La société Senhuile, qui devait produire du biocarburant, s'est accaparé 20 000 hectares de terres au Sénégal, au détriment des éleveurs locaux. (Photo : Seyllou/AFP)
Sénégal : des éleveurs mis dehors pour du biocarburant qu'on attend encore
Celia GUILLON
En 2010, Senhuile s'est accaparé 20 000 hectares de terres pour produire du bioéthanol. Cinq ans plus tard, rien n'y a été cultivé et la société va passer devant le tribunal.
Au Sénégal, le bioéthanol a dévoré deux dizaines de milliers d’hectares… indirectement. A l’aube de 2010, les gouvernements européens cherchaient à effectuer au plus vite le virage vers des carburants non-fossiles. L’agrocarburant à base d’huile végétale demande de vastes champs pour produire un rendement correct. C’est dans ce contexte qu’en 2010, le Sénégal se laisse séduire par le projet d’implantation de la société Senethanol SA (qui deviendra Senhuile). Quelque 20 000 hectares sont octroyés au projet par le gouvernement sénégalais, presque offerts.
En 2015, le projet semble bien loin : rien n’a été produit. Les 20 000 hectares, implantés en pleines terres peuls empiètent sur la liberté des villageois voisins et détruisent leur principale source de commerce : l’élevage pastoral.
Oreilles sourdes
Cet accaparement des terres sénégalaises a été dénoncé vendredi par un rapport, produit conjointement par le Collectif pour la défense du Ndiaël et Re:Common, en coopération avec le Grain, l’Investigative Reporting Project Italy (IRPI), le SUNUGAL, et le collectif Walking on the South. Une longue enquête qui prédit l’implosion du système.
L’année dernière encore, il aurait semblé peu probable que le business en eaux troubles de Senhuile puisse être détruit. Née en 2012 du mariage de Senthanol, dirigée par Benjamin Dummai, de la société italienne Faenza, dirigée par la famille Tampieri, la société est installée depuis deux ans à Ndiaël, dans l’ouest du Sénégal. Les villageois dénoncent l’accaparement de leurs terres mais leurs doléances tombent dans des oreilles sourdes.
«Faire taire les inquiétudes»
On peut sentir le premier vacillement de la société lors de l’arrestation de Dummai par la police sénégalaise le 16 mai 2014. Accusé d’un détournement de fonds de près de 30 000 euros, selon les médias locaux, il fait cinq mois de détention préventive et est complètement évincé de sa société. «C’est à ce moment-là que la justice commence à s’intéresser aux irrégularités financières de l’entreprise», explique Renée Vellvé, de l’association Grain.
A la tête de Senhuile, Tampieri Financial Group place un homme qui travaille pour leur groupe en Italie, Massimo Castellucci. Pour faire face au contrecoup d’une attaque en justice, la société tente de se réinventer. «Ils se mettent à planter, mais c’est vraiment dans un but publicitaire. Pour faire taire les inquiétudes des habitants, ils produisent du riz ; et pour plaire au gouvernement, des arachides, qui est un des produits d’export principaux du Sénégal.» explique Renée Vellvé. Le tout occupe seulement 10 % des 20 000 hectares. Le projet d’agrocarburant est-il oublié ? Selon leur site internet, le nouveau concept est d' «accompagner le gouvernement dans son actuelle politique d’autosuffisance alimentaire et contribuer à la reconstruction du capital semencier du Sénégal.»
Un jugement fin août
Sorti de prison, Dummai, l’ex-PDG évincé, attaque en justice Tampieri, le 15 mars dernier. Il pose 14 chefs d’accusations, «de l’augmentation fictive du capital social à des fins frauduleuses, au blanchiment d’argent, jusqu’à la fraude et à l’émission fictive d’actions» détaille le rapport. Tampieri réplique en attaquant Dummai en retour. Les deux affaires transmises au procureur de Dakar, la capitale sénégalaise, sont en étude depuis juin dernier et devraient être jugées avant fin août.
Coulera ou coulera pas Senhuile ? Pour Renée Vellvée, il ne faut pas espérer que le soulèvement vienne des villages voisins. «L’entreprise déverse suffisamment d’argent pour contrecarrer la division». Avec toutes les affaires en cours et les chefs d’accusation, la justice pourrait démêler l’imbroglio. Pour Lorenzo Bagnoli, membre de l’IRPI et auteur du rapport, c’est une vraie possibilité : «Senhuile pourra fermer quand la situation d’un des partis en conflit sera éclaircie». Pourtant, selon lui, la vraie solution ne serait pas de s’attaquer directement à la société, mais de réformer la loi sénégalaise pour que la possibilité de s’implanter sans projet ne soit plus si simple. «Le gouvernement doit faire une réforme foncière pour que l’on puisse savoir qui est le propriétaire des terres. Le gouvernement pense qu’elles lui appartiennent, les villageois pensent qu’elles sont à eux.»