Sierra Leone : des opposants à Bolloré dans l'étau judiciaire

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Malgré l'accord au niveau national, l’implantation de la société s’est heurtée à une résistance importante de la population locale. (Photo: Rainforest Rescue)

Mediapart | 25 octobre 2013

Sierra Leone : des opposants à Bolloré dans l'étau judiciaire

Dan Israel

Plus de deux semaines de prison et un procès en cours. Cinq membres d’une ONG sierra-léonaise, qui dénoncent la façon dont le groupe Bolloré a acheté des terres pour y installer des plantations de palmiers à huile dans leur région, sont accusés d’avoir détruit des plants de palmiers. Ce qu’ils contestent formellement. Ils ont été arrêtés entre le 7 et le 11 octobre et viennent de sortir de prison, à l’issue d’une audience, jeudi 24 octobre, leur accordant la liberté conditionnelle. Ils seront jugés dans trois semaines, bien que les éléments contre eux soient apparemment très faibles.

Ces cinq militants sont membres de l’association Maloa. Depuis de longs mois, ils protestent contre les conditions dans lesquelles les plantations de palmiers à huile se développent dans ce petit pays d’Afrique de l’Ouest, l’un des moins développés de la planète. Porte-parole et représentants des villageois de la région de Malen, à l’extrême est du pays (alors que Freetown, la capitale, est située à l’extrême ouest), dénoncent la corruption et les pressions qui auraient été exercées sur les propriétaires terriens et les chefs de la région, afin qu’ils cèdent leurs terres en 2011 à la société Socfin.

L’accord signé avec le gouvernement sierra-léonais prévoit un bail de 50 ans sur 6 500 hectares de terres agricoles, qui étaient utilisées par des milliers d’agriculteurs, issus d’une vingtaine de villages. Socfin dispose également d’une option pour augmenter la superficie louée de 5 000 ha supplémentaires, en échange de l’accord des chefs locaux.

Malgré cet accord au niveau national, l’implantation de la société s’est heurtée à une résistance importante de la population locale. En octobre 2011, 40 manifestants ont été arrêtés suite à des heurts. Les habitants critiquaient le manque de transparence autour de la transaction et l'absence de réelle consultation et d'information sur les déplacements de populations qui pouvaient en résulter. Ils ont également soulevé des problèmes relatifs à l'insuffisance des indemnisations, à la corruption et aux pressions exercées sur les propriétaires fonciers et chefs locaux afin qu'ils donnent leur accord pour la location des terres.

Officiellement, Socfin est une société luxembourgeoise, dont le groupe Bolloré est actionnaire à hauteur de 38,7 %. C’est l’un des premiers planteurs indépendants du monde, avec environ 150 000 hectares de plantations, principalement de palmiers à huile et d'hévéas, en Afrique et en Asie. Même s’il en parle sur son site, Bolloré explique généralement qu’il n’est qu’un actionnaire minoritaire de Socfin. Officieusement, Socfin est pourtant bien le faux nez de Bolloré en Afrique.

Comme l’a raconté Mediapart dans son enquête sur la face cachée du groupe, Vincent Bolloré demeure très actif dans les choix stratégiques concernant l’entreprise. Il est présent au conseil d’administration de Socfin (qui s’appelait Socfinal jusqu’en 2011), aux côtés d’un autre représentant de son groupe. Le président est Hubert Fabri, à la tête de la société belge du même nom, homme d’affaires très impliqué dans le groupe Bolloré et visé par une mise en examen pour évasion fiscale en Belgique, comme nous le révélions récemment.

Socfin détient des plantations dans quatre pays africains : Cameroun, Côte d’Ivoire, Liberia et Sierra Leone. En juin, à l'occasion de l'assemblée générale du groupe Bolloré, des militants de tous ces pays avaient organisé une action commune pour dénoncer les conditions de vie et de travail au sein ou à proximité des ses immenses plantations (lire notre article ici).

L’association Maloa était partie prenante de cette action. Aujourd’hui, elle est accusée par Socfin d’avoir endommagé ses plantations. C’est une autre ONG locale, Green Scenery, qui a lancé l’alerte sur les arrestations des militants.

Le communiqué de Green Scenery indiquait que « les membres de Maloa ont assuré être menacés, dénigrés et pris à partie par ceux qui bénéficient directement de la présence et des opérations de la société » Socfin. Le texte s’interrogeait sur « l’investigation hâtive menée par la police » et « le manque des principes de précaution permettant des investigations précises et consciencieuses ».

« Les membres de l’association ont été autorisés à sortir de prison lors d’une audience jeudi 24 octobre, et le procès se tiendra le 15 novembre », a indiqué à Mediapart l’un de leurs avocats, Anthony Brewah. Ils risquent chacun une amende de 200 millions de leones, l’équivalent d'environ 35 000 euros. L’avocat souligne que « tous les mis en cause nient formellement avoir participé aux actes de destruction qu’on leur reproche » et assure que le seul témoin de cette scène de destruction était un motard qui passait à proximité de la plantation, de nuit, le 5 octobre. Ce dernier n’aurait aperçu qu’un « groupe de personnes », et serait « incapable d’identifier précisément les personnes qu’il a vues ».

« Le pouvoir met la pression sur les militants »

Interrogé par Mediapart, Joseph Rahall, le porte-parole de Green Scenery, a pour sa part affirmé que les 5 et 7 octobre, il avait lui-même joint par téléphone le secrétaire général de Maloa, Sima Mattia (un ancien parlementaire qui fait partie des accusés), dans la ville de Bo, au sud du pays, assez loin de la plantation. « Je ne pense pas qu’il pouvait être près de la plantation le 5 », témoigne Rahall, qui souligne que les militants qui souhaitent défendre les membres de l’ONG « n’ont pas encore eu accès au dossier d’accusation et ne savent pas ce qu’il contient exactement ».

Mediapart n’a pas réussi à joindre un représentant du ministère public, et le procureur général et ministre de la justice sierra-léonais nous a déclaré « ne pas pouvoir parler du dossier ». Mais pour l’avocat de Maloa, pas de doute possible, « le pouvoir met la pression sur les militants, en lien avec la multinationale Socfin, pour qu’ils arrêtent de protester ». « Il n’est pas courant de laisser des gens en prison plusieurs semaines sur la foi d’un simple témoignage, peu fiable », insiste-t-il. Selon Green Scenery, le secrétaire général Sima Mattia, a déclaré depuis sa cellule : « Nous sommes perçus comme une menace par ceux qui veulent s’accaparer notre terre. » Pour protester contre le procès et les arrestations, une pétition a été lancée via le site français We Sign it, dont le fondateur, Baki Youssoufou, est né et a grandi en Sierra Leone. 

Le conflit entre les associations locales et Socfin n’est pas récent. Début juin 2013, de nombreuses ONG internationales avaient protesté contre la plainte pour diffamation déposée par la société contre Green Scenery, qui avait publié en mai 2011 un rapport très critique sur son implantation. Les ONG soulignent que « le rapport de Green Scenery est en cohérence avec les plaintes officielles déposées par les communautés locales, opposées à l’appropriation de leurs terres et à la destruction de leurs cultures et forêts ».

Depuis, deux autres rapports partageant ces critiques ont été publiés. L’un, produit en avril 2012, est signé par The Oakland Institute, célèbre think tank américain qui observe de près les activités des grandes entreprises dans les pays en développement. Cette étude, très sévère, faisait suite à une tribune sans concession de son directeur politique, le français Frédéric Mousseau, parue dans Le Monde en mai 2012.

En octobre 2012, c’est l’association allemande Welthungerhilfe qui signait elle aussi un rapport assez négatif sur les conditions de l’implantation de Socfin en Sierra Leone.

Interrogé par Mediapart, le groupe Bolloré, a déclaré qu’il n’était pas concerné, comme à l’accoutumée lorsqu’il s’agit de Socfin, puisqu’il n’est « ni gestionnaire ni actionnaire majoritaire » de la société. Bolloré précise tout de même qu’il a engagé des discussions avec les collectifs de riverains de ses implantations africaines, sous l’égide de l’OCDE.

Le sujet est néanmoins sensible pour le groupe. Pour avoir publié un article sur les « champions » de l’accaparement des terres en octobre 2012, qui reprenait principalement des rapports déjà parus, le site Bastamag et quatre de ses journalistes ont été mis en examen suite à une plainte en diffamation de Bolloré. Même traitement pour Rue89 et son directeur de la publication Pierre Haski, pour avoir mis un lien vers cet article dans le cadre de sa revue de web.

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