Libre-échange: le scepticisme croît au sein du Mercosur

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Des délégués autochtones du Brésil ont présenté leurs revendications concernant l'accord de libre-échange entre l'AELE et le Mercosur lors d'une conférence de presse organisée à Berne en 2019 par la Société pour les peuples menacés. Keystone / Peter Klaunzer
swissinfo.ch | 30 juin 2021

Libre-échange: le scepticisme croît au sein du Mercosur

L'accord commercial entre le Mercosur et les États-membres de l'AELE fait miroiter des avantages pour la Suisse. Mais il pose des problèmes aux pays d’Amérique latine. Des experts de cette partie du monde craignent un accroissement des asymétries couplé à un regain de néocolonialisme.

Andrea Ornelas

À l’est de l’Atlantique, dans l’hémisphère nord, les pays membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE): Suisse, Islande, Norvège, Liechtenstein. À l’ouest, dans l’hémisphère sud, ceux du Mercosur: Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay. Aussi éloignées soient-elles, ces deux zones ont conclu en été 2019 un accord de libre-échange. Accord bouclé mais pas encore ratifié.

Le président de la Confédération Guy Parmelin a quant à lui déjà qualifié cet arrangement d’étape importante et d’opportunité unique pour des exportateurs suisses avides d’un cadre ad hoc pour batailler aujourd’hui sur les turbulents marchés mondiaux. Mais en Amérique du Sud, l’inquiétude grandit. La société civile n’aurait pas été informée du contenu exact de cet accord. Idem en Suisse où ledit accord pourrait finalement être soumis à référendum.

Les informations divulguées par l’AELE sur ce texte restent aujourd’hui assez succinctes. «Une liste de concessions donnant accès à des marchandises représentant 97% des échanges commerciaux, en suivant les normes standard de l’accord conclu entre le Mercosur et l’Union européenne», résume notamment un rapport de la Banque interaméricaine de développement (BID).

Libre-échange avec le Mercosur

L'accord de libre-échange entre l'AELE et le Mercosur a été conclu en août 2019 après deux ans de négociations.

Pour l'AELE, le Mercosur représente un marché attractif avec quelque 260 millions de consommateurs. Un marché intéressant aussi pour les pays du Mercosur car l'AELE, avec une population bien moindre, peut tout de même se targuer d’avoir 14 millions de consommateurs dotés d’un fort pouvoir d'achat.

À elle seule, la Suisse couvre le 80% des exportations en direction du Mercosur de l’ensemble des pays de l’AELE et 68% des importations destinées à l’AELE.

Contenu de l’accord inaccessible

Pour Luciana Ghiotto, chercheuse au Conseil argentin de la Recherche scientifique et technique (CONICET) et elle-même experte en accords commerciaux, le couac est là. «Nous n’avons pas eu accès au contenu de l’accord», décrypte-t-elle. «Il a été négocié en secret, étant donné les questions sensibles abordées pour chaque pays. Voilà pourquoi les sociétés civiles ignorent ce à quoi leurs gouvernements s’engagent», explique-t-elle.

Des engagements identiques à ceux déjà convenus dans l’accord entre le Mercosur et l’UE sont à prévoir, estime-t-elle. Mais rien n’est sûr. Et une forme d’appréhension perdure. «L’histoire a malheureusement montré que les accords entre l’AELE et d’autres pays sont asymétriques», poursuit-elle.

Chercheuse au Centre pour le développement et l’environnement de l’Université de Berne, Elisabeth Bürgi Bonanomi estime, elle aussi, que les négociations auraient dû être plus inclusives. «Il est important d’intégrer le discours et les visions de plusieurs acteurs dans un tel processus», dit-elle.

Un texte néocolonialiste?

En Suisse, où la politique du secret a primé dans un premier temps, ce processus pourrait bénéficier de davantage de transparence. «Le Parlement fait pression pour que le peuple ait droit au chapitre en dernier ressort, avant que l’accord n’entre en vigueur. Il est en effet fort probable qu’il soit soumis à un référendum, à l’inverse des autres pays».

Au Brésil aussi, le scepticisme grandit autour de cet accord. «Disons qu’avec cet outil, l’AELE s’intéresserait d’abord à l’éthanol pour réduire sa dépendance aux combustibles fossiles. Vu du Brésil, ce serait une catastrophe entraînant désindustrialisation et hausse de la production de matières premières», analyse Silvio Porto, professeur à l’Université de Reconcavo da Bahia (UFRB).

Un autre problème apparaît sur place: une répartition asymétrique des terres. Ancien directeur de la Compagnie brésilienne d’approvisionnement (Conab), une agence publique qui fournit à l’Etat brésilien des analyses et des stratégies concernant l’agriculture, Silvio Porto ajoute: «Cet accord conforte le néocolonialisme.» Au Brésil, 80% des domaines sont tenus par de petits exploitants qui ne sont propriétaires que de 24% des terres arables disponibles. Alors que le 1% des grandes exploitations en possède la moitié. L’universitaire redoute «que cet accord creuse encore le fossé déjà existant».

L’agriculture, point sensible

Sous la présidence de Luiz Inácio Lula Da Silva (gauche), des efforts avaient été consentis pour permettre aux grands et petits exploitants de mieux coexister. «Avec un marché pour les deux catégories. Les exploitations plus modestes avaient été reconnues pour leur apport à la terre et à l’environnement», précise Elisabeth Bürgi. Mais cette politique a changé dès l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Jair Bolsonaro, plus préoccupé, elle, par l’agrobusiness.

Des deux côtés de l’Atlantique, le volet agricole a toujours été un thème sensible. Versant suisse, l’exportation de fromage, de café torréfié et de chocolat serait facilitée. Versant Mercosur, une nouvelle porte s’ouvrirait pour exporter du bœuf, du porc, du poulet, mais également du soja, du blé et de l’huile. Aujourd’hui, des questions liées à l’environnement perturbent les échanges des deux côtés de l’Atlantique.

Selon Grain, une ONG de défense du monde agricole qui a analysé ce volet dans l’accord entre le Mercosur et l’AELE, cet arrangement augmenterait de 15% les émissions de gaz nocifs. En matière environnementale, on est plus optimiste à Berne. Notamment au Secrétariat d’État à l’économie (SECO) et chez Agroscope, le centre de compétences pour la recherche agricole en Suisse. Dans leur analyse sur l’impact sur l’environnement, les deux instances affirment que «la hausse des émissions de gaz à effet de serre serait de 0,1% en Suisse, 0,02% dans les pays du Mercosur et de 0,0004% dans le monde».

Clause sur la durabilité

En outre, une étude signée par Elisabeth Bürgi et Theresa Tribaldos conclut «que la durabilité des produits est toujours prise en compte dans la production de viande, de soja et autres produits agricoles». Les négociateurs auraient tenu compte de cet aspect-là dans ce dossier en privilégiant le commerce de produits durables ou qui contribuent à maintenir la biodiversité.

Les deux chercheuses soulignent encore le mérite d’avoir inclus «une clause sur la durabilité» dans l’accord entre l’AELE et le Mercosur. Mais précisent que son efficacité reste limitée tant qu’aucune distinction n’est faite, en termes d’avantages tarifaires, entre une production durable et les autres productions.

Dans les pays de l’AELE et dans ceux du Mercosur, une partie de la population dit craindre cet accord. En Suisse, le monde agricole s’alarme que ses produits ne soient plus en mesure par exemple de pouvoir concurrencer la viande en provenance d’Amérique du Sud. D’autant qu’en Suisse, les producteurs de viande doivent se conformer à des normes plus élevées en termes de qualité, sans compter un coût de la main-d’œuvre plus élevé. Elisabeth Bürgi tempère. Selon elle, les producteurs suisses ne doivent pas s’inquiéter. Elle part du principe que l’importation de viande de qualité du Mercosur sera surveillée.

Accaparement des terres

En Argentine, Gabriel de Raedemaeker, vice-président des associations agricoles dans le pays (CRA), acquiesce. «Ni la Suisse ni l’Europe ne doivent en effet s’inquiéter de l’Argentine», glisse-t-il. «Nos conditions fiscales et le taux de change nous sont tellement défavorables que nous n’avons pas les moyens d’agir comme un véritable concurrent à l’étranger», argumente-t-il.

Mais le monde agricole suisse n’est pas le seul à demeurer perplexe. Silvio Porto s’indigne, lui, que «les communautés autochtones au Brésil, chassées de leurs terres, n’aient jamais été consultées au cours des négociations». Dans une étude d’Alliance Sud, Caroline Dommen va encore plus loin. Elle affirme que ces peuples souffrent de l’expansion actuelle de la production de viande, de soja et d’autres produits de base. Autant d’ailleurs en Argentine, au Brésil qu’au Paraguay. D’après elle, «la concentration, l’accaparement et l’expropriation des terres sont à l’œuvre dans le Mercosur».

Un défi de taille dans une région où le président brésilien Jair Bolsonaro, très marqué à droite, doit faire face au péronisme affiché de son homologue argentin Alberto Fernández. Dans le marché intérieur du Mercosur, le Brésil reste cependant l’acteur principal avec 78% des échanges avec l’AELE. Suivent l’Argentine (20%) et, loin derrière, le tandem Uruguay et Paraguay avec 3%.

Pas avant 2023

«En 1990, le GATT recensait seulement une trentaine d’accords préférentiels. Aujourd’hui, il en existe plus de 300 à travers le monde. Et les pays qui n’en sont pas perdent leur accès au marché», affirment Nicolás Pose et Gerardo Caetano, professeurs à l’Université de Montevideo en Uruguay.

Les deux indiquent que l’accord conclu avec l’AELE envoie d’abord un signal clair à l’attention du marché intérieur sud-américain: il existe un Agenda commun propre au Mercosur. Ils prédisent aussi qu’il aidera ces pays à se remettre sur les rails après la pandémie de Covid. «Bien entendu, des frictions perdurent à l’intérieur du Mercosur, mais aucun des gouvernements, et qu’importe son orientation politique, n’a jamais songé sérieusement à abolir le Mercosur, qui reste d’une très grande importance pour eux».

Le processus de ratification de l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’UE a lui aussi des répercussions sur les progrès réalisés dans la ratification avec l’AELE. Bruxelles se méfie du gouvernement de Jair Bolsonaro. Et la France ne le signera pas sans la garantie d’une protection de l’Amazonie et du respect des normes en matière d’agriculture et de protection de la nature.  

Par conséquent, une forme de paralysie s’est immiscée avant la publication ou la ratification de l’accord par les parlements des pays concernés. Voilà pourquoi, «et en fonction du temps que prennent ces processus, je ne vois pas cet accord entrer en vigueur avant 2023», conclut Elisabeth Bürgi.
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