Entre spéculation et accaparement des terres, les discussions piétinent. Faim dans le monde, la difficile équation

L'Echo | 16 octobre 2010

Photo: FAO

Ce samedi, c’est la journée mondiale de l’alimentation. C’est aussi le dernier jour de la réunion du Comité de la sécurité alimentaire à Rome. Une réunion sous tension.

Par Serge Quoidbach

La bourrasque va-t-elle se transformer en tempête comme en 2008? Les prix de certaines denrées alimentaires retrouvent des niveaux alarmants sur les marchés (voir ci-dessous). De quoi craindre pour certains la réédition d’une crise alimentaire telle que le monde l’a connue il y a deux ans. C’est dans ce climat tendu que s’est tenue cette semaine la 36e édition du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) au siège de la FAO (1) à Rome. Outre une panoplie de chefs d’État et de personnalités politiques, pour la première fois depuis sa réforme, la réunion intègre des organisations paysannes, des membres de la société civile, ainsi que le Programme alimentaire mondial chargé d’assurer les aides d’urgence dans les régions en détresse (voir interview ci-contre).

Pour la première fois également, deux thèmes brûlants occupent le devant de la scène: la spéculation et l’accaparement des terres par des investisseurs dans les pays les plus pauvres (voir sur ce sujet "L’Echo" du 5 juin). Et le moins qu’on puisse dire, c’est que les opinions divergent…

Sur la spéculation, "j’ai insisté, pour ma part, sur la nécessité que l’on travaille sur l’impact qu’a eu l’arrivée sur ces marchés de grands investisseurs institutionnels, fonds de pension, fonds d’investissement, qui depuis un peu moins de dix ans ont maintenant pénétré très fortement ces marchés, les déstabilisant à mon sens". Le Belge Olivier De Schutter est le rapporteur spécial aux Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Il nous a livré, de Rome, les résultats des discussions. "D’autres pensent que la spéculation est difficile à réguler et qu’elle ne constitue pas un véritable problème, continue-t-il, qu’elle n’est seulement que le symptôme du dysfonctionnement des marchés physiques." Résultats: un groupe d’experts de haut niveau a été mandaté pour faire un "rapport sur les moyens d’éviter la volatilité des prix, y compris en déterminant les fonctionnements des marchés financiers". Le sujet est également sur la table du prochain sommet du G20 qui doit se tenir les 11 et 12 novembre prochains à Séoul. "Je pense que l’exemple des Etats-Unis, qui sont intervenus de manière très encourageante pour réguler la spéculation, doit être suivi par d’autres, y compris par l’Union européenne, plaide De Schutter. Ce que les Etats-Unis ont fait à travers la législation qui a été signée par le président Obama le 21 juillet dernier, le Frank-Dodd Act, c’est de limiter le nombre de positions qu’un investisseur institutionnel peut détenir sur le marché d’une matière première déterminée, par exemple le marché du maïs ou du blé."

Vue "binaire" de la banque mondiale

Les visions sont plus floues sur les rachats de terres. Selon certaines estimations, 50 millions d’hectares ont été vendus ces dernières années à des investisseurs, plus de 15 fois la taille de la Belgique. "Je reviens tout juste d’Afrique, nous confie Devlin Kuyek, porte-parole au Canada de l’ONG Grain. Je viens d’obtenir un document qui montre qu’il y a un projet en cours jamais mentionné par le gouvernement, avec une société d’Arabie Saoudite qui désire obtenir 100.000 hectares de terre dans la vallée du fleuve Sénégal. C’est une zone où il y a 50.000 à 60.000 hectares irrigués pour la culture du riz. C’est donc une mainmise sur quasi toute la culture rizicole au Sénégal." La transparence de ces transactions est particulièrement précaire en Afrique. Dans un document publié le 7 septembre dernier, la Banque mondiale avoue à demi-mot qu’elle ne détient aucune donnée sur le phénomène. Pour établir son étude, elle déclare se reposer entièrement sur les données fournies par Grain.

"C’est, en effet, un niveau de transparence très insuffisant, confirme De Schutter. Le grand problème, c’est que ni les investisseurs, publics ou privés, gouvernements, fonds d’investissement ou grandes industries agro-alimentaires, ni les États qui cèdent ces terres à ces investisseurs n’ont intérêt à la transparence." "Dans beaucoup de cas, reconnaît la Banque mondiale dans son rapport, des manquements dans l’application des évaluations d’impact environnemental ou des omissions empêchent l’implémentation effective de régulations environnementales et de cadres légaux."

L’institution a donc étudié ce problème, avec l’aide de certains investisseurs, dont Emergent Asset Management, le fonds spéculatif le plus actif en Afrique. Elle a élaboré des "Principes" censés guider les différents acteurs. Des principes qu’a refusé d’adouber le Comité de la sécurité alimentaire mondiale, cette semaine. "Le problème majeur de ces principes, c’est qu’ils ont une vue beaucoup trop binaire de ce qu’est l’investissement, en disant: soit l’investisseur vient et il achète des terres, soit il faut se passer d’investisseurs, explique De Schutter. Ce qui n’est pas vrai, il y a beaucoup de types d’investissements qui n’ont pas un impact aussi déstabilisateur pour les populations locales. La deuxième raison, c’est qu’il y a toute une série de questions qui n’y figurent pas. En particulier, il n’y a aucune référence à l’obligation pour les États de respecter les droits des populations, y compris leurs droits à l’alimentation. Et beaucoup de gouvernements et de délégations comme l’Union européenne ont publiquement exprimé leurs souhaits que ces principes soient réexaminés, améliorés, enrichis." "La terre est devenue un problème extrêmement tendu et visible parce que beaucoup d’acteurs ont réalisé qu’elle devenait un bien rare et très précieux", disait à Reuters, en début de semaine, Paul Mathieu, expert des régimes fonciers de la FAO. L’Afrique "ne doit pas se précipiter pour allouer de grandes parcelles de terre" aux investisseurs. Pour Grain, "tout cela a été rendu possible par ces mêmes gouvernements qui se retrouvent aujourd’hui autour de la table."

(1) Food and Agriculture Organization, soit Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

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