« Des agricultures familiales disparaîtront »

Danses et défilé pour la journée mondiale de l’alimentation au Kenya (photo : Riccardo Gangale/ActionAid)

Politis | jeudi 2 septembre 2010

par Xavier Frison

Antoine Bouhey* explique les méfaits de l’accaparement des terres par de grands investisseurs sur les populations locales. Un phénomène qui prend de l’ampleur, notamment en Afrique et en Amérique du Sud.

Politis : Qu’est-ce que l’accaparement des terres ?

Antoine Bouhey : On peut définir ce phénomène comme l’achat ou la location sur une longue durée – au moins 25 ans – de plusieurs milliers d’hectares de terres agricoles par des investisseurs privés ou publics, étrangers ou nationaux, sur un territoire donné. L’expression a été popularisée avec le contrat signé entre Madagascar et la multinationale Daewoo en novembre 2008, portant sur l’exploitation par la firme coréenne, à des fins d’exportation, de 1,3 million d’hectares de terres agricoles pendant 99 ans. On parle de 20 à 50 millions d’hectares déjà accaparés dans le monde. Rien que pour l’Afrique subsaharienne, la Banque mondiale et la FAO [Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture] estiment à 400 millions d’hectares les surfaces de terres « disponibles ». En plus de l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Asie centrale, l’Ukraine et la Russie sont les zones les plus touchées. Faut-il dire « accaparement », « appropriation et concentration à grande échelle » ou « acquisitions massives de terres » ? Nous insistons sur le terme « accaparement ». Cela souligne combien ces terres sont exploitées contre l’intérêt des populations locales et des petites agricultures familiales. Les pays les plus touchés par l’accaparement sont ceux où le cadre juridique national est le plus faible, là où les collectivités locales sont les plus vulnérables. Ainsi, des terres qualifiées d’inoccupées ou inutilisées par les instances internationales ne le sont pas dans les faits : des terres de pâturage pour les troupeaux, seule richesse des populations qui les élèvent, seront par exemple considérées comme libres… Les autres termes, « appropriation », « acquisition massive », sont une manière de se voiler la face pour les institutions, Banque mondiale ou gouvernements, qui n’osent pas parler de terres spoliées. Il s’agit en réalité d’un déni total de démocratie.

Pourquoi une telle ruée ?

Le mouvement de libéralisation des marchés fonciers agricoles nationaux, encouragés par la Banque mondiale notamment, a favorisé les investissements à grande échelle dans les pays en voie de développement. Ainsi, avant 2003, il n’était pas possible pour des intérêts étrangers d’investir dans le foncier agricole à Madagascar. Les terres sont devenues un bien échangeable sur les marchés, et ce sont clairement les organisations internationales qui ont favorisé cela. Aujourd’hui, pour les investisseurs, les terres sont peu coûteuses, « disponibles » et fertiles. De plus, la crise du prix des matières premières agricoles de 2008 a montré aux marchés que ce secteur pouvait être profitable, qu’il était possible de le valoriser rapidement, de jouer avec les cours, avec en filigrane la perspective d’une hausse des prix des matières premières agricoles dans les vingt prochaines années.

Les États sont aussi en cause…

Du côté des acteurs publics, la crise alimentaire de 2008, avec plusieurs pays exportateurs qui ont brutalement interrompu leurs exportations de denrées agricoles, a montré à certains pays importateurs qu’ils ne pouvaient pas compter uniquement sur les marchés internationaux pour leurs besoins en matières premières agricoles. Ils se devaient donc de sécuriser leur approvisionnement et ont pour cela acquis des terres à l’étranger pour produire « hors sol ». C’est, par exemple, le cas de la Chine, de l’Arabie Saoudite ou encore de la Libye, qui a acquis des dizaines de milliers d’hectares au Mali pour produire du riz, principalement exporté vers Tripoli.

La promotion des agrocarburants n’a-t-elle pas encouragé ce phénomène ?

Sur ce point, la responsabilité de l’Europe est claire. En 2009, les 27 se sont engagés à inclure 10 % d’énergie renouvelable dans leur consommation énergétique liée aux transports d’ici à 2020. Un objectif qui sera atteint en majorité grâce aux agrocarburants. Peuples solidaires estime que l’Union européenne devra exploiter 13 à 17 millions d’hectares de terres « hors-sol » pour atteindre cet objectif. Où et comment va-t-on trouver ces surfaces ? Déjà, au Kenya, au Sénégal, au Mozambique, les accaparements sont le fait d’entreprises européennes qui rapatrient leur production, majoritairement de l’huile de jatropha [plante utilisée dans la fabrication de biocarburant], en Europe. Une intention de départ louable pousse au final les investisseurs vers l’accaparement, sans considération pour les populations locales ou l’environnement.

Comment les grandes instances internationales peuvent-elles encourager ce système ?

Au départ, il y a une volonté tout à fait louable, là aussi, de développer l’agriculture pour nourrir la planète et d’augmenter le revenu des plus pauvres. Mais on parle là d’une agriculture intensive, productiviste, utilisant peu de main-d’œuvre, beaucoup de produits chimiques et des OGM, à mille lieues des petits exploitants locaux qui sont appauvris, voire expulsés de leurs terres. Aujourd’hui, des instances comme la Banque mondiale proposent des « codes de bonne conduite », des « méthodes pour des investissements durables », sur la prise en compte des populations, etc. Mais la Banque mondiale s’arrête aux chartes. Elle a lancé la machine et ne propose maintenant que des rustines. Si rien ne change, on peut craindre la disparition des agricultures familiales dans certaines régions et une augmentation du nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde.

Que faut-il faire ?

Il faut de toute urgence imposer un moratoire dans chaque pays qui n’a pas atteint les Objectifs du millénaire pour le développement pour leur permettre d’instaurer un cadre juridique clair en termes de souveraineté alimentaire et de droit des populations à définir leur politique alimentaire. Les organisations de la société civile doivent ainsi être associées aux prochaines discussions internationales menées par la FAO sur les cadres légaux du foncier des États concernés par les accaparements. Il faut imposer un cadre contraignant au niveau national, mettre en place des lois dans les pays des sociétés qui investissent, mais aussi au niveau international dans les accords de partenariat et d’investissement. Les droits des populations locales doivent primer sur ceux des investisseurs.

Appel à signer en ligne contre un accaparement de?50 000 hectares au Kenya : http://www.peuples-solidaires.org/339-kenya-carburant-contre-paysans-en/

* Chargé de mission Souveraineté alimentaire à?l’ONG Peuples solidaires-ActionAid.

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