Ethiopie. L’heure de la moisson a sonné

L’Hebdo | 3 septembre 2009 | version PDF | English translation here

Julie Zaugg

Terre fertile. Indiens et Saoudiens sont sur le point d’effectuer leur première récolte sur sol éthiopien. Le pays a prévu de céder 2,7 millions d’hectares aux étrangers.

Une odeur de curry flotte dans la maison où son épouse s’affaire en sari. Hanumantha Rao avale une bouchée de daal, traditionnelle purée indienne à base de lentilles et lance: «Je ne mange jamais africain.» Ce manager originaire de Madras vit pourtant sur le continent noir. Plus exactement au coeur d’une des régions les plus fertiles de l’Ethiopie, un plateau verdoyant qui s’étire à l’ouest d’Addis- Abeba vers le Soudan.

Si Hanumantha Rao a déménagé, voilà onze mois, à 4800 km de chez lui, c’est pour superviser la culture de maïs, de riz et de légumes pour la firme indienne Karuturi. L’entreprise, qui est le plus grand producteur de roses coupées du monde, a voulu étendre ses activités à l’agrobusiness. Avec la hausse du prix des denrées alimentaires, qui a atteint un pic à la mi-2008, le marché est prometteur. D’autant plus que l’Ethiopie offre un accès privilégié aux consommateurs européens: ses produits, couverts par l’accord Everything But Arms, échappent aux taxes et aux quotas. En outre, la terre y est abondante et peu chère. «Le gouvernement nous la loue 127 birrs (11 francs) par hectare et par an.» Les cinq premières années, la firme ne paie rien. «En Inde, nous n’aurions jamais pu obtenir une telle superficie. Même pour acheter 10 hectares, on se heurte à des résistances.» La ferme de Bako, à 250 km à l’ouest de la capitale, représente la première pièce de ce puzzle. Ses 10 918 hectares, au bout d’un chemin de terre rouge détrempé par les pluies, s’étendent à perte de vue.

L’entrée est gardée par des hommes en treillis armés de kalachnikovs. Pour l’heure, la «ferme» se résume à un auvent en bois, qui abrite quelques chaises en plastique et trois tracteurs ultramodernes. L’entreprise en a importé trente des Etats-Unis. Elle a aussi fait venir d’Inde dix pompes à eau et trente génératrices. Ce déploiement technologique contraste avec l’enchevêtrement archaïque de lopins de terre cultivés à la charrue et fauchés à la main par les paysans éthiopiens autour de la ferme. A droite de l’auvent, un carré régulier de plants de maïs couvre 1000 hectares. La première récolte aura lieu en octobre. Une partie sera exportée.

L’or blanc. Mais c’est le riz qui intéresse surtout cette firme basée à Bangalore. «Nous le testons sur 10 hectares, pour vérifier si le sol se prête à ce genre de culture, pratiquement inexistant en Ethiopie.» A terme, l’entreprise projette de produire 5 millions de tonnes de riz par an dans ce pays. Il sera exporté vers l’Asie – l’Inde notamment – et quelques pays africains (Soudan, Tanzanie, Kenya). Des piments occupent 4 autres hectares. On y ajoutera des courgettes,des haricots et des oignons pour les marchés européen et américain.

«Notre présence profite aux locaux, assure Hanumantha Rao. Nous leur apportons à la fois un savoir-faire agricole avec nos machines, nos fertilisants, nos pesticides et du travail: 98% des 500 employés de Bako sont locaux. Seule la direction, une douzaine d’Indiens, ne l’est pas.» En outre, promet-il, «nous allons construire une école et une clinique pour nous rapprocher de la communauté locale».

Cela ne l’empêche pas d’aboyer, en anglais, sur ses travailleurs, pendant que son adjoint lance des piécettes aux enfants qui courent derrière le tracteur. Chaussés de bottes en caoutchouc et vêtus d’anoraks beiges, les deux Asiatiques contrastent avec les ouvriers éthiopiens, pieds nus dans la boue noire. Trois quarts sont des journaliers, payés 20 à 25 birrs par jour (environ 1.70 franc). Certains se sont plaints dans un journal local de ne toucher que 7 à 8 birrs (60 centimes).

Qu’y avait-il avant sur les terres cultivées par Karuturi? «Pas grand-chose», assure le manager. En fait, les gens du coin y faisaient pousser du teff (céréale de base de l’alimentation éthiopienne) et y laissaient paître leurs bêtes. Cela n’est plus possible: l’entreprise a fait installer un enclos et creuser une tranchée autour de son domaine pour empêcher le bétail de passer. Il y a sept mois, la situation a failli dégénérer: les habitants du village, armés de machettes et de bâtons, ont tenté de s’en prendre aux travailleurs de Karuturi. Il a fallu appeler la police.

Malgré ces couacs, la firme indienne n’entend pas s’arrêter en si bon chemin. Elle convoite 300 000 hectares – soit la superficie du canton de Vaud – plus à l’ouest, dans la région de Gambella. «Le Gouvernement éthiopien nous en a déjà fourni 40 000. Nous aurons le reste dans quatre ou cinq mois. Nous y ferons pousser du sucre, du riz et de l’huile de palme, pour l’exportation», précise Hanumantha Rao, qui s’y rend le lendemain avec une délégation de Cargill venue spécialement de NewYork.

L’arrivée du cheik.

L’Ethiopie a d’autres prétendants. L’Arabie saoudite frappée de plein fouet en 2008 par la hausse du prix des céréales a pris peur. Et si elle ne parvenait plus à nourrir ses 25 millions d’habitants, dont une large communauté d’immigrés pauvres? Pour assurer sa sécurité alimentaire, le roi Abdallah a choisi de délocaliser la production de nourriture, créant une entité publique dotée de 5,3 milliards de dollars pour prêter à taux préférentiels aux entrepreneurs saoudiens qui souhaitent investir dans des pays à fort potentiel agricole.

En janvier 2009, le roi accueillait en grande pompe les premiers sacs de céréales produites à l’étranger, du riz éthiopien fourni par Jenat, une joint venture entre trois firmes saoudiennes (Tadco, Almarai et Al-Jouf). La mise en oeuvre du projet avait été confiée à un personnage aussi discret que puissant: le cheik Mohammed al-Amoudi.

De mère éthiopienne et de père yéménite, naturalisé saoudien, le cheik s’est enrichi dans l’immobilier. Il possède aujourd’hui la 43e fortune mondiale, selon le classement Forbes, avec 9 milliards de dollars. En Ethiopie, il emploie 40 000 personnes sous la houlette du consortium Midroc, qui comprend des entreprises, des hôtels, des hôpitaux, des centres commerciaux, une mine d’or et… Elfora, une société qui produit de la viande, de la volaille et des produits agricoles exportés vers l’Arabie saoudite, Dubaï, le Yémen, Djibouti, l’Egypte, la Côte d’Ivoire et l’ancien Congo-Brazzaville. Cette dernière exploite trois fermes dans le pays.

Des vignes et des zébus. L’une d’entre elles se trouve à Meki, un bourg poussiéreux à 134 kilomètres au sud de la capitale, au coeur de la vallée du Rift. Des pâturages jaunis parsemées de zébus et de chèvres s’étirent jusqu’à l’horizon. Les cultures sont rares. Çà et là, un puits communautaire estampillé du logo de l’ONG qui l’a construit est pris d’assaut par des éleveurs munis de bidons en plastique. L’eau est une denrée précieuse ici. Mais cela n’a pas empêché Elfora de mettre en place un système d’irrigation sophistiqué sur son domaine de plusieurs centaines d’hectares. «Un ordinateur contrôle la quantité d’eau et de fertilisant qui est distribuée automatiquement à chaque plant par un système de goutte-à-goutte, explique Getachew*, responsable de cette opération, au milieu des vignes qui descendent en pente douce vers les montagnes Arsi. Nous testons la production de raisins sur 15 hectares, mais nous faisons aussi pousser des haricots blancs et du maïs et nous nous préparons à planter des tomates et des poivrons.» Tout partira au Moyen-Orient, en Israël et dans le reste de l’Afrique.

Plus au sud, à l’entrée de la ville d’Awassa, une barrière de barbelés se dresse au bord de la route. Un panneau blanc indique l’entrée de la ferme Melge/Shallo, propriété d’Elfora. Ses 3000 hectares ont été remis à Mohammed al-Amoudi par le Gouvernement éthiopien voici cinq ans, mais la culture ne fait que débuter. A l’horizon, une mer de bâches blanches. Ce sont des serres. Des ouvriers s’activent, suspendus à plusieurs mètres du sol pour monter leurs lourdes armatures métalliques. Mille hectares de la ferme ont été confiés à l’horticulteur hollandais Jan Prins, chargé d’y faire pousser des légumes pour le compte du cheik.

«Les premiers légumes seront prêts dans cinq mois, prévoit Gelata Bijiga, le manager de la ferme. Ils sont destinés à l’Arabie saoudite, mais aussi à Dubaï, au Bahreïn et à l’Europe.» Sous les serres, fabriquées en Espagne, des pousses  sortent déjà de petits bacs en plastique posés à même le sol. Des languettes de  bois indiquent leur contenu: «céleri», «brocolis», «choux de Bruxelles», «radis», «betterave», «fenouil».

Ici, tous les employés sont éthiopiens. «Nous en avons 300 à ce jour, à terme il y en aura plus de 1000», précise le manager. Les salaires saoudiens ne sont guère plus élevés que ceux payés par les Indiens. «Mais les conditions de travail sont bonnes, note un ouvrier occupé à arroser les pousses. Paysan est un métier difficile en Ethiopie. Ici, au moins je suis formé à l’agriculture moderne.»

D’autres ont eu moins de chance. Les riverains qui menaient leurs bêtes paître sur cette propriété d’Etat n’y ont plus accès. Au début, cela a créé des tensions. «Ils ont tenté de passer en force, se souvient Gelata Bijiga. Nous les avons alors menacés de procès. Depuis, tout est calme.» Sur une autre ferme, à la lisière des zones désertiques du nord-est, Elfora s’est débarrassée des nomades afars qui y venaient à la saison sèche en les forçant à acheter des parcelles de «zones de pâture», selon un rapport de l’ONU datant de 2002.

Il y a peu de résistance. La contestation est bridée par le régime répressif du premier ministre Meles Zenawi, qui n’hésite pas à faire usage de la violence pour la briser. Près de la ville de Koka (sud), des paysans opposés à la redistribution de leurs terres à des floriculteurs ont été emprisonnés, accusés à tort de soutenir le Front de Libération de l’Oromo.

2,7 millions d’hectares.

En fait, le gouvernement voit d’un très bon oeil cet afflux de capitaux étrangers. «L’Ethiopie est un pays rural: 80% de nos emplois et 45% de notre PIB proviennent de l’agriculture, rappelle Abera Deressa, ministre d’Etat de l’Agriculture, assis dans son bureau d’Addis-Abeba devant une tasse de puissant café local. Mais sur 74 millions d’hectares de terres arables, seuls 14 à 18 millions sont exploités à ce jour, et à 95% par des petits paysans pour de l’agriculture de subsistance. Les investissements étrangers sont donc cruciaux.» Pour augmenter la productivité, améliorer l’infrastructure, créer de l’emploi et des transferts de technologie.

Le pouvoir, propriétaire de toutes les terres du pays – une survivance du régime socialiste des Derg (1974-1991) ? s’est empressé de les recenser. Il mettra 2,7 millions d’hectares à disposition des investisseurs étrangers, 1,6 million d’ici à octobre, à des conditions privilégiées.

«Nous offrons des baux de 50 à 99 ans, à un loyer minimal (10 à 12 dollars l’hectare), ainsi que cinq à sept ans sans impôt sur la terre et des exemptions de taxes sur les importations de machines agricoles», se félicite le ministre. Le gouvernement met tout en oeuvre pour aider les firmes étrangères à s’implanter dans le pays. Si l’investisseur vient avec 30% des capitaux, la banque de développement éthiopienne lui fournira les 70% restants.

«La demande est telle que nous peinons à y répondre», se réjouit Abera Deressa. Le pays a déjà engrangé 1311 projets, le plus grand étant les 300 000 hectares concédés à Karuturi. Parmi les autres bénéficiaires, Djibouti a reçu 7000 hectares pour cultiver du blé, alors que l’allemande FloraEco Power (13 000 hectares), l’italienne Fri-El Green Power (30 000 hectares), l’américaine Ardent Energy Group (15 000 hectares) et la britannique Sun Biofuels produiront des biocarburants.

Mohammed al-Amoudi a lui aussi des projets en cours: il veut «planter du sucre» dans le nord-ouest sur 30 000 hectares avec Syngenta et cherche à obtenir 100 000 hectares dans la province du Benishangul Gumuz pour y produire des biocarburants avec la firme malaisienne AgriNexus. Le Saoudien fait en outre pousser du café, du thé et des céréales sur 19 200 hectares, sous l’égide de la marque Ethio Agri-CEFT. Il livre notamment Starbucks. Abera Deressa estime que d’ici 3 à 5 ans, il n’y aura plus de terres à distribuer.

Rivière détournée. Tout n’est pas rose pour autant. Pour les investisseurs d’abord. Les offices gouvernementaux éthiopiens sont souvent mal coordonnés. Il arrive qu’ils attribuent la même terre à deux acheteurs ou qu’ils promettent du terrain qui n’existe pas. Flora Eco Power a failli quitter l’Ethiopie lorsque la direction locale de son usine de biocarburant s’est volatilisée, laissant derrière elle un trou de 10 millions de dollars et 150 ouvriers non payés.

Pour les cultivateurs privés de terre, pas de quoi se réjouir non plus. Ils ne  sont pas indemnisés pour la terre ellemême. Tout juste reçoivent-ils des compensations minimales: dix ans de récolte et un petit quelque chose pour les améliorations apportées au terrain. Les éleveurs, qui s’en servent comme pâturage, ne touchent rien. «Ils n’ont qu’à aller ailleurs», dit le ministre.

L’environnement souffre aussi. De la destruction des forêts et de l’agriculture intensive, gourmande en eau et en pesticides. Pour irriguer ses 30 000 hectares, Fri-El Green Power a prévu de détourner une partie de la rivière Omo, dont dépend toute une région. Face au ministre, on s’interroge. N’estil pas déraisonnable de céder toute cette terre à des étrangers, alors que 5 millions d’Ethiopiens dépendent de l’aide alimentaire d’urgence? Abera Deressa esquive avec un sourire. «Bonne question, mais on ne peut pas fermer notre porte à l’économie globale. »

Dans les bureaux de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), remplis de brochures détaillant le travail humanitaire accompli en Ethiopie, on observe le grand jeu qui se déroule sur le continent avec circonspection. Mafa Chipeta, le responsable de la région Afrique de l’Est, refuse de placer l’Ethiopie sur le banc des accusés. «Cela fait des années que nous prêchons dans le désert pour que des investisseurs s’intéressent à l’agriculture de ce pays. Alors maintenant qu’ils viennent, on ne va pas les en dissuader. »

Surtout si l’Ethiopie veut un jour se libérer du joug de l’aide humanitaire. «On ne nourrira jamais la population éthiopienne à la seule force des bras des petits paysans. Seule l’agriculture intensive et les technologies importées de l’étranger le peuvent.»

On doit cadrer le processus, mais attention à vouloir trop bien faire, avertit le fonctionnaire international. Il faut éviter l’erreur de la Commission mondiale sur les barrages qui s’est dotée de règles si strictes pour protéger les communautés locales et l’environnement que les investissements étrangers se sont complètement asséchés. «Les Etats qui pouvaient se le permettre, comme la Chine ou l’Inde, ont continué de construire des barrages, alors que d’autres, plus pauvres, ont dû y renoncer. Du coup, la communauté internationale a perdu toute voix au chapitre.»

Songeur, Mafa Chipeta regarde par la fenêtre du bureau qui donne sur le quartier de Bole, où les gratte-ciel et les

entreprises chinoises poussent comme des champignons: «Comment voulezvous qu’un pays se développe s’il ne prend jamais de risques? Laissons une chance à l’Ethiopie de tenter cette aventure…»

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