Le collectif français « On ne se taira pas » et celui contre les accaparements de terres ont organisé un débat public à Paris le 13 février 2019 où ces questions on été débattues. Photo : Régis Essono
Diffamatoire ou diffamation ?
Au cours des dernières années, GRAIN et d’autres groupes ont été impliqués dans une série d’actions juridiques pour défendre le droit des gens – des journalistes, des communautés rurales, des chercheurs, des employés d’ONG et des syndicalistes – de s’exprimer sur ce qu’ils voient et vivent comme un accaparement des terres, et sur d’autres abus commis non seulement par des multinationales du secteur agroalimentaire mais aussi par des organismes publics et des élites locales.
Les groupes Socfin et Bolloré sont deux entreprises partenaires dont les administrateurs siègent dans les conseils d’administration et investissent dans les opérations lucratives de leur homologue, y compris des plantations de palmiers à huile et d’hévéa en Afrique et en Asie. Elles déploient beaucoup d’énergie pour traîner devant les tribunaux des gens qu’elles accusent de diffamation. Au sens du droit français, dans le contexte duquel beaucoup de ces procès se sont déroulés, cela signifie porter atteinte à l’honneur ou à la réputation.
Mais personne n’a délibérément menti. Les gens disent les choses comme elles sont, et les entreprises ont perdu la quasi-totalité de ces actions judiciaires.
Prenons l’exemple le plus récent. En 2017, la Socfin et la Socapalm (une filiale de la Socfin au Cameroun) ont poursuivi Mediapart, Sherpa, ReAct, L’Obs et le Point devant les tribunaux pour diffamation. Les entreprises accusaient les trois médias français et les deux ONG de leur porter préjudice en publiant un communiqué de presse de 2015 rédigé par ReAct. Ce texte expliquait les réalités et les demandes des communautés locales en lutte contre ce qu’elles considèrent comme un accaparement massif de terres situées sur leur territoire d’origine, au Cameroun, et il décrivait les terribles conditions de vie et de travail qui sont associées à cette privation de leurs terres. Le problème de la Socfin était l’expression « accaparement des terres », qui est, selon elle, incorrecte et ne devrait pas être utilisée. (Il a été demandé à GRAIN de témoigner durant le procès de la réalité du phénomène de l’accaparement des terres au niveau mondial.)
En 2018, les ONG et les journalistes ont été déclarés non coupables. Socfin a fait appel de la décision, mais a fini par renoncer. L’entreprise a tweeté et s’est vantée du fait que, en réalité, elle avait « gagné » puisque dans la décision de la cour, le juge avait indiqué que l’expression « accaparement des terres » était de nature diffamatoire. Mais comme l’ont rétorqué Sherpa et d’autres experts des questions juridiques, cette affirmation est incorrecte. Si la cour a considéré l’expression « accaparement des terres » diffamatoire parce qu’elle relève d’un jugement de valeur qui peut faire l’objet d’un débat sur la preuve de la vérité, il n’y a eu en fait aucune diffamation! Les médias et les militants faisaient leur travail en rapportant et en relayant de bonne foi ce que vivent et disent les communautés, et ce qu’elles subissent.
L’objet de ces poursuites juridiques intentées par ces entreprises n’est pas de gagner devant les tribunaux, c’est-à-dire d’obtenir justice. L’objectif est d’épuiser les opposants, d’intimider les journalistes et les militants, et de faire perdre du temps et de l’énergie aux gens (et au tribunal, apparemment). Les entreprises sont très habiles à ce petit jeu, mais pas suffisamment.
Nous continuerons de faire notre travail et de dénoncer les entreprises et les responsables publics qui contribuent à l’accaparement de terres et aux abus correspondants, tels qu’ils sont réellement vécus par les gens sur le terrain. Nous appellerons les choses par leur nom et nous nous battrons pour une véritable justice. Nous n’avons aucune raison de faire autrement. Nous devons purement et simplement mettre fin au crime d’accaparement de terres.