Western au Paraguay : dernier eldorado néolibéral

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Mediapart | 26 mars 2014

Western au Paraguay : dernier eldorado néolibéral

Par Cédric Lépine

Sortie nationale (France) du 26 mars 2014.

Au Paraguay, le documentariste Daniele Incalcaterra hérite de son père de terres achetées trente ans plus tôt sous la dictature de Stroessner. Souhaitant rompre avec cette logique de dépossession de la terre des Paraguayens par les investisseurs étrangers, il décide de se rendre sur place pour rendre les terres aux Indiens Guarani-Ñandeva. Mais il découvre une réalité beaucoup plus complexe que prévue et avec Fausta Quattrini, il commence la réalisation de son documentaire qui a tous les traits d’un western.

Au cours de l’évolution de ce documentaire, à quel moment est-il devenu incontournable d’apparaître devant la caméra comme personnage principal de cette histoire que tu présentes comme un western ?

La décision d’interpréter le propriétaire, tel est mon rôle dans le film, est très vite devenue une évidence devant l’impossibilité d’entrer sur ma propriété. À partir de ce moment où j’assume le rôle de propriétaire, des portes ont commencé à s’ouvrir : ceux des propriétaires voisins, des instituts et même celles de la présidence. Ainsi, j’ai pu réunir des informations sur la propriété. Car les personnes étaient plus à même de parler avec un propriétaire qu’avec un cinéaste. J’ai donc dû au cours de ma démarche improviser le rôle de propriétaire terrien.

Quant au terme de western, il était présent lorsque j’ai déposé mes intentions de documentaire auprès des organismes de financement. Le terme n’apparaissait pas comme une évidence pour ceux qui ne connaissent pas cette région du Paraguay. En effet, dans cette région du Chaco où se trouvent les propriétés, ce sont l’argent et les armes qui font la loi.

Je découvre les choses au moment où elles sont filmées et que le spectateur peut les voir à l’écran : il n’y a pas de reconstitution a posteriori des événements. Mais les scènes mal filmées sont enlevées au montage pour privilégier les séquences qui servent la structure narrative du film. Filmer les informations au moment où on les découvre permet de partager la fraîcheur de la découverte avec le public. Le principe typique du thriller où l’on découvre peu à peu des problèmes pour lesquels il faut trouver des solutions, fut ce qui se produisit lors du tournage. Au fur et à mesure, avec Fausta [Quattrini, coréalisatrice], nous avons cherché à comprendre ce que nous vivions au cours du tournage pour savoir les rencontres que nous devions faire par la suite afin de résoudre la situation. Ainsi, le scénario s’est écrit au fil des scènes. Au départ, nous avions comme projet de rendre ces terres héritées de mon père aux peuples originaires. Mais nous nous sommes rendu compte que nous étions alors trop naïfs, que cela n’était pas aussi simple à mettre en place. La situation juridique la plus adéquate que nous avons trouvée consistait à créer une réserve et d’en partager la cogestion avec les Indiens Guarani-Ñandeva. C’était la seule manière de sauver ces terres de la déforestation.

Est-ce que venir avec une caméra a rendu les relations avec vos interlocuteurs plus faciles ?

Dans une région tendue comme le Chaco où la mort est présente au quotidien, les personnes sont plus disposées à être filmées afin de pouvoir laisser une image d’elles-mêmes. L’avantage était aussi que j’avais des titres de propriété en mains, ce qui est hautement considéré au Paraguay. Même dans cet endroit reculé, les informations circulent très vite et je fus connu de tous comme le propriétaire à la caméra. Nous avions malgré tout comme règle de toujours demander l’autorisation de filmer quelqu’un, ce qui nous était la plupart du temps autorisé. En plus, l’équipe de tournage était réduite et Fausta était enceinte : tout ceci conférait à rassurer nos interlocuteurs. Je pense que la situation ne serait pas la même à présent dans le Chaco qui subit une intense déforestation : 2000 hectares de forêt disparaissent chaque jour. À l’époque, comme dans un western, j’étais l’étranger naïf qui débarquait pour toucher son héritage et à présent je suis devenu l’étranger qui a créé une réserve et qui connaît très bien ses ennemis. Je suis très mal vu puisque je fais le contraire de ce que les autres propriétaires font sur place.

Est-ce que les caméras de télévision nationales sont déjà venues dans le Chaco ?

Non, pour les Paraguayens le Chaco correspond à un trou noir : un désert de la soif puisqu’il n’y a pas d’eau. C’est une zone où il y a eu beaucoup de morts durant la première guerre pour le pétrole dans les années 1930.

À un moment donné du film, tu mentionnes la présence d’intérêts économiques français dans le Chaco : peux-tu préciser quels sont-ils ?

Durant la dictature de Stroessner, beaucoup de Français ont débarqué en 1981, au moment de l’arrivée au pouvoir du président socialiste Mitterrand. Ces hommes d’affaires craignaient de voir venir une vague de nationalisation. Ceci a conduit en parallèle à une fuite des capitaux d’hommes riches français partout dans le monde. Au Paraguay sous la dictature, il y avait des mesures fiscales très favorables aux investissements étrangers de toutes sortes. Plusieurs français ont investi dans l’achat de terrain dans le but de cultiver la jojoba, dont l’huile que l’on extrait est utilisée dans la cosmétique mais aussi pour les satellites, à travers des accords avec la NASA. L’objectif était alors de mettre en production des milliers d’hectares de jojoba. Or cette plante originaire d’Arizona et du Mexique n’a pas pu s’adapter au Paraguay car elle ne parvenait pas à être pollinisée. Dans la presse française de l’époque, de nombreux articles vantaient les bienfaits économiques de la culture de jojoba, incitant l’achat de terres au Paraguay. L’autre intérêt des Français au Paraguay était la présence du pétrole. Une société aux capitaux français, suisses et anglais s’occupait de réaliser des forages pour trouver du pétrole et le revendre à des multinationales. Dans les pays latino-américains où l’on trouve des richesses, on retrouve systématiquement la présence européenne. Aujourd’hui, les Chinois sont également présents.

En effet on voit dans le documentaire un grand propriétaire terrien qui traite avec des entreprises chinoises pour avoir des licences sur des produits phytosanitaires équivalents de ceux de Monsanto.

Tranquilo Favero, mon voisin, est le plus grand producteur de soja transgénique et éleveur de vaches au Paraguay. Il ne faut pas oublier que le Brésil et l’Argentine sont les deux principaux producteurs de soja transgénique qui investissent également en Uruguay. Le prix des terres augmentant ainsi dans ce pays, les Uruguayens en viennent à acheter des terres moins chères au Paraguay. Ainsi, la plupart des terres arables au Paraguay sont entre les mains d’étrangers ayant une énorme capacité d’achat. Cet achat massif de terres conduit à augmenter leur prix, rendant impossible à un Paraguayen d’y avoir accès pour produire sa propre alimentation. Et face à cela, il n’y a aucune réglementation qui pourrait empêcher, voire limiter ce grave phénomène.

Le soja qui est exporté en Europe sert majoritairement à l’alimentation du bétail et à l’élaboration de biocarburants. Le choix des cultures transgéniques est très rentable pour les gros propriétaires mais va à l’encontre des écosystèmes mondiaux. Au Paraguay, pour qu’une vache conserve son équilibre alimentaire elle a besoin d’un hectare de terre et 70 litres d’eau par jour. Or il faut faire des forages pour accéder à l’eau minérale située à 130 mètres de profondeur. Il faut ajouter à cela la déforestation pour installer le bétail. C’est une hypocrisie de croire que l’on nourrira la planète avec le soja et la viande alors que l’on connaît déjà les maladies qu’entraîne ce type d’alimentation. Il est évident qu’il faut retrouver l’équilibre vis-à-vis de l’écosystème qu’avaient réussi à trouver au fil des siècles les paysans locaux. De nos jours, la main-d’œuvre a extrêmement baissé puisqu’il suffit d’une personne pour gérer plus de 500 hectares, avec une mécanisation très moderne où l’on trouve des tracteurs sans chauffeur. Et ceci pour produire des aliments de très mauvaise qualité. En Europe, on ne trouve pas nécessairement les mêmes problèmes concernant la terre mais les conséquences avec les maladies graves liées à l’alimentation issue de l’agro-industrie intensive. Il faut pouvoir penser les choses de manière globale pour trouver des solutions ensemble car nous sommes tous citoyens de cette planète. Ce qui est en péril c’est davantage l’humanité que la planète qui, elle, a les ressources pour survivre à l’humanité.

Tu as malgré tout une foi en la capacité du cinéma à mobiliser les consciences.

Je ne suis pas un écologiste mais je découvre les problèmes posés à l’environnement en faisant mes films. Je pense que chacun de nous doit apporter ce qui en son ressort pour pouvoir changer la situation. J’ai eu la chance de faire un film lié à mon expérience personnelle. Le sujet apparaît sous une forme ou une autre en France à la télévision et dans les journaux, mais la population reste globalement loin de la réalité au Paraguay. En outre, comme d’autres parents, je dois laisser des images pour mon fils pour qu’il puisse plus tard pouvoir faire ses propres choix. C’est une constante de l’histoire de l’humanité que de savoir quel héritage nous allons laisser à nos enfants.

Propos recueillis par Cédric Lépine en mars 2014 au festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse 2014.

El Impenetrable de Daniele Incalcaterra et Fausta Quattrini
Documentaire. 92 minutes. France - Argentine, 2012. Couleur
Langues originales : italien, espagnol, guarani

Contacts :

Les Films d’Ici
62, boulevard Davout
75020 Paris France
Patricia Conord
Tél : 01 44 52 23 31
Email : [email protected]

Daniele Incalcaterra URL
Araoz, 2050-7e A
1425 Buenos Aires Argentine
Tél : 00 54 11 483 10 909
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