Les fermes géantes vont se multiplier dans nos campagnes

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Capital | 30/01/2023

Les fermes géantes vont se multiplier dans nos campagnes

Alors que la population d’agriculteurs vieillit, des investisseurs jettent leur dévolu sur des exploitations modernes, étendues sur des milliers d’hectares. Ce qui ne sera pas sans modifier nos campagnes, et nos assiettes.

Par Marie Nicot

Des champs de céréales à perte de vue, des silos à grains alignés comme à la parade, un réseau d'irrigation anticanicule, des panneaux solaires, des camions, une dizaine de salariés… C’est peu de dire que la cession de la ferme de Bruno Broquerault à Cissé (86), près de Poitiers, en novembre dernier, a été hors normes. Par son gigantisme, tout d’abord, puisque l’exploitation mesure 2.121 hectares, soit environ 3.000 terrains de football. Mais aussi par son montage financier : les 10,3 millions d'euros payés par l’acheteur, la société Agro Team, ne concernent en effet que la holding d’exploitation, qui elle-même coiffe une douzaine de sociétés dédiées à la culture, au stockage des céréales, à la production d'énergie, au transport… Le foncier, lui, demeurera dans le giron de la famille. Un moyen pour Bruno Broquerault, qui a patiemment construit cet ensemble en partant d’une petite ferme, mais dont aucune des cinq filles ne souhaitait reprendre l’exploitation, de percevoir des revenus pour sa retraite.

Comme dans le cas de cette famille, l'image d'Epinal du paysan patriarche, régnant sur ses terres comme sur son clan, a vécu. Les divorces, les choix de vie des enfants, les faillites, sont venus bouleverser le schéma ancestral d’un domaine transmis de père en fils. En 2021, 720.000 hectares ont ainsi changé de mains dans le cadre d'une revente de sociétés (de type SA, SARL…). Pour la plupart, ces parts sociales d'exploitations agricoles tombent dans l’escarcelle d'investisseurs, qui, s’ils ne manient ni binette ni brouette, savent en revanche lire un compte de résultat.

Bien évidemment, ces financiers parient sur une rentabilité record. Mais pour quelle alimentation proposée ? Le débat fait rage depuis plusieurs années. Les écologistes, notamment Greenpeace, s'insurgent contre la production standardisée de ces « fermes usines » et ces élevages à grande échelle de poulets, porcs, ou bovins. Selon Suzanne Dalle, chargée de campagne au sein de l'ONG, « ce système de production présente des risques pour la santé », avec le développement de bactéries résistantes aux antibiotiques, ainsi que de zoonoses, c'est-à-dire de virus transmissibles à l'être humain.

En Bretagne, dans les Pyrénées comme en Ile-de-France, les militants dénoncent aussi les dégâts causés à l'eau, à l'air – en raison des émissions d'ammoniac –, et au climat, du fait du rejet de gaz à effet de serre. Par ailleurs, ces fermes géantes ne misent guère sur les aliments les plus en vogue. On y cherchera en vain du quinoa, de la lentille corail ou des carottes violettes. Circuits courts et vente directe? Non merci: leurs produits filent à l'export, en restauration collective ou dans les rayons des hypermarchés.

Les cultivateurs 3.0 ont les moyens d’utiliser des technologies de pointe

Le sociologue François Purseigle, coauteur de l’ouvrage « Une agriculture sans agriculteurs » avec Bertrand Hervieu (Ed. Presses de Sciences Po), nuance toutefois ce sombre tableau. « Les pandémies et la pollution n'ont pas attendu les grandes exploitations pour se développer. Les exigences en matière environnementale poussent d’ailleurs à la mise en place de grandes structures », souligne-t-il. Et comme l’indique avec malice Etienne Gangneron, vice-président du syndicat agricole FNSEA, « certaines fermes bio s'étendent sur 300 hectares, tandis que des élevages labellisés dépassent le millier de volailles. Peu importe la surface, en réalité : la qualité de la production dépend du savoir-faire de l'agriculteur. »

Cette mutualisation des moyens financiers offre d’autres avantages, comme la possibilité d’utiliser des technologies de pointe, indispensables à une agriculture de précision. Grâce au flux de capitaux, ces cultivateurs 3.0 peuvent en effet investir dans des drones, qui survolent les champs pour cartographier les besoins en pesticides. Tandis que les éleveurs s'aident de capteurs installés dans les poulaillers, qui alertent sur la santé et le niveau de stress des animaux. Les données transmises sur smartphone via des applis permettent d'ajuster les doses d'antibiotiques, de nourriture, et la température ambiante.

Mais il n’y a pas que le contenu de nos assiettes que ces fermes XXL risquent de chambouler. C'est bien connu : les gros poissons mangent les petits, et les équilibres patrimoniaux de nos campagnes pourraient dès lors pâtir de cette logique d’économies d’échelle. Aujourd'hui, 80.000 fermes de plus de 100 hectares mobilisent déjà 40% de la surface agricole de l'Hexagone. Fortes d'un potentiel de production de 250000 euros par an, elles représentent désormais 1 exploitation agricole sur 5. Alors que leur nombre a augmenté de 3,4% ces dix dernières années, celui des micro-exploitations (moins de 25000 euros annuels) a fondu de 31%.

Inquiet de cette concentration, le syndicat Jeunes Agriculteurs (JA) lançait dès 2017 un slogan : « Des fermes, pas des firmes! » Mêmes critiques au sein de la Confédération paysanne ou de l'association Terre de liens, pourtant situées à l'opposé de l'échiquier politique. Les deux organismes s'opposent à tout « accaparement des terres », considérant que de nouveaux paysans ne pourront plus investir dans ces propriétés, devenues trop onéreuses.

Il faut dire qu’en 2021 le prix des prés a augmenté de 6% dans l'Allier, le Doubs et en Haute-Savoie, avec des pics à 10% en Beauce, et même 19% dans le Haut-Jura. « Sur la totalité des surfaces agricoles vendues, 70% partent à l'agrandissement », déplore ainsi Tanguy Martin, chargé de plaidoyer au sein de Terre de liens. Une association qui, pour contrer la spéculation foncière, mobilise dons et épargne solidaire afin d’acheter des fermes, pour ensuite les louer sur très longue durée à des agriculteurs bio. Depuis 2003, Terre de liens en a acquis 300, représentant 7.000 hectares. Une paille dans une immense botte de foin. « On observe l'émergence de sociétés ayant leur siège social dans un village du Bassin parisien, mais faisant valoir des terres dans les Landes, le Cher ou l'Indre, voire même au Maroc ou en Roumanie », décrypte François Purseigle.

Derrière ces structures figurent souvent des hommes d'affaires aux poches profondes, qui y placent leurs capitaux comme ils le feraient dans une usine, une chaîne de restaurant ou une start-up. « Ces investisseurs peuvent aussi être des industriels de l'agroalimentaire ou de la grande distribution, cherchant à sécuriser leur approvisionnement », poursuit le sociologue. Evidemment, ces actionnaires en costume croisé ne chaussent pas les bottes, et choisissent plutôt de déléguer la gestion à un « land manager », en charge des semences, de la récolte… Une pratique déjà répandue en Grande-Bretagne et en Belgique, où des entreprises spécialisées dans le conseil agronomique pilotent de A à Z plusieurs milliers d'hectares. « Le travail est souvent sous-traité à des entreprises de travaux agricoles. Les propriétaires n'habitent pas sur place. On se retrouve avec des habitations quasi abandonnées dans nos villages », regrette Etienne Gangneron.

Depuis fin 2021, une loi impose des limites aux agrandissements excessifs

Et nul besoin de détenir un passeport tricolore pour s'offrir du bocage normand, des forêts vosgiennes ou des prairies fleuries de Lozère : rien n’empêche Néerlandais, Britanniques ou Allemands d’emporter ces bonnes affaires. Comme en 2016, lors du rachat de 2.600 hectares dans l'Allier et l'Indre par un investisseur chinois. Et même si, depuis, l’investisseur en cause, le groupe Reward, a fait faillite, l'affaire est restée en mémoire, et a inspiré un Etat soucieux de préserver la souveraineté alimentaire. Pour éviter de nouveaux dérapages, le gouvernement a ainsi fait voter, en décembre 2021, la loi dite Sempastous, qui impose des limites aux agrandissements excessifs. Le dispositif s'appuie d’ailleurs sur une de nos vieilles spécificités : les Safer (sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural), placées sous tutelle du ministère de l'Agriculture.

Réparties sur tout le territoire, ces structures sans but lucratif disposaient déjà d’un droit de préemption sur les terres, en cas de contestation sur le prix, mais aussi pour protéger l'environnement, ou pour installer un jeune agriculteur. La nouvelle loi en renforce les prérogatives: elles peuvent – enfin – contrôler les cessions de parts de sociétés, afin de garantir la transparence des opérations. « S'il faut enquêter pour connaître la nationalité des holdings, nous le faisons », assure par exemple Philippe Tuzelet, directeur général de la Safer Nouvelle-Aquitaine, qui s’est chargée du dossier Broquerault.

Autre innovation : ces Safer sont en droit d'imposer des mesures compensatoires. C’est ainsi que le domaine de Cissé a été amputé de 70 hectares, destinés à d'autres exploitants. « C'est bien la preuve que l'esprit de cette réforme est vertueux. Notre intervention a permis de conserver les emplois sur place, et de favoriser l'installation de nouveaux agriculteurs », souligne Philippe Tuzelet. Cependant, pour la Confédération paysanne de la Vienne, une telle compensation reste mince par rapport à la surface totale de 2.121 hectares.

Tout juste votée, déjà décriée, la loi Sempastous ne pouvait de toute façon que ménager la chèvre et le chou : il s’agit en effet de contrer la spéculation foncière, sans pour autant bloquer les transmissions. Ni entraver la reprise des exploitations, alors que la population d’agriculteurs vieillit. Les résultats du dernier recensement sont en effet implacables : d'ici 2026, près de 1 paysan sur 2 aura atteint l'âge de la retraite, et il manque déjà 7.000 repreneurs par an pour assurer le renouvellement des générations.

Faut-il privilégier l'installation de la relève sur des surfaces modestes ? Ou favoriser la concentration des terres, gérées en holdings ? Charge au ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, de résoudre cet urgent dilemme. Il prépare d’ailleurs pour juin prochain une loi d'orientation et d'avenir sur la transmission du foncier. Depuis début 2022, tout citoyen peut aussi se prononcer en ligne sur la transition écologique, la formation, ou encore l'installation des jeunes. Et sans doute, en définitive, sur ce qu’il trouvera dans son assiette…

Les plus beaux vignobles subissent aussi la spéculation financière

C'est bien connu : les vignobles enivrent les fonds financiers comme les grandes fortunes, et la spéculation sur ce type de foncier dépasse celle sur les terres agricoles ou les forêts. Exemple en octobre dernier, où le groupe Artémis Domaines, majoritairement détenu par la famille Pinault, a mis la main sur une pépite : la maison bourguignonne Bouchard Père et Fils, propriétaire de la Vigne de l'enfant Jésus, au cœur de l'appellation beaune premier cru les Grèves. Si le montant de la transaction reste secret, ce nouvel épisode de la surenchère entre les milliardaires Pinault et Arnault confirme que la flambée des prix n’est sans doute pas finie. Aujourd'hui, 1 hectare de bourgogne grand cru coûte 16,5 millions d'euros, selon le ministère de l’Agriculture.

« La spéculation liée aux investisseurs français ou étrangers complique les transmissions et les successions des vignerons locaux, dénonce Thiébault Huber, président de la CAVB (Confédération des appellations et des vignerons de Bourgogne). Nous avons demandé à Bercy de dissocier les cessions dans le cadre d'une famille de viticulteurs des transactions pures. » Il n’y aura peut-être pas besoin de telles dispositions dans le Bordelais: après avoir investi dans des centaines de domaines, les affairistes chinois ferment en effet boutique. « Au moins une cinquantaine de vignobles sont à vendre, confirme Li Lijuan, spécialiste au sein du cabinet Vineyards-Bordeaux. Pékin interdit de sortir des capitaux, et les propriétaires du pays ne peuvent plus renflouer. » Au printemps dernier, le géant des spiritueux Kweichow Moutai a dû céder Château Loudenne dans le Médoc à la famille Gouache. Un juste retour des choses.

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