A Fanaye, une révolte populaire a été enclenchée par l’attribution de 20 000 ha à une société italienne.
SAINT-LOUIS – Bataille contre la spoliation foncière : Une histoire de terre
Devant la convoitise de leurs terres, les populations ont aussi réussi à chasser les agro-industriels. De Mbane à Dodel, en passant par Fanaye, les mouvements insurrectionnels et de résistance paysans constituent les remparts pour conserver un patrimoine foncier qui aiguise l’appétit des multinationales et des hommes d’affaires, à l’image du litige qui oppose Babacar Ngom aux populations de Ndingler.
Dans le Nord, les étendues de terres ont toujours aiguisé l’appétit des multinationales. Le litige en cours à Ndingler, opposant les populations de ce village à l’homme d’affaires Babacar Ngom, rappelle d’autres épisodes douloureux vécus par les populations de plusieurs villages obligées de se révolter pour sauvegarder leur patrimoine foncier. Parfois au prix de leur vie.
Juchée sur un énorme potentiel hydraulique et une inestimable réserve foncière et la bonne qualité de ses sols, la région de Saint-Louis attire la convoitise des agroindustriels et autres paysans du dimanche en quête de terres pour le développement de leurs activités. Traditionnellement, la moitié est mise en culture et le reste laissé en jachère. Mais cet équilibre est en train d’être bouleversé par l’arrivée d’investisseurs extérieurs.
Cette situation ne manque pas souvent de provoquer des conflits fonciers, parfois sanglants, avec les populations riveraines. Comme à Fanaye, Dodel et Mbane.
Dans l’ancienne communauté rurale de Mbane, finalement découpée en plusieurs communes rurales, le problème du foncier a failli virer au drame dans les années 2000, sous le règne du régime libéral. A l’époque, le gouvernement de l’Alternance avait voulu procéder à un découpage administratif dont les objectifs inavoués étaient doubles. Il s’agissait non seulement de dépouiller l’ancien président de la communauté rurale Aliou Diack, alors membre du Parti socialiste, qui venait de perdre le pouvoir, d’une machine électorale, mais aussi de favoriser l’accaparement de terres par des dignitaires de l’époque dont certains avaient déjà bénéficié de plusieurs milliers d’hectares de terres de l’ancienne équipe de la communauté rurale, alors que d’autres cherchaient à mettre la main sur une bonne partie de la grande assiette foncière dont disposait encore Mbane. Le président du Conseil rural Aliou Diack et les populations qui ne comptaient pas céder leurs terres avaient opposé une farouche résistance à ce projet qu’ils considéraient comme une flagrante manière de spoliation au profit d’une certaine bourgeoisie et des agroindustriels dont certains bénéficiaient déjà de milliers d’hectares. M. Diack, qui avait à l’époque entamé une grève de la faim face à la volonté du gouvernement de l’époque de faire passer coûte que coûte cette réforme pour instituer un nouveau découpage, avait expliqué le projet comme une tentative de l’Etat d’exclure tout simplement les populations et leurs représentants et ainsi avoir les mains libres pour faire main basse sur ces terres. Aliou Diack avait accusé plusieurs personnalités et des agroindustriels, avec des preuves à l’appui, d’avoir reçu illégalement des milliers d’hectares. Des autorités administratives et l’ancien Pcr avaient été aussi indexés.
Cette affaire avait été d’autant plus rocambolesque que les opposants au projet de découpage avaient fait savoir que l’ancien Pcr avait distribué plus de 220 mille hectares de terres seulement entre 2002 et 2008 avec la complicité des autorités administratives qui avaient validé les délibérations. Mieux, il avait été révélé que les responsables du Parti socialiste qui avaient administré la même communauté rurale de 1980 à 2001 n’avaient distribué à cette période que 30 mille hectares. Alors que l’équipe libérale qui avait pris le relais après le départ du pouvoir des Socialistes avait donné 30 mille hectares à une seule personne. C’est l’équivalent de la superficie octroyée par les Socialistes en 21 ans. Face à cette situation, les populations de Mbane et du village de Ndombo avaient organisé des marches pour manifester leur colère et leur désapprobation. Finalement, le projet avait capoté.
Le drame de Fanaye
C’est le même scénario à Fanaye où une révolte populaire a été enclenchée par l’attribution de 20 ha à une société italienne. Cette affaire qui opposait les populations de cette commune du département de Podor et la société italienne Tamperi financial group et ses filiales sénégalaises Senhuile Sa et Senethanol, soutenues par le président du Conseil rural de l’époque, avait eu une suite dramatique. Ulcérés par la décision du Pcr qui avait attribué à la société italienne 20 mille hectares pour la production de biocarburant, les habitants d’une dizaine de villages, impactés par le projet, s’y opposent avec une farouche résistance pour conserver leurs terres dont la spoliation menaçait, selon eux, l’activité pastorale, principale source de revenu de la zone et l’une des mamelles de l’économie locale. Autochtones et originaires de la localité vivant à l’intérieur de pays s’étaient ainsi mobilisés pour une grande marche afin de dénoncer la décision du Conseil rural et du maire. Ils avaient interpellé le président de la République sur les risques d’escalade et avaient manifesté leur désir de défendre leur patrimoine foncier au prix de leur vie. Malheureusement, les nombreuses tentatives de concilier les positions s’étaient soldées par des échecs. Le bras de fer s’était finalement terminé par un drame, car le mercredi 26 octobre 2011, deux personnes avaient été tuées par balle et une vingtaine de blessés devant le bâtiment abritant le siège du Conseil rural. L’édifice lui-même fut incendié par les populations. Le gouvernement, qui avait béni le projet, était contraint de sortir de sa réserve en annonçant d’abord la suspension du projet, puis sa délocalisation dans la zone de la réserve du Ndiayel, située dans la commune de Ronkh.
En prenant cette décision, les autorités avaient transféré les protestations sur un autre site. Les populations de cette zone, principalement des éleveurs, se sont opposées à l’implantation de la société italienne pour les même raisons qu’à Fanaye. Malgré cette opposition, Senhuile Sa sera quand même installée, mais sera incapable de développer correctement son projet. Des spécialistes avaient même dénoncé une sorte de détournement d’objectifs dans la mesure où d’autres aires différentes de celles annoncées au départ seront cultivées. A ce jour, officiellement aucune évaluation n’est encore faite sur ce projet qui accapare encore des dizaines de milliers d’hectares de terres.
Malgré les échecs, les convoitises n’ont jamais cessé dans cette zone. Récemment, la commune de Dodel a cristallisé toutes les attentions à cause des problèmes fonciers devenus récurrents dans la vallée du fleuve Sénégal et dans le Delta, mais aussi dans la zone du Diéri. Dans cette localité, les communes voisines de Dodel et Demette ont voulu en 2017 octroyer 10 mille hectares à la société marocaine Afri-partners. Ce projet, comme à Fanaye et Mbane, s’était heurté à la désapprobation des populations qui y voyaient une façon pour les autorités locales de définitivement tuer l’économie de la zone.
Ces populations avaient, à l’époque, dénoncé une attribution hors normes : Selon elles, les communes avaient cédé 10 mille hectares à la seule société marocaine, alors que la réserve foncière totale de la zone était seulement estimée à un peu plus de 26 mille 485 ha. Cela signifiait que la société Afri-partners allait disposer, à elle seule, de plus de 40% de la réserve foncière totale de la zone. Elles avaient aussi évoqué leur non-implication à la mise en œuvre du projet et l’absence d’une étude d’impact environnemental. Les populations qui s’étaient organisées dans le cadre d’un collectif avaient marché plusieurs fois et même par moments attaqué les infrastructures installées par la société marocaine qui voulait «transformer les paysans et éleveurs» en ouvriers agricoles. Comme un écho à la révolte en cours à Ndingler.
La tension qui était devenue tellement vive s’était finalement estompée lorsque le Président Macky Sall prit la décision de suspendre toutes les activités liées au projet, en attendant de trouver des solutions alternatives. Mais les populations n’ont pas lâché l’affaire en saisissant la Cour suprême pour l’annulation de la délibération de leur maire et de l’arrêté préfectoral qui l’avait validée. Cette affectation jugée illégale avait été validée par le sous-préfet de l’époque, trois jours seulement après que le Conseil municipal l’a faite. Alors qu’il fallait, comme le stipule le Code des collectivités locales, respecter un délai d’un mois au moins afin de permettre aux populations de faire des recours si elles le désirent. Le recours sera d‘ailleurs concluant, car la Haute juridiction avait enterré le projet en 2019, en annulant la délibération au grand soulagement des populations.