Qui mettra la main sur les terres agricoles de Suisse?

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L’accès à la terre agricole est un enjeu majeur en Suisse, petit pays très dépendant de l’agriculture et à la législation conservatrice. | Heidi.news / Nina Schretr

Heidi News | 22 janvier 2024

Épisode N°6 Qui nourrira la Suisse demain?

Qui mettra la main sur les terres agricoles de Suisse?

Le droit foncier rural, qui définit les grands principes d’accès à la terre, est un pilier de l’agriculture suisse. Alors que la moitié des chefs d’exploitation partiront à la retraite d’ici à 2040, la Confédération prévoit de réformer la loi. Faut-il déverrouiller l’accès aux terres agricoles pour les nouveaux venus, au risque de voir de grands groupes accaparer les rares terres fertiles du pays? Le sujet est explosif.

Nina Schretr
Journaliste

Parlez à n’importe quel agriculteur qui n’est pas lui-même issu d’une famille de paysans. A tous les coups ou presque, un sujet viendra spontanément sur la table: la difficulté d’accéder à des terres. Et avec elle, le sacro-saint droit foncier rural, défini par la loi fédérale du même nom (LDFR). Un texte juridique d’une trentaine de pages, vieux de 30 ans, qui pose les piliers juridiques de l’agriculture suisse.

Ces fondations-là vont être rénovées: la Confédération prévoit une révision du texte en 2025. Certains y voient l’opportunité de démocratiser l’accès aux terres agricoles pour faire de la place aux nouveaux entrants – jeunes diplômés, collectifs, néo-paysans. D’autres se satisfont très bien que les terres restent au sein des cercles traditionnels, et craignent que cette réforme n’ouvre une boîte de Pandore pour l’agriculture suisse.

Au cœur, l’exploitant individuel et la famille

La LDFR est un peu l’alpha et l’oméga de l’accès à la terre. Les principes fondateurs sont clairs: «encourager la propriété foncière rurale» et «maintenir des exploitations familiales comme fondement d'une population paysanne forte et d'une agriculture productive». Il s’agit aussi de lutter contre la spéculation foncière et de prévenir le surendettement et l’enchérissement des prix des terrains agricoles, qui sont une denrée rare dans le pays.

Ce vaste programme est mis en application par une ordonnance fédérale, qui se décline elle-même à l’échelle cantonale, avec des lois et règlements d’application.

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La Suisse possède peu de surfaces agricoles par personne comparée au reste de l'Europe

Le droit précise aussi des aspects très concrets, tels que les critères pour faire l’acquisition d’une ferme et ceux pour devenir exploitant agricole – ce statut indispensable pour percevoir des subventions fédérales (les fameux paiements directs), qui représentent parfois jusqu’aux trois quarts des revenus des paysans. Les règles de succession dans la famille? Elles sont aussi établies dans la LDFR. La fourchette du prix de vente d’une exploitation? Idem.

«Ce droit est très protecteur», analyse Eline Müller, du syndicat paysan Uniterre. Elle est responsable de Coalition Terre, une structure de préservation des terres agricoles qui réunit associations, fondations, chercheurs et militants. «En mettant l’exploitant individuel au centre du droit, avec la notion de famille, il empêche en théorie des entreprises comme Migros ou Nestlé de s’emparer de terrains agricoles pour faire de la spéculation immobilière.»

En substance, tout prétendant à la reprise de terres cultivables se doit d’être une personne physique, qui effectuera elle-même le travail de la terre et dispose des capacités pour ce faire. Vous aimeriez acheter un lopin de terres cultivables? C’est impossible si vous entendez simplement louer le terrain, si vous n’exploitez pas déjà des terres ou si vous n’avez pas de formation reconnue dans le domaine, comme un CFC agricole.

En somme, les terres cultivables sont destinées aux seuls agriculteurs. Il existe quelques exceptions, par exemple si aucun repreneur ne s’est manifesté après publication d’un appel d’offre – un cas extrêmement rare, au moins dans le canton de Vaud, de l’avis de Jean-Claude Mathey, président de la commission foncière rurale. Cette institution, présente dans chaque canton, est la garante du respect de la règlementation en vigueur.

Dans le canton de Vaud, la vente de parcelles agricoles représente la grande majorité des quelque 800 dossiers traités chaque année par la commission foncière rurale de Vaud (aux côtés de demandes de morcellement ou de soustraction de parcelle, d’hypothèques, etc.). Protection des terres ne signifie pas immobilisme.

Pas de place pour les nouveaux

Ce cadre juridique très restrictif n’échappe pas aux critiques. Les paysans propriétaires constituent de fait un club très fermé: d’après l’organisation paysanne Uniterre, 30% des titulaires d’un CFC agriculteur sont sans terre, et cela va même jusqu’à 60% pour l’apprentissage en maraîchage. «Toute une frange de la population paysanne, rurale ou néo-rurale, composée de jeunes familles, d’agriculteurs fraîchement diplômés ou de collectifs, [cherche] à s’installer et se [heurte] à l’absurdité du système», juge ainsi le syndicat.
 

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Les griefs d’Uniterre sont nombreux. Le syndicat fustige ainsi la «tradition conservatrice et patriarcale de la propriété privée, des normes et calculs de main d’œuvre» qui «empêche de valoriser des produits à haute valeur écologique et sociale», ou encore des coûts d’installation jugés «rédhibitoires».

Une affaire de voisinage

Il est vrai que si vous n’avez pas de parents agriculteurs, vous êtes bien mal loti. Devenir propriétaire d’une ferme tient de la gageure.

D’abord, parce que la LDFR favorise explicitement la transmission intra-familiale, par l’existence d’un droit de préemption: lors de la vente du domaine, priorité est donnée aux enfants, à la fratrie et leurs descendants – mais pas au conjoint. «Si beaucoup aimeraient faire sauter ce privilège, je ne suis pas sûr qu’il y aurait beaucoup plus de remise en dehors du cadre familial», tempère toutefois Daniel Kämpf à l’occasion d’une matinée de travail organisée par l’UNIL sur l’accès à la terre. Gérant de l’Office de crédit chez Prométerre, l’Association vaudoise de promotion des métiers de la terre, il ajoute que la volonté de préserver le patrimoine dans la famille est si forte qu’elle résisterait à la suppression de certains droits de priorité de la LDFR.

Quand le domaine n’est pas repris par la famille, il est souvent démantelé pour être repris par les voisins, qui peuvent ainsi renforcer leur propre ferme et bénéficier de subventions supplémentaires. «L’expérience montre que l’agrandissement des domaines d’exploitants déjà installés est préféré à l’installation de nouveaux exploitants n’ayant pas déjà accès à des terres», analyse Uniterre. Peu à peu, le nombre de fermes diminue… et le nombre d’agriculteurs avec.

Chaque acte de vente nécessite l’autorisation de la commission rurale foncière, une autorité garante du bon respect de l’application du droit foncier. L’institution aurait-elle tendance à favoriser certains dossiers? «On ne privilégie personne, soutient Jean-Claude Mathey, président de la Commission foncière rurale du canton de Vaud. Quand on a le dossier de l’acheteur sous les yeux, on ne peut pas savoir qu’un éventuel néo-agriculteur est également intéressé. Comme un juge au tribunal qui doit appliquer le Code civil, nous avons peu de latitudes, nous ne sommes que des exécutants.»

La vente et la location des terres agricoles étant régies par le droit privé, le propriétaire peut, en dehors des cas de préemption, destiner ses terres à qui il veut. Ainsi, selon Jean-Claude Mathey, «si l’on voulait favoriser l’accès à certaines personnes, comme des néo-paysans, il faudrait changer la loi pour que la commission puisse intervenir».

Entre 1 et 5 millions pour une ferme

Dans les faits, la tendance est claire: les exploitations agricoles s’agrandissent et prennent en valeur. Sans compter que les machines agricoles sont toujours plus perfectionnées, ce qui fait grimper les prix du parc machine. Au bout du compte, l’addition dépasse les six chiffres.

Daniel Kämpf, de Prométerre, explique: «Le prix d’une exploitation se détermine vraiment au cas par cas, selon le canton, la surface, l’âge du parc machines, l’état des bâtiments… Mais pour vous donner une fourchette large, une ferme se vend aujourd’hui entre un et cinq millions (de francs).» Même en cumulant, prêts privés et publics, fonds institutionnels et fonds propres, difficile de mettre une telle somme sur la table pour une première acquisition.

Ajoutons que les exploitants agricoles étant en majorité en entreprise individuelle, la vente de leur ferme constituera le seul pécule pour leur retraite… Pas question, dès lors, de faire un geste. Eline Müller, d’Uniterre, explique: «Arrivés à la retraite, les paysans n’ont souvent pas d’autres économies que leur maison. Deux options se profilent alors. Soit ils restent et les repreneurs doivent se loger dans des villages où les loyers ne font que grimper, soit ils acceptent de céder leur maison, généralement à un prix qui leur assurera une retraite décente, mais plongera la génération entrante dans l’endettement.»

Dans tous les cas, un agriculteur souhaitant acquérir un terrain devra débourser en moyenne une somme «2,5 à 5 fois» supérieure à celle que devraient régler les enfants du propriétaire, là aussi en raison de spécificités de la LDFR.

L’extension du domaine de la ferme

Reste la possibilité pour les paysans aux petits budgets d’acquérir de petites parcelles… mais elles se font rares. L’agrandissement des fermes est une dynamique quasi irréversible: un propriétaire d’une entreprise agricole ne peut librement diviser ses terrains agricoles. L’article 58 de la LDFR lui interdit en effet de vendre une partie des parcelles ou des bâtiments… sauf si c’est pour agrandir une autre entreprise (et dans d’autres rares exceptions, dont on passera ici les détails).

«A cause de l’article 58, il est impossible de créer de nouvelles petites fermes et donc le nombre d’agriculteurs continue de baisser, s’alarme Bastien Stauffer, maraîcher à la micro-ferme de l’Ortie (GE). La seule possibilité qui reste, c’est la location de terres, comme le droit locatif est moins restrictif. Mais on n’a pas la main sur tout, on est parfois soumis au bon vouloir des propriétaires, qui peuvent changer… Et surtout, cela reste du court terme.» Devenir exploitant ne se résume donc pas à une question de possession de terres: «L’accès à la terre, c’est le droit, au-delà de la propriété, d’un usage sur le temps long, sur la durée d’une exploitation, d’une vie.» L’article 58 serait en ligne de mire dans la révision de la LDFR, et aurait donc des chances d’être amendé.

Faut-il mettre à plat ce droit foncier rural, pour ouvrir l’accès à la terre à d’autres profils d’agriculteurs et aux personnes morales (SA, SARL, coopérative…), en vogue parmi les producteurs? Certains cantons voient déjà un nombre croissant de sociétés devenir propriétaires, ce qui est possible si les personnes exploitantes sont majoritaires au capital et dans les structures de gouvernance. D’autres dérogations existent, qui ont par exemple permis à Pro Natura d’acquérir des surfaces agricoles louées avec des baux à ferme agricole.

Fenaco, Nestlé, Coop et Migros au tournant

La nouvelle mouture de la LDFR devrait justement se pencher sur les conditions d’accès aux personnes morales… mais attention à ne pas ouvrir la boîte de Pandore, s’inquiètent certains. Parmi eux, François Erard, directeur d’AgriGenève, la chambre d’agriculture du canton, qui explique: «On est très prudent avec toute modification de la LDFR. Il y a des milieux bien intentionnés qui voudraient la démanteler, mais il faut rappeler que le but de cette loi, c’est que les fermes se transmettent à des exploitants dans des conditions favorables, et d’éviter la spéculation.» D’aucuns voient d’ailleurs plus de marge de progrès dans l’aide à l’installation et au financement que dans le détricotage de la législation.

Une juriste consultée par Uniterre s’inquiète aussii: «[On risque] d’être les idiots utiles de Fenaco, Nestlé, Coop et Migros qui n’attendent que de s’y engouffrer pour acquérir des terres agricoles, ou Pro Natura qui se réjouirait de retirer des terres à la production agricole pour les “protéger”.» Même avis entendu lors de la matinée de travail organisée par l’UNIL: «Si on peut donner la terre à tout le monde, elle ira où? Pas forcément là où on voudrait qu’elle aille.» Finalement, «tout ce qui peut être pris comme une contrainte peut aussi être vu comme une opportunité, selon si on est propriétaire ou nouvel arrivant.»

Verre à moitié plein, ou à moitié vide, c’est selon. Après une décennie passée au sein de Prométerre, Daniel Kämpf a fait son choix: «Plus je le pratique, plus je pense que le droit foncier rural est bien pensé. Sans certaines restrictions qu’il contient, la spéculation serait juste démentielle.» Et l’expert d’ajouter:

«Il faut aussi penser à une chose. Pendant des années, on a observé en Suisse un exode rural, un désintérêt pour la terre. Mettez-vous à la place des personnes qui sont restées, qui ont travaillé la terre… Là, avec l’évolution sociétale, on veut leur reprendre leur terre et diviser par deux leur prévoyance retraite.»

Entre démocratisation des terres et accaparement inattendu, la révision de la LDFR est aussi attendue que crainte. Une chose est sûre, néanmoins: le départ à la retraite de la moitié des chefs d’exploitation d’ici la fin de la prochaine décennie va bouleverser le marché suisse de la terre. Au profit de qui, cela reste à voir.
 

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