Une ferme géante naît au mépris des petits paysans

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Image : Red/Reporterre
Reporterre | 9 décembre 2022

Une ferme géante naît au mépris des petits paysans

Par Julie Lallouët-Geffroy

Dans la Vienne, une gigantesque ferme a été vendue à seulement trois chefs d’exploitation. Elle aurait pu accueillir une trentaine de paysans si elle avait été découpée en plusieurs parcelles.

C’est un empire agricole qui a été vendu dans la Vienne. Environ 10 millions d’euros pour 2 121 hectares, soit l’équivalent de 1 484 terrains de foot douze sociétés, des bâtiments agricoles, des logements, du matériel dont un silo d’une capacité de 16 000 tonnes, et des parts dans plusieurs autres sociétés. Dans ce département, la surface moyenne d’une exploitation est de 116 hectares. Ce domaine représente l’équivalent de dix-huit fermes dans le secteur, l’équivalent d’un carré de 20 km2.

Impossible pour un agriculteur de se payer ce royaume, trop grand, trop cher. L’exploitation située à Cissé a été vendue en une seule fois à une seule entité, l’entreprise Agro Team, qui n’a même pas encore d’existence légale.

La Safer, la société d’aménagement foncier et d’établissement rural, a pour mission de veiller sur les ventes de terres agricoles en France. C’est elle qui s’est occupée de ce dossier. Dans un communiqué du 10 novembre, elle a annoncé que cette cession «hors norme par sa taille et sa complexité» permettra l’installation de trois agriculteurs et le maintien de neuf emplois salariés. Soit trois chefs d’exploitation à la tête de 707 hectares chacun. Le schéma directeur régional des exploitations agricoles — la feuille de route officielle de l’agriculture régionale — indique qu’un agrandissement est excessif au-delà de 180 hectares par chef d’exploitation. La transaction a pourtant bel et bien eu lieu.

Les candidats à la reprise avaient jusqu’à la fin août pour déposer leur dossier. Vu l’ampleur du royaume, le prix s’annonçait élevé. Environ 10 millions d’euros donc. Une somme hors de portée des paysans candidats à l’installation. «À l’échelle de la vie professionnelle d’un agriculteur, les montants sont tels qu’une personne ne peut pas se positionner en tant qu’acheteur, ça ne peut être qu’une société, explique Tanguy Martin, chargé de plaidoyer à Terre de liens, une fondation qui achète des terres agricoles pour installer des paysans avec de l’épargne citoyenne. Cette ferme est l’exemple édifiant de la financiarisation et de la concentration de l’agriculture. On a déjà vu des ventes de mégafermes, mais cette fois, c’est avec l’accompagnement de la Safer et la validation de l’État.»

«Financiarisation et concentration de l’agriculture»

Dans un communiqué réunissant plusieurs organisations, Terre de liens a dressé le portrait de l’entreprise acheteuse. «Deux des agriculteurs [ont] déjà au préalable une activité agricole dans l’Eure à plus de 300 kilomètres. Ainsi, cette opération pourrait même cacher l’agrandissement d’une ferme de l’Eure, qui contrôle déjà 1 500 hectares, via notamment trois autres sociétés d’exploitation. Si c’était le cas, nous verrions la constitution d’un mastodonte agricole contrôlant plus de 3 500 hectares. Difficile de croire qu’une telle exploitation produira une alimentation locale de qualité.» C’est pourtant un des objectifs du ministère de l’Agriculture et de ses services en région et dans les départements. «Créer des emplois, assurer la transition agroécologique et nourrir le territoire», rappelle Tanguy Martin de Terre de liens.

Une des solutions aurait été de découper le gâteau en plusieurs parts pour installer un plus grand nombre d’agriculteurs. La Confédération paysanne, le syndicat agricole minoritaire, estime que près d’une trentaine d’agriculteurs auraient pu exploiter ces 2 121 hectares. Un scénario évacué, la Safer ayant accepté la condition du vendeur : que tout soit vendu en un seul bloc. «Plutôt que de disloquer cet empire pour l’intérêt général, la Safer a accompagné le grossissement d’un autre empire qui a déjà 1 000 hectares dans l’Eure, explique Cécile Muret, responsable de la commission foncière au sein de la Confédération paysanne. C’est de l’accaparement.»

Entre 2010 et 2020, la France a perdu 101 000 fermes selon le dernier recensement, et le nombre d’agricultrices et d’agriculteurs a baissé [1] de 18%. La surface agricole utile [2] est pourtant restée relativement stable : cela s’explique par un agrandissement de la taille moyenne des exploitations agricoles de 25%.

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