Mediapart | 27 June 2011
De notre envoyé spécial en Sierra Leone, Mehdi Meddeb
Lungi Acre, petit village de la Sierra Leone, ses toits de chaumes et sa multinationale. « Ici, il y avait tout, des rizières, du manioc, des herbes médicinales... Maintenant on a la canne à sucre », ironise un habitant. Addax n'y a vu que des jachères. Désormais, cette filiale du groupe pétrolier AOG plante de la canne à sucre à perte de vue. Dans cette région près de Makéni, au centre de la Sierra Leone, Addax Bioenergy s'est installée il y a trois ans, et a investi 200 millions d'euros.
Comme Addax, plusieurs dizaines de multinationales font main basse sur l'or vert, sur plusieurs centaines de milliers d'hectares du pays, le recensement cadastral étant complètement opaque. L'entreprise suisse, rachetée par un consortium chinois, loue sur 50 ans près de 52.000 hectares. Le but : transformer dès l'an prochain 100.000 tonnes de canne à sucre en bioéthanol qui viendra remplir les réservoirs des voitures en Europe. Une autre partie sera transformée en électricité, qui sera revendue à la Sierra Leone.
« Les terres de ce pays ont un gros avantage, explique Derek Eger, l'un des responsables sur place. Avant, elles étaient en jachère, les paysans ne vivaient que d'une culture de subsistance. Maintenant ils vont avoir l'opportunité d'un travail, d'être productifs. Et d'ici la fin de l'année, il y aura un impact sur leurs conditions de vie. » Ce Sud-Africain, affalé dans le canapé de sa villa climatisée, ne doute pas un seul instant des avantages procurés par sa société.
Mais sur le terrain, on déchante. A peine 300 personnes travaillent pour le moment chez Addax. « Ils nous ont fait des promesses, enrage Ibrahima Bangura. Ils nous ont dit qu'ils allaient construire des écoles, des routes, etc. Mais rien n'arrive. » Cet habitant de Lungi Acre a l'impression qu'il ne peut plus reculer, et il est amer.
« Nous réclamons de meilleurs salaires car nous avons des femmes et des enfants à nourrir. Ma paye est de 30 dollars par mois, vous croyez que c'est suffisant pour acheter un sac de riz ?, interroge-t-il, énervé. Au moins avant, quand on travaillait dans nos champs, on se faisait à manger. Mais maintenant on doit apporter avec nous de l'argent et payer notre nourriture. Car sur place, Addax ne nous prend pas en charge. »
Plusieurs kilomètres à pied pour travailler, pas de sécurité sociale comme l'exige la loi, les témoignages accablants se multiplient. Certains, fatalistes, se font une raison. « Je gagne 150 dollars par mois, ce qui est assez inespéré, raconte Alussane, employé à la sécurité. Pour ça, je travaille 7 jours sur 7. Je n'ai pas de congés, mais je gagne mieux ma vie .» Main-d'œuvre pas chère, surexploitée, contrats à la semaine, les bénéfices pour Addax sont considérables, sans parler du prix de la location de la terre.
Addax, FAO, même combat ?
Officiellement, il a été fixé à 12 dollars par an et par hectare, dont la moitié revient au propriétaire et à sa famille. « Moi je n'ai touché pour le moment qu'un dollar et demi par hectare, explique Ibrahima, qui loue 2000 hectares. Je n'ai rien négocié du tout. C'est le député de la région qui nous l'a imposé. »
Le député, c'est Ibrahima Bangura, intermédiaire d'Addax, et « médiateur » auprès des populations locales. Ce jour-là, chez lui, l'homme négocie des rideaux pour sa maison. « Tout se fait dans la transparence, martèle-t-il, personne n'a été escroqué dans l'histoire. Il y a des incompréhensions, des chocs de culture, mais tout va se régler. » Des éléments de langage repris à l'identique chez Addax.«Évidemment qu'il y a des incompréhensions, reconnaît Derek, mais notre cellule sociale, environnementale et santé désamorce les conflits et nous préparons le terrain depuis trois ans.»
Addax se présente comme une société exemplaire. Elle brandit ses quinze études d'impacts avant la mise en place de ce projet gigantesque de bioéthanol. « Mais quelles sont les conséquences à long terme ?, demande Joan Baxter, chercheuse à l'Oakland Institute, un think-tank américain. Ces leasings reviennent à des accaparements de terres. Les propriétaires ne saisissent pas les enjeux. Ils sont exclus de larges pans de leurs terres, il ne leur reste que les parties les moins fertiles, ils ne sont plus autosuffisants. Les rivières risquent d'être polluées, etc. Sans parler de la déception des villageois par rapport aux promesses de développement. Certains me disaient : on sait ce qu'on va faire. Ces multinationales sont porteuses de beaucoup de risques surtout dans ce petit pays qui sort à peine d'une terrible guerre. On a dit que les diamants étaient à l'origine de ce conflit, mais c'est faux. C'est l'inégalité de la distribution des richesses qui en est la cause. Et on refait les mêmes erreurs. »
Un constat partagé par Hassan Sowa, de l'ONG Droit à l'alimentation.« Un projet comme celui d'Addax remet en cause la sécurité alimentaire du pays, explique ce jeune militant. Quand ces sociétés vont partir, ces paysans vont-ils continuer une agriculture mécanisée, intensive ? Pourquoi ne pas avoir investi dans des structures durables ? »
Des questions qui laissent de marbre les partenaires, les bailleurs de fonds et les banques de développement, tous du côté de la multinationale. Le représentant de la FAO, l'organisation des Nations unies pour l'alimentation et la nourriture en Sierra Leone, est un ardent défenseur du bioéthanol. Quelle est la priorité : la sécurité alimentaire ou la sécurité des biocarburants ?
« C'est une question intéressante, répond Kevin Gallagher en buvant tranquillement son thé. Nous avons été touchés de plein fouet par la flambée des prix du pétrole. Un pays comme la Sierra Leone est dépendant à 100% de l'étranger pour le pétrole. Avec seulement 4000 hectares, on peut produire 10% de nos besoins en bioéthanol. Ici, avec deux millions d'hectares de terres disponibles, il y a une vraie possibilité à moyen terme de développer une politique du bioéthanol, ce qui permettra de réduire les risques de sécurité alimentaire. »
Des chiffres impossibles à vérifier en Sierra Leone tant les statistiques sont manipulées. Le chiffre de « deux millions d'hectares de terres arables » cité par Kevin Gallagher provient d'une étude réalisée en... 1977. Une statistique brandie à tout propos – y compris par le président de la Sierra Leone –, histoire d'attirer les multinationales agricoles. « Mais personne ne se rend compte des conséquences de ces investissements à large échelle, vitupère Joan Baxter. La terre représente tout pour ces paysans. Des mini-conflits apparaissent et menacent de prendre de l'ampleur. »