Quand le Cameroun nourrit la Chine

Politis.fr | 21 octobre 2010

par Jean-Bruno Tagne, Simon Gouin

Le gouvernement camerounais a cédé des terres à une entreprise asiatique qui exploite des paysans locaux pour cultiver du riz destiné à la Chine. Un accaparement que certains habitants commencent à dénoncer.

arton11909-62948Juché sur son bulldozer, Keman Essam a les larmes aux yeux. « Nous gagnons un salaire de misère et nous ne voyons même pas où passe le riz pour lequel nous mourons chaque jour », dit-il. Depuis quatre ans, cet homme travaille pour le compte d’une entreprise chinoise dans une exploitation proche de Nanga-Eboko, dans la Haute-Sanaga, région centrale du Cameroun. Il gagne 1 500 francs CFA par jour (environ 2,30 euros) pour huit heures de travail. « Si je ne suis pas augmenté d’ici à la fin de l’année, et si je n’ai pas de contrat de travail, je démissionne », promet-il.

C’est au bord d’un large fleuve, la Sanaga, et au milieu d’une forêt dense que l’entreprise chinoise Iko s’est implantée en avril 2006. Les champs s’étendent à perte de vue. Des employés labourent la terre ocre à l’aide d’un petit tracteur pour préparer les prochaines semailles de riz, tandis que des maçons construisent châteaux d’eau et canaux qui permettront de pomper l’eau du fleuve pour irriguer la plantation et cultiver le riz en toute saison. Au milieu de la plantation, le directeur par intérim de la société dirige les opérations. On l’appelle monsieur Zhao. « Nous sommes très satisfaits, les variétés de riz que nous avons expérimentées ici s’adaptent parfaitement au climat et aux maladies », sourit-il. Combien de tonnes de riz sont récoltées ? « 10 tonnes à l’hectare », finit-il par lâcher, un peu agacé.

Quant à la surface exploitée, difficile d’obtenir une estimation. M. Zhao annonce 100 hectares. Un chiffre qui ne convainc pas les villageois. « C’est beaucoup plus ! Toutes les terres qui longent le fleuve appartiennent à Iko, explique Timothée Mbanga, habitant de Bifogo, le village voisin. Nous n’avons même plus le droit de chasser là-bas ou de couper du bois. Ceux qui l’ont fait ont eu des ennuis avec la gendarmerie. » Même le ministère de l’Agriculture dément le chiffre donné par monsieur Zhao. Madame Ketcha, qui suit le dossier, parle d’une surface de 6 000 hectares. Sur les conditions d’acquisition de ces terres, elle refuse de s’exprimer. La question est sensible.

« En effet, c’est top secret, révèle Bernard Njonga, président de l’Association citoyenne de défense des intérêts citoyens (Acdic). Nous essayons d’avoir des informations sur les conventions qui sont passées avec l’entreprise chinoise, mais il est impossible d’obtenir des réponses. Pour quelle raison ? Pourquoi les décisions ne sont-elles pas prises devant le Parlement ? » Dans son bureau de Yaoundé, il s’alarme d’un phénomène certes encore embryonnaire – mais pour combien de temps ? « Les Chinois ne sont pas encore très implantés au Cameroun. Ils font des tests d’adaptation de semences et de production à petite échelle. Mais nous sentons qu’il faut attirer l’attention des citoyens dès maintenant. »

Cet ami de José Bové défend les intérêts des agriculteurs et des citoyens depuis 2004. Par ses combats en faveur de la souveraineté alimentaire, il a gagné une certaine popularité… et quelques jours de prison après avoir manifesté contre la corruption du ministère de l’Agriculture, en décembre 2008 : « Sur les 100 milliards de francs CFA qui sont alloués aux paysans, seuls 5 milliards leur parviennent réellement. » Résultat : le pays ne produit que 70 000 tonnes de riz. Pour satisfaire la demande de ce produit de base de l’alimentation des Camerounais, 500 000 tonnes sont importées chaque année. Pourtant, 71 % des terres arables ne sont pas exploitées.

L’entreprise Iko l’a bien compris : ces réserves naturelles sont une véritable mine d’or. Officiellement, elle est présente « pour initier les Camerounais à la culture du riz et du maïs ». « Bref, nous voulons effectuer un véritable transfert de technologie », souligne M. Zhao avant de jurer la main sur le cœur : « Le riz que nous produisons est destiné à la consommation des Camerounais. »

Cette version, personne n’y croit. Elle provoque un sourire sur le visage de Bernard Njonga : « Venez voir par ici, je vais vous montrer quelque chose ! » Dans une pièce de son bureau, le militant a rassemblé des sacs de riz acquis sur les marchés locaux des régions où les tests sont effectués. Ceux de la région de Nanga-Eboko sont couverts d’idéogrammes chinois : « C’est clair qu’on ne vise pas des clients locaux : c’est destiné au marché chinois, pas au Cameroun ! » Mais, pour l’instant, la production est trop faible pour être exportée. « Quand ils pourront remplir un bateau, tout le riz partira vers la Chine », indique Martin Nzegang, journaliste au mensuel la Voix du paysan, spécialiste des questions foncières.

Le Cameroun présente un double avantage pour l’entreprise Iko : des terres non cultivées et une main-d’œuvre tellement bon marché qu’il est plus rentable de produire au Cameroun et d’exporter ensuite la récolte. Le riz suit la piste de la banane et du coton.

Pourtant, du riz cultivé en Asie continuera d’emprunter le chemin inverse, au gré des opportunités de marchés mondiaux, des stratégies de spéculation ou des intérêts des opérateurs ! Une situation absurde que dénonce Guy Parfait Songué, politologue de l’université de Douala et président de la fondation Change and Move. Selon lui, la politique agricole camerounaise de cession des terres n’est pas destinée à répondre aux besoins de base d’une population pourtant très éloignée de son autonomie alimentaire. « En gros, le Cameroun produit ce qu’il ne consomme pas et consomme ce qu’il ne produit pas. Ce qui renforce la dépendance de son économie envers le Nord. »

Autre problème, les conséquences sur les paysans expropriés, souvent peu ou pas indemnisés. Ils n’ont alors d’autre alternative que d’accepter des emplois d’ouvrier agricole dans les entreprises étrangères, pour des salaires de misère. À Bifogo, Jean Assamba a été l’un des premiers à travailler pour Iko. Son salaire : 1 000 francs (1,50 euro) par jour de travail. Il est parti au bout de six mois. « Je n’en pouvais plus », justifie-t-il. Ces conditions de travail, de nombreux villageois les acceptent, faute de mieux dans ce district rural et très pauvre. Pendant les vacances, même les enfants sont embauchés. La population est amère. « Si les autorités intervenaient, nous gagnerions plus, se plaint Éric Parfait Mouth Essamba, qui construit les canaux d’irrigation pour l’entreprise chinoise. Ces gens ne pourraient pas faire ce qu’ils veulent dans notre pays s’ils ne bénéficiaient pas de la complicité des autorités locales ! »
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