Accaparement des terres dans les pays du Sud : un obstacle de plus au développement

(Nous remercions les Latidos de la tierra: www.loslatidosdelatierra.org)

Alliance Intenationale Terre Citoyenne | octobre 2010

Editorial

par René M. Segbenou

Sociologue, membre de l'ong Jinukun (Bénin), point focal de la Coalition pour le patrimoine génétique africain (COPAGEN)

Attendu depuis des mois, le rapport de la Banque Mondiale est sorti sous le titre de : "Accroissement de l’intérêt mondial pour les terres agricoles : cela peut-il rapporter des bénéfices durables et équitables ?". Le titre traduit, à lui tout seul, l’embarras de la Banque. Quand on parcourt rapidement le rapport, on se rend compte que l’ampleur du phénomène de l’accaparement des terres est sans précédent et que les conséquences en sont beaucoup plus gaves qu’on ne pensait.

Il y a accaparement des terres quand un individu, une firme internationale ou nationale use des voies prétendues légales pour acquérir de très grandes surfaces de terres aux fins d’investissements agricoles ou de la spéculation. L’opinion mondiale a été alertée sur le phénomène, pour la première fois, par GRAIN (une petite ONG internationale dont le siège est à Barcelone en Espagne), qui en a fait une analyse critique en relation avec la souveraineté alimentaire dans les pays en développement.  En dehors de son site personnel www.grain.org, GRAIN gère un site à publication ouverte  www.farmlandgrab.org, qui, tous les deux regorgent d’informations très riches et d’analyses sur la question. Les auteurs du rapport de la Banque Mondiale n’ont pas manqué de les exploiter.

Au début, on a parlé d’accaparement de terres pour des surfaces de 10 000 hectares et plus. Mais étant donné les réalités économiques et sociales de certains pays de taille relativement petite et vu les règles coutumières de gestion ou d’accès aux terres rurales dans ces pays, l’accaparement des terres pouvait s’observer pour des surfaces moindres, même seulement de plusieurs centaines d’hectares. C’est le cas par exemple au Bénin où seulement 60% des 11 millions d’hectares disponibles sont convenables à l’agriculture. Dans le même temps, la taille moyenne des exploitations agricoles familiales est de 1,7 ha pour 7 personnes, pendant que seulement 5% des exploitations familiales au Sud et  20% au Nord disposent de plus de 5 ha par exploitation. Le pays compte en tout 600 000 exploitations agricoles familiales (1). Dans ces conditions lorsqu’un individu, une firme internationale ou nationale achète ou loue sur plusieurs dizaines d’années plusieurs centaines d’hectares de terres rurales d’un seul tenant, souvent au moyen de contrat non transparent, il y a accaparement de terres.

Du rapport de la Banque Mondiale il ressort qu’avant 2008 l’augmentation moyenne annuelle de terres agricoles était de 4 millions d’hectares ; mais qu’avant la fin de l’année 2009, 45 millions d’hectares ont été annoncés comme pouvant faire objet de transaction en faveur de l’agriculture industrielle. 70% de telles demandes ont eu lieu en Afrique et des pays comme l’Ethiopie, le Mozambique et le Soudan ont transféré des millions d’hectares à des investisseurs ces dernières années (2). L’Afrique est donc particulièrement ciblée pour l’accaparement des terres d’autant plus qu’environ 201 millions des 445 millions d’hectares de terres convenables à l’agriculture dans le monde se trouvent en Afrique au Sud du Sahara.

Généralement, les investisseurs se proposent d’acheter ou de louer à long terme de vastes superficies de terres agricoles pour des projets qui miroitent le développement pour les populations de la zone ciblée. Ils s’adressent aux Etats ou aux privés, de préférence des personnalités ou des ressortissants de la région bien connus des populations. Mais en réalité, c’est souvent pour produire des céréales ou de la viande à exporter vers les pays des investisseurs ou vers le marché international. Dans d’autres cas les investissements se font au profit des agro-carburants ou tout simplement en vue de la spéculation. Sur près de 400 transactions étudiées dans 80 pays par la Banque Mondiale, 37% sont pour produire de la nourriture (céréales et viande) pour les pays des accapareurs de terres (la Chine, la Corée du Sud, les pays du Golfe, la Lybie, etc.) et 35% pour la production des agro-carburants. Il s’agit en fait d’une expropriation légalisée des paysannes et des paysans petits producteurs au profit de grandes entreprises agro-industrielles. Les transactions se font le plus souvent dans l’opacité presque totale. Les populations ne sont pas consultées et les contrats sont la plupart du temps inaccessibles. Dans beaucoup de pays africains, les ministères chargés de l’agriculture facilitent massivement de telles transactions, parce que, tout en ayant le mot à la bouche pour plaire à certains de leurs partenaires techniques et financiers, ils ne croient pas à la performance des exploitations agricoles familiales.

Ces transferts massifs de terres des communautés locales vers des investisseurs étrangers au milieu ont pour conséquences la destruction en profondeur de la vie sociale, économique et culturelle des populations concernées. En d’autres termes l’accaparement des terres conduit à la perturbation des systèmes d’exploitation agricole familiale qui assure la base de l’agriculture paysanne dont dépend la production vivrière nationale dans de nombreux pays en développement et particulièrement en Afrique. Il est évident que la souveraineté alimentaire est ainsi gravement mise en danger. Les paysannes et paysans petits producteurs dessaisis de leurs terres entrent de facto dans une vie économique précaire, cause d’exode rural, tandis que ceux qui restent sur leurs terroirs deviennent des ouvriers agricoles sur leurs propres terres ou sombrent dans l’indigence. Les terres massivement arrachées aux communautés locales sont dévolues à l’agriculture industrielle, avec l’utilisation massive des intrants chimiques qui endommagent durablement l’environnement, avec "en prime", la perte quasi définitive du capital productif que constituaient leurs terres. Il est probable que les générations futures acceptent mal cette situation, ce qui peut conduire à des conflits sociaux durables, sinon à des guerres civiles. Il faut se rappeler la lutte des sans terres en Amérique du Sud.

Tout en soulignant les conséquences néfastes du phénomène, la Banque Mondiale pousse de façon insidieuse vers  le transfert massif de terres des communautés locales vers des investisseurs privés ou étatiques. En effet son rapport publié le 8 septembre 2010 recense minutieusement les endroits du globe où des terres agricoles intéressantes sont disponibles pour les investisseurs agro-industriels (on ne peut mieux jouer le rôle d’indicateur), en pointant particulièrement l’Afrique où se trouve près de la moitié des 445 millions d’ha de terres disponibles dans le monde. Elle fait semblant de se soucier du développement des paysannes et paysans petits producteurs en énumérant les conditions dans lesquelles de tels investissements pourraient leur être favorables. Or pour qui connaît le milieu des affaires dans les pays en développement et en particulier en Afrique – et la Banque Mondiale le connaît – lesdites conditions sont irréalisables à très long terme. Il faut en effet que le droit à la terre et aux ressources associées soit reconnu et respecté; que les investissements ne soient pas préjudiciables à la sécurité alimentaire, mais la renforce ; que soient assurés la transparence, la bonne gouvernance et un environnement d’affaires incitatif; que tous ceux concernés soient consultés et donnent leur accord; que les investisseurs respectent les réglementations et les lois, et observent de bonnes pratiques en affaires; que les investissements génèrent  des impacts sociaux désirables et équitables, et pas la précarité; que les impacts environnementaux soient évalués et que des mesures soient prises pour les mitiger (Cf. Rapport de la BM, pp x et 68).

Ce chemin long et compliqué laisse le temps aux investisseurs puissants, beaucoup plus malins que les acteurs locaux et souvent soutenus par les autorités politiques au détriment des communautés locales, de s’accaparer des terres agricoles les plus productives. Au lieu de pousser vers un tel schéma, la Banque Mondiale aurait mieux joué son rôle d’appui au développement dans le monde, en soutenant techniquement et financièrement des politiques agricoles en faveur des exploitations agricoles familiales. Celles-ci – il est démontré – assurent plus des 80% de la nourriture des pays en développement sans aucun soutien structuré, excepté les programmes récemment développés à l’occasion de la crise alimentaire. Un soutien (technique et financier) massif aux exploitations agricoles familiales aurait été plus en lien avec ce qui est dit dans la préface du rapport de la Banque (p. vi) : "la productivité des paysans petits producteurs est essentiel pour la réduction de la pauvreté et de la faim, et il y a un besoin urgent de plus d’investissement de qualité dans les technologies agricoles, les infrastructures et l’accès au marché pour les paysans pauvres" (traduction de l’auteur). En effet la meilleure réponse aux conséquences graves de l’accaparement des terres est de faire en sorte que les paysannes et paysans petits producteurs trouvent plus rentable d’exploiter leurs terres que de les céder massivement pour tenter de survivre. La stratégie choisie par la Banque Mondiale fait le lit au transfert massif des terres agricoles des communautés locales vers des investisseurs agro-industriels ou des spéculateurs, tout en demandant aux organisations de la société civile de jouer le rôle de chien de garde ("watchdog").

Il faut tout simplement se dire que la lutte contre l’accaparement des terres ne fait que commencer. Elle sera difficile et de longue haleine. Heureusement que les organisations de la société civile n’ont pas attendu la Banque Mondiale avant de la commencer. Elle nous complique la tâche. Mais elle ne nous décourage pas, au contraire!

Cotonou (Bénin), Octobre 2010

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1. Les chiffres utilisés viennent du plan de relance du secteur agricole du Gouvernement béninois.

2. Rapport de la Banque Mondiale, p. vi

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