperméabiliser ses réservoirs et de les recouvrir. EMI reconnaît que son réseau subit des fuites, mais considère les estimations du Sierra Club comme exagérées.
Outre la restauration de certains ruisseaux, l’État hawaïen s’intéresse aussi à la quantité totale d’eau que Mahi Pono et EMI peuvent prélever dans la nature. Aux beaux jours de la plantation sucrière, le système d’irrigation fournissait en moyenne 160 millions de gallons par jour (mgd), soit environ 600 millions de litres. L’agriculture pratiquée par Mahi Pono nécessite maintenant beaucoup moins d’eau. Le volume que l’entreprise peut prélever grâce aux canalisations d’EMI est limité par un « bail » accordé chaque année par le département des Ressources foncières et naturelles. Pour sécuriser son approvisionnement en eau à long terme et le développement de ses activités, Mahi Pono voudrait signer un bail de 30 ans qui lui garantirait à tout le moins 30 mgd (114 millions de litres).
L’enjeu est crucial : le contrat de vente de l’ex-plantation stipule que si la ferme n’obtient pas d’ici la fin 2026 un bail à long terme lui accordant ce minimum, et qu’elle manque d’eau, Mahi Pono pourra réclamer 62 millions de dollars américains à A&B en guise de dédommagement.
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À Makawao, petite localité perchée au-dessus de la plaine centrale, je passe chez Bill Greenleaf, un golfeur professionnel qui, en guise d’activité de retraite, a créé en 2005 une fermette fondée sur les principes de l’agriculture régénératrice. Il produit assez d’oranges, de fruits à pain, de bananes, de jaboticabas (des baies), de taro, de manioc, d’avocats et de châtaignes pour se nourrir et vendre quelques surplus.
Bill Greenleaf estime que Mahi Pono n’adopte pas des pratiques susceptibles de régénérer les sols appauvris par 150 ans de monoculture de canne à sucre. Il aurait voulu voir son voisin utiliser des engrais naturels, installer des haies brise-vents, planter des végétaux de couverture dans ses vergers et diversifier au maximum ses cultures. Ce qu’il observe plutôt, ce sont d’interminables rangées d’agrumes. Les « pauvres plantes », dit-il, sont malmenées par de forts vents qui érodent et assèchent les sols. « J’ai des photos d’un nuage de poussière aussi haut que la montagne, là-bas. C’est horrible… » L’été dernier, Mahi Pono a écopé d’une amende de 9 600 dollars américains parce que de tels nuages ont dégradé la qualité de l’air.
Dans un document fourni à L’actualité, l’entreprise assure pratiquer une agriculture « durable ». Elle explique que les tapis de désherbage qu’elle installe entre les rangées d’arbres permettent de « garder l’humidité dans le sol » et de « réduire l’application de produits supplémentaires », comme des pesticides. Le document mentionne à plusieurs reprises que la ferme s’adonne à une agriculture « diversifiée » — dans les faits, plus de 90 % de ses terres cultivées sont réservées aux agrumes. Dans un courriel, Investissements PSP écrit quant à elle que Mahi Pono s’est engagée à adopter « les meilleures pratiques d’agriculture durable de l’industrie » et qu’elle partage les valeurs du régime de retraite « en matière de responsabilité environnementale, sociale et de gouvernance » (ESG).
La société d’État canadienne s’inscrit ainsi en faux contre les conclusions de Responsible Markets, un cabinet d’analyse d’Hawaï qui, en 2021, accusait Mahi Pono de contrevenir aux principes ESG de son propriétaire, entre autres à cause de son modèle d’affaires dépendant d’un accès privilégié aux ressources en eau, aux dépens des petits agriculteurs.
En me faisant visiter son jardin, Bill Greenleaf rappelle qu’il est difficile de s’enrichir en faisant de l’agriculture à Hawaï, notamment en raison de la cherté de la main-d’œuvre. Du fait de l’isolement géographique de l’archipel, exporter des produits frais implique par ailleurs des coûts élevés. Comment arriver à tirer profit d’une exploitation telle que celle des fonctionnaires canadiens ? Bien des habitants de Maui craignent que Mahi Pono ne transforme un jour une partie de ses terres agricoles, aux abords de magnifiques plages, pour y bâtir des résidences de luxe. Au moment de l’achat, l’entreprise a nié entretenir de telles arrière-pensées ; Grant Nakama n’a toutefois pas répondu à notre question à ce sujet.
« Le grand jeu, ici, ce n’est pas l’agriculture… », souffle Bill Greenleaf depuis son petit coin de paradis.
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2024 de L’actualité.