Le Monde | 9 février 2021
Aide au développement : « La France investit presque deux fois plus dans des projets agro-industriels que dans des projets d’agroécologie »
Sylvie Bukhari-de Pontual
Présidente du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD)-Terre solidaire
Pierre Micheletti
Médecin et président d’Action contre la faim
Les deux responsables d’associations humanitaires Sylvie Bukhari-de Pontual et Pierre Micheletti plaident, dans une tribune au « Monde », pour une plus grande transparence des investissements français dans l’agriculture au niveau mondial.
Tribune. D’un côté, il y a les beaux discours : la France se présente dans ses priorités pour les pays en développement, comme le grand défenseur de l’agroécologie, du climat et de l’agriculture familiale.
Mais de l’autre, il y a les faits : en dix ans, près d’un quart (24 %) des financements réalisés par les institutions françaises ont été orientés vers le développement de l’agro-industrie. C’est presque deux fois plus que ses engagements en faveur de l’agroécologie (seulement 13 % de ses financements).
Avec l’aide du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic), nos trois organisations – Action contre la faim, Oxfam, Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD)-Terre solidaire – ont réalisé une étude qui constitue une première mondiale.
Nous avons analysé sur dix ans l’ensemble des financements agricoles publics de la France à destination des pays en développement : les dons, les prêts, les investissements et les garanties portés par l’Agence française de développement (AFD), sa filiale financière Proparco, cinq ministères et Bpifrance ; 2 513 projets représentant 5,8 milliards d’euros de soutiens financiers ont été passés au crible sur la période 2009-2018.
Production intensive de tomates
Les résultats sont édifiants : seulement 19 % des soutiens financiers français affichent une volonté de réduction de la pauvreté, 4,7 % évoquent les enjeux climatiques et 10,9 % soutiennent l’agriculture familiale. On découvre ainsi que la totalité des garanties apportées par Bpifrance et plus de 70 % des investissements de Proparco concernent des projets agro-industriels.
L’Agence française de développement se montre nettement plus volontariste : près de 28 % de ses engagements sont orientés vers des projets agroécologiques. Mais son action manque de transparence : nous ne disposons d’aucune information sur plus d’un tiers de ses projets.
Ce manque de transparence est une constante chez l’écrasante majorité des institutions étudiées dans le rapport. De ce point de vue, le soutien apporté depuis 2012 par la France à Feronia PHC, une société d’huile de palme opérant en République démocratique du Congo, est un cas d’école en matière d’opacité et d’intermédiation financière sur fonds de paradis fiscaux, d’accaparement des terres et de violation des droits des travailleurs.
Plus près de nous, la France a accordé en 2018 un prêt de presque 9 millions d’euros à Spayka, le plus gros négociant arménien de fruits et légumes, pour créer des serres chauffées destinées à la production intensive de tomates et de poivrons principalement. Le tout, destiné à l’exportation vers l’Union européenne, se fait par l’entremise d’un groupe français disposant d’un crédit d’impôt de près de 10 millions spécifique à ce projet.
Une nécessité démocratique
Qu’apportent de tels projets aux populations locales que notre approche dans ces pays est censée soutenir ? Le consensus scientifique, que nous partageons, appelle à une transformation profonde des systèmes alimentaires pour lutter contre les causes structurelles de la faim.
Alors qu’un quart de la population mondiale n’a pas d’accès régulier à une alimentation en quantité et en qualité suffisante, il est primordial que ces projets cessent et que la France finance enfin la transition agroécologique, particulièrement bénéfique pour les plus démunis et la préservation des environnements.
Le 16 décembre 2020, le gouvernement a engagé la procédure accélérée d’examen du projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales. Ce texte sera discuté au Parlement le 17 février. Dans les faits, les institutions françaises ayant des activités dans les pays en développement investissent presque deux fois plus dans des projets agro-industriels que dans des projets d’agroécologie.
C’est le moment de rappeler la France à ses priorités : la réorientation de ses investissements, la cohérence de son approche ainsi que la transparence de son action doivent être au cœur de la loi. A ce titre, la création permanente de deux rapporteurs spéciaux à la cohérence des politiques publiques est une nécessité démocratique.
Ces impératifs de cohérence et de transparence doivent guider la politique française de soutien aux pays les plus pauvres : à l’heure actuelle, la France détruit d’une main ce qu’elle construit de l’autre. Il est temps de mettre fin à ce paradoxe.
► Télécharger l'étude (PDF)