Rachat des terres agricoles par Colruyt : les agriculteurs dans la tourmente ?

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La Libre | 6 septembre 2023

Rachat des terres agricoles par Colruyt : les agriculteurs dans la tourmente ?

Par Thibault Dejace

Cela fait maintenant plusieurs années que Colruyt s’est lancé dans l’agriculture. Mais les incursions du géant de l’alimentaire dans le secteur n’ont pas l’air de plaire à tous…

C’est un fait, depuis plusieurs années Colruyt s’échine à vouloir faire du made in Belgium. Pour se faire, le groupe n’hésite pas à acheter (à prix d’or) des terres agricoles qu’il loue ensuite à des fermiers à l’année, plutôt que sur des baux fermiers de 9 ans comme le veut l’usage. Ce qui est loin de faire l'unanimité.

Pour Saskia De Block, responsable agricole de Colruyt, « l’objectif est très clair, nous voulons soutenir le secteur et avoir un impact positif » explique-t-elle auprès de nos collègues de la RTBF. « On souhaite vraiment aider et guider le secteur agricole belge vers une transition écologique et une pratique plus durable » fait-elle savoir.

On estime actuellement que Colruyt aurait racheté environ 6% des terres agricoles. Mais parmi les agriculteurs, ça grogne. Comme l’explique Florian Poncelet, président de la Fédération des Jeunes Agriculteurs à la RTBF : « c’est bien beau, ils rachètent et nous louent les terres. Jusque-là, c’est sympa. Mais quand on sait que c’est à cause d'eux que les prix ont explosés, c’est tout de suite beaucoup moins sympa. »

Un prix de plus en plus élevé

Car c’est là que le bât blesse. Le prix des terres agricoles a énormément augmenté en Belgique ces dernières années. La plus forte hausse a été enregistrée lors du premier semestre de 2021. Il s’agissait d’ailleurs de la plus forte augmentation depuis 5 ans.

La province la plus touchée était le Hainaut, où même si les prix sont en deçà de la moyenne nationale, il faut débourser environ 34 828 euros pour un hectare de terre. A titre d’indication, il faudrait payer plus du double pour un hectare en Flandres Occidentale.

Et comme le média d’investigation flamand Appache l’a révélé dans une enquête à la mi-avril 2021, Colruyt avait déjà acquis à l’époque environ 175 hectares de terres agricoles et de pâturages. Des parcelles de terres situées principalement autour de son siège social mais aussi dont plus de la moitié sont situées dans le Hainaut.

Coïncidence ? C’est ce que nos confrères de Tchak!, la revue paysanne, ont questionné. « En comparaison avec d’autres acteurs, notre nombre d’hectares reste limité, raisonne Nathalie Roisin, porte-parole du groupe dans leurs pages. Par ailleurs, nous ne faisons pas de prospection agressive. Enfin, nous ne faisons pas d’offres contre les agriculteurs qui veulent acheter leurs propres terres ; et les terrains doivent être libres de bail. Nous ne pouvons donc être considérés comme un facteur déclenchant la hausse du prix du foncier. Elle était déjà présente avant que nous nous engagions sur ce terrain. » 

Jusqu’à 70 000 euros de l’hectare

Mais la réalité semble pourtant être bien autre comme en témoigne un agriculteur ayant souhaité rester anonyme. « C’est vrai, je n’ai jamais entendu dire que Colruyt faisait des offres sur les parcelles ou les terres d’un petit fermier. Par contre, elle donne beaucoup pour de bons lots qui sont libres. Et là, elle monte jusqu’à remporter la mise. » témoigne-t-il pour Tchak!

« Dans mon village, les agriculteurs ont été contactés par un propriétaire qui mettait en vente des parcelles, ce qui est plutôt bien, raconte un autre agriculteur. J’étais amateur, alors j’ai remis une très bonne offre, au-dessus de 40.000 euros l’hectare, au notaire. Et vous savez quoi ? Je n’ai jamais été recontacté. Par la suite, je me suis renseigné et j’ai appris que Colruyt avait remporté la mise à plus de 70.000 euros l’hectare. Une fortune ! » 

Colruyt ferait-il donc le grand écart entre sa communication et la réalité du terrain ? Il n’en demeure que cette hausse drastique des prix décourage de nombreux jeunes agriculteurs alors que le secteur en a grandement besoin. Mais la problématique de l’accaparement des terres agricoles par Colruyt ne s’arrête pas là…

Des conditions de travail instables

Dans le monde agricole, deux modèles font lois. Le bail dit à ferme, et le contrat de culture. Le premier dure généralement 9 ans. Un temps long donc qui permet à l’agriculteur d’organiser ses cultures (et rotations afin de ne pas épuiser les sols) ainsi que son élevage sur le long terme. Cependant, ce type de bail est de moins en moins privilégié. On lui préfère son alternative : le contrat de culture. D’une durée d’un an, ce dernier est bien moins contraignant. Mais aussi bien plus insécurisant.

Et c’est sur ce modèle à plus court terme (et plus haut rendement ?) que Colruyt a choisi de se baser. C’est ce que déplore Vincent Delobel, éleveur de chèvres près de Tournai et membre de la Fédération Unie de Groupements d’éleveurs et d’agriculteurs (FUGEA) auprès de la RTBF. « D’habitude, on passe par le bail à ferme qui nous protège. Mais les contrats de moins d’un an proposé par Colruyt transforment les producteurs en faux indépendants. Ils pondent eux-mêmes des formes de contrats très précaires. Ils demandent des montants de loyer plus élevés que le fermage légal, ils nous privent de choisir ce que l’on cultive sur les terres. Il n’y a pas non plus de liberté de commercialisation : l’agriculteur vendra sa production uniquement à Colruyt, au prix que propose le groupe. »

Une situation qui inquiète également le réseau de soutien à l’agriculture paysanne (ReSAP) « On dit donc à un agriculteur qu’il ne peut rester qu’un an sur les terres, dans des conditions floues, et à quel prix ? et de quelle marge de manœuvres l’agriculteurs dispose-t-il ? »

D’ailleurs dans le milieu le mot est lâché : « À cette allure-là, on va devenir des bagnards ! » Interrogé par Tchak!, RéSAP ne mache pas ses mots qualifiant ce système de « pratiques d’un autre âge », qui font « presque penser au servage féodal »

Un soutien européen ?

De par l’achat de ces terres agricoles, Colruyt a obtenu le statut d’agriculteur. Ce qui lui permet dès lors de prétendre au statut d’agriculteur. Et donc de pouvoir prétendre aux subsides de la PAC en matière de financement vers une agriculture plus durable notamment.

Sauf que l’enveloppe est de plus en plus réduite. Et que le secteur va mal. Une situation intolérable que beaucoup d’agriculteurs dénoncent en vain. C’est deux dernières années, le groupe Colruyt a déjà touché plus de 62 000 euros d’argent public destiné à soutenir l’agriculture.

Si le groupe se défend et prétend ne pas « agir comme des cow-boys » la réalité semble tristement autre et on ne peut se détacher de l’impression d’assister à un énième combat entre David et Goliath…

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