Basta! 4 octobre 2021
Comment des entreprises et banques européennes participent à la destruction des forêts et savanes du Brésil
par ENCO
La dépendance du Brésil à l’égard de l’exportation de matières premières est la cause première du niveau sans précédent de déforestation et de surexploitation de la nature dans les deux écosystèmes les plus riches du Brésil : l’Amazonie et le Cerrado (région de savane). L’Amazonie est un écosystème clé pour la santé environnementale mondiale, puisque qu’elle influence le climat par son rôle de puits et de stockage du carbone. Le Cerrado est la savane la plus riche du monde. Et de grandes entreprises et établissements financiers européens y jouent un rôle important.
Au-delà de leur extrême abondance en faune et en flore, en eau et en biodiversité, les régions de l’Amazone et du Cerrado sont l’habitat de nombreuses communautés traditionnelles (populations autochtones, petits agriculteurs, communautés de briseurs de noix de coco babassu, communautés afro-descendantes) qui vivent depuis des siècles faisant coexister économie locale et durabilité des ressources naturelles. De vastes territoires de ces écosystèmes sont menacés par de nombreux intérêts économiques : l’avancée de l’agro-industrie qui appuie sur l’élevage, les grandes monocultures de soja, la viande et le bois ; et les activités minières et d’exploitation forestière liées aux industries des matières premières.
Incendies, conflits pour l’appropriation de terres, agressions des communautés autochtones
En 2019, des incendies généralisés ont dévasté de grandes parties des forêts tropicales amazoniennes, conséquence pour la majorité d’entre eux d’une pratique d’ouverture de zones de pâturage pour le bétail. Le nombre de foyers d’incendie identifiés dans la région amazonienne en août 2019 était le plus élevé depuis 2010, et deux fois plus élevé que les chiffres enregistrés à la même période l’année précédente. Dans la région du Cerrado, d’immenses étendues de végétation de terres indigènes ont été converties en zones de pâturage et de production agricole. Selon une estimation, environ 80 % de la végétation originelle du Cerrado a été modifiée par l’expansion de l’agro-industrie.
Aujourd’hui, les régions de l’Amazonie et du Cerrado sont des territoires de conflit politique, économique et environnemental. Ces affrontements ne sont pas seulement dus à une concurrence interne entre les secteurs économiques qui exploitent le soja, le maïs, le bœuf, le cuir, le bois, la canne à sucre, le coton et les ressources minérales. Ils tiennent aussi aux conflits entre les grandes et moyennes entreprises agricoles – soutenues politiquement par le gouvernement de Jair Bolsonaro – et les populations forestières.
Les agressions, les expulsions et les déplacements des communautés traditionnelles ont continué d’augmenter sous le gouvernement Bolsonaro. La pandémie a encore ajouté un nouveau défi, car les organismes d’État chargés de veiller au respect des droits ont également été confinés, ce qui a rendu plus facile les violations des droits de plusieurs communautés des régions du Mato Grosso, du Pará, de la Rondônia, du Maranhão. Le peuple indigène Xavante, dans le Mato Grosso a par exemple subi davantage d’agressions pendant la période de pandémie. Par ailleurs, les communautés paysannes de Balsas, dans l’État du Maranhão, comme la communauté de Bom Acerto, ont subi un déplacement forcé en août 2020 [1] .
Quel est le rôle des entreprises européennes ?
La lutte contre la déforestation illégale vise les entreprises impliquées dans la chaîne de production des produits de base, y compris les institutions financières et autres entreprises multinationales qui font partie du processus d’approvisionnement. En 2016, par exemple, la Santander Bank (banque espagnole) a été condamnée à une amende de 15 millions de dollars pour avoir fourni un soutien financier à des cultures pratiquées sur des zones illégalement déboisées. De grandes sociétés de négoce de céréales, dont Cargill et Bunge (États-Unis), ont été condamnées à des amendes totalisant 29 millions de dollars après une enquête de l’Ibama (l’équivalent de l’Office nationale des forêts) révélant qu’environ 3000 tonnes de céréales produites par cinq maisons de négoce avaient été récoltées dans des zones interdites à l’agriculture.
En plus du soutien financier, des entreprises européennes opèrent directement dans les régions de l’Amazonie et du Cerrado et certaines y sont accusées de violation des droits. Des sociétés minières présentes dans l’État du Pará (comme la française Imerys et la norvégienne Norsk Hydro) et des groupes du secteur des infrastructures (privés et étatiques), qui gèrent des concessions de transport et de distribution d’énergie, ont été accusés de générer des impacts négatifs sur les territoires. Selon les organisations de la société civile, la présence de ces sociétés multinationales a contribué à accroître la tension sur le territoire contre les droits des communautés locales.
De tous les produits de base présentant un risque environnemental, le soja est le plus négocié sur les marchés internationaux. En 2016, trois pays d’Amérique du Sud (le Brésil, l’Argentine et le Paraguay) étaient à l’origine de 50 % de la production mondiale de soja, ce qui correspond à une superficie d’environ 56 millions d’hectares. Trois cultures – le soja, la canne à sucre et le maïs – occupent 70 % de la surface agricole brésilienne et représentent plus de 60 % de la valeur totale de la production agricole du pays. La production de soja a augmenté de 400 % au Brésil en vingt-cinq ans.
Les cultures de soja ont été initialement plantées dans les régions du sud du pays, plus adaptée à cette production. Après les années 1970, des entreprises telles que Syngenta (Suisse) et Pioneer (États-Unis) ont investi dans des semences transgéniques adaptées à l’écosystème du Cerrado avec le soutien du gouvernement brésilien. Avec la domination « réussie » des savanes, l’expansion de l’agrobusiness s’est dirigée vers la région amazonienne depuis les années 2000.
Selon les chiffres de la base de données Trase, les Pays-Bas et l’Espagne sont les principales destinations européennes du soja lié à la déforestation. Suivent la France et l’Allemagne. Des études récentes estiment qu’environ deux millions de tonnes de soja planté illégalement chaque année ont atteint le marché européen au cours des dernières années, dont 500 000 tonnes ont été produites dans la région amazonienne. Près de la moitié des propriétés rurales d’Amazonie et des terres agricoles de la région du Cerrado, qui fournissent du soja et de la viande bovine pour l’exportation, ne respectent pas les limites de déforestation fixées par le code forestier.
La chaîne de production du soja au Brésil est dominée par cinq grandes sociétés commerciales mondiales : ADM, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus et la COFCO. Parmi les dix premiers pays de destination des exportations de soja d’Amazonie et du Cerrado figurent les Pays-Bas (36 %), l’Espagne (21 %), l’Allemagne (10 %) et la France (10 %).
Les négociants en soja sont directement soutenus par de nombreuses institutions financières qui sont liées à eux par des fonds propres (principalement des participations et des propriétés privées) et des dettes (telles que des obligations, des prêts et des facilités de crédit renouvelables).
L’Union européenne, deuxième acheteur le plus important de viande brésilienne, après la Chine
Avec 214 millions de têtes de bétail en 2021, le Brésil compte plus de vaches que d’habitants. Ce chiffre continue à augmenter, principalement dans en Amazonie et au Cerrado. En 2019, le Brésil a exporté 1,84 million de tonnes de viande bovine. Ce qui en fait le plus grand exportateur mondial, selon l’Association brésilienne des industries exportatrices de viande (Abiec). À la différence de la chaîne de production du soja, le secteur de la viande est géré par de grandes entreprises nationales, financées par des capitaux nationaux et étrangers. L’Union européenne, avec l’achat en 2017 de plus de 180 000 tonnes de viande brésilienne, est le deuxième acheteur le plus important de viande brésilienne, après la Chine.
La politique d’exportation a été très encouragée par le gouvernement brésilien à travers la création, en 2008, d’un programme de soutien aux « champions nationaux ». La Banque nationale pour le développement économique et social (BNDES) a débloqué une série de subventions pour stimuler quelques entreprises dans des secteurs spécifiques, comme la transformation de la viande et encourager leur croissance. Ces subventions ont aidé les entreprises brésiliennes de transformation de viande telles que JBS et Marfrig à se développer. Marfrig est devenu le troisième plus grand producteur de viande au monde. JBS est le premier producteur de viande mondial et figure parmi les dix plus grandes entreprises agroalimentaires de la planète. En tant qu’exportateur, JBS s’approvisionne auprès de 1324 municipalités, soit 47 % des municipalités productrices de viande bovine du brésil en 2017. En outre, BRF, une entreprise de transformation de volaille, est devenue l’un des plus grands exportateurs au monde de ce produit, et détient deux usines de transformation en Europe (Pays-Bas et Angleterre) et neuf en Argentine.
La croissance de ces multinationales ne s’est cependant pas faite sans un prix élevé : l’augmentation massive de la destruction des biomes de l’Amazonie et du Cerrado, mais aussi les conditions de travail déplorables auxquelles sont soumis leurs employés.
Les conditions terribles de la chaîne de production de viande, pour le bétail et les humains qui y travaillent, ne sont pas nouvelles. Dans la chaîne du soja, la situation est similaire : ajouté à des conditions de travail dégradantes, à des cas de travail forcé et à l’accaparement des terres, le Brésil est capable de faire pression sur les coûts de production et d’exporter à bas prix, produisant la viande la moins chère du monde en Amazonie.
Chaîne de la viande : BNP, Carrefour, Nestlé et bien d’autres
Minerva, l’un des trois grands conditionneurs de viande du Brésil, tire au moins un tiers de ses revenus bruts de ses exportations de bœuf brésilien, liées à 10 900 hhectares de risque de déforestation en raison de l’expansion des pâturages pour le bétail en 2017. Les actionnaires de Minerva sont en partie de grands investisseurs mondiaux qui n’ont actuellement aucun engagement en matière de déforestation, tels que Morgan Stanley (4,94 % du capital), Vanguard (2,21 %) et BlackRock (0,4 %), ainsi que des institutions financières qui ont reconnu publiquement le risque de déforestation comme un problème, notamment BNP Paribas (2,26 %).
Par ailleurs, JBS, Marfrig et Minerva ont reçu plus de neuf milliards de réais (1,5 milliard d’euros au cours actuel) en investissements et prêts de banques européennes et non-européennes qui ont signé des accords environnementaux, dont la Deutsche Bank, Santander, BNP Paribas et HSBC. Malheureusement, l’absence de lois en Europe sur le sujet « signifie que les banques, les investisseurs, les agences de notation, les importateurs et les importateurs et supermarchés ne sont pas légalement tenus d’effectuer un contrôle préalable sur le risque de déforestation avant de faire des affaires avec les entreprises du secteur de la viande bovine » regrettait encore l’ONG Global Witness dans un rapport sur le sujet de décembre 2020.
En 2014, des gouvernements, la société civile et les entreprises privées ont approuvé la Déclaration de New York sur les forêts, qui visait à réduire la déforestation mondiale d’ici à 2020. Les États brésiliens de Pará, Amazonas et Acre figurent parmi les signataires brésiliens, tandis que la Deutsche Bank et Nestlé figurent parmi les signataires européens. Cependant, les groupes Nestlé, et aussi Carrefour, n’ont, selon Mighty Earth, pas encore cessé d’acheter de la viande à JBS et Marfrig.
Des fonds d’investissement allemands, néerlandais et suédois impliqués
En raison de l’exploitation financière des terres, le prix des terres agricoles brésiliennes, en particulier dans le Cerrado, a augmenté de façon exponentielle. Les investisseurs institutionnels, tels que les fonds de pension et les fonds de capital-investissement, les sociétés immobilières et l’agro-industrie, appliquent un modèle d’entreprise qui valorise les terres en acquérant et en défrichant pour l’agriculture des zones de végétation indigène, plutôt que de baser ses revenus sur la production de marchandises.
Au cours des quinze dernières années, de nombreuses sociétés foncières ont été créées, entièrement concentrées sur l’acquisition, la vente, la location et la gestion des terres agricoles dans ce régions. Au Cerrado, de vastes zones indigènes appartenant officiellement à l’État sont illégalement privatisées. Ce processus conduit généralement à l’expulsion violente des habitants (dont beaucoup sont issus des communautés traditionnelles ou des populations rurales pauvres), ainsi qu’à des défrichements ou des déboisements extensifs. Dernièrement, ces zones agricoles ont été vendues à des sociétés agro-industrielles ou à des sociétés foncières, qui peuvent louer ou vendre les terres.
Trois fonds d’investissement européens contribuent au fonctionnement des sociétés foncières dans la région du Cerrado : le fonds de pension allemand Ärzteversorgung Westfalen-Lippe ; le néerlandais Algemeen Burgerlijk Pensioenfonds (ABP) et le suédois Andra AP-fonden (AP2). Ces fonds de pension investissent dans des fonds d’investissement gérés la Teachers Insurance and Annuity Association of America (TIAA), un fonds de pension privé à but non lucratif actuellement considéré comme le plus grand investisseur dans les terres agricoles et le troisième gestionnaire mondial d’immobilier commercial. Il détient aujourd’hui au Brésil des actifs d’une valeur de deux milliards de dollars.
La plupart des terres agricoles appartenant à des entreprises étrangères dans la région du Cerrado sont financées par l’intermédiaire de la TIAA. Ce fonds est également présent sur le marché des terres agricoles par l’intermédiaire d’entreprises telles que Radar Propriedades Agrícolas (une coentreprise entre une société brésilienne, Cosan et la Mansilla Participações, une société entièrement détenue par la TIAA) et le Tellus Brasil Participações, une filiale nationale axée sur l’acquisition de terres, dans laquelle la TIAA détient une participation importante (49 %). Un réseau complexe de sociétés a été créé par la TIAA afin d’acheter et d’investir dans des terres agricoles échappant aux restrictions légales imposées par les lois nationales sur la propriété foncière des étrangers. Au milieu de tout cela, la responsabilité des entreprises et institutions financières européennes a tendance à s’invisibiliser. Elle ne disparaît pas pour autant.
- Lire l’intégralité rapport (en anglais) « Des mains invisibles ? Les multinationales européennes et la déforestation en Amazonie et au Cerrado », publié par le Réseau européen des observatoire des multinationales ENCO.
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