Vos terres : Nouveau territoire spéculatif

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Le M.A.G. Cultures N°61  | le 29-05-2009

LAURE BOURDONCLE

Après la ruée vers l’or, voici la ruée vers les terres arables. En 2007, le prix des terrains agricoles a davantage progressé que le prix des logements à Londres ou à New York. Les achats, les locations de terre à l’extérieur de ses propres frontières sont des phénomènes qui s’amplifient à l’échelle de la planète. Et il n'y a pas que les agriculteurs qui investissent...

«Je suis très préoccupé - même si chaque pays fait ce qu’il veut - de voir qu’il y a des achats de terres massifs dans les pays pauvres par des gens qui viennent de l’extérieur. Donc, il faut une sorte de code de bonne conduite pour préserver la sécurité foncière, notamment des paysans les plus pauvres », alertait Michel Barnier, le 20 avril dernier, lors du G8 agricole. L’achat de terre finit par devenir un sujet, susceptible de susciter l’intérêt sur la scène international et porté par des hommes politiques… Pourtant, ce phénomène n'a rien de très récent.

Fin du XIX siècle : c'est l'époque des grandes expéditions individuelles à la recherche de nouvelles terres et de la fortune en Amérique, en Australie, en Argentine... Début du XXI siècle, en France: Britanniques, Irlandais, Néerlandais n'hésitent pas à en acheter, attirés par le prix du foncier. La quête de la terre? C'est aussi une des préoccupations des entités politiques, publiques et privées souhaitant s'assurer le contrôle de ressources qu'elles estiment déterminantes à leur sécurité et à leur prospérité. Même la crise financière ne semble pas décourager les investisseurs bien que les transactions soient moins nombreuses.

La récente crise alimentaire et la volatilité des cours n'ont fait qu'attiser ce phénomène. Les produits alimentaires deviennent des commodités au même titre que les minerais, le pétrole... " La nouveauté, c'est que ce phénomène d'achats et 1 ou de location de terres s'intensifie ", témoigne Alain Karsenty du département " Environnement et société " du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement CCirad). En Argentine, par exemple, " cela fait un siècle que des terres sont achetées ou louées », en exerçant des pressions sur la forêt tropicale, notamment pour la culture du soja et de l'élevage. Au Brésil, en 2007, selon les statistiques, 5,5 millions d'hectares étaient entre les mains d'étrangers. Autre exemple, dans les années 60, période de post-décolonisation, de grandes firmes comme la Britannique Unilever (entre autres géant agroalimentaire détenant Amora, Knorr, Miko...) s'était déjà implantée dans l'actuelle République démocratique du Congo, employant la main d'oeuvre locale. Conflits politiques et autres corruptions ont achevé cette entreprise dans les années 90. La récente flambée des prix de 2007 elles émeutes de la faim ont rappelé la pertinence de sécuriser ces approvisionnements, sujet qui avait perdu son actualité du fait de la baisse continue du prix des matières premières agricoles. Cette dépréciation des prix avait permis à un certain nombre de pays de s'approvisionner à moindre coût sur les marchés mondiaux. En créant l'illusion de l'abondance.

Stratégie d’externalisation

Sans surprise, la majorité des états qui achètent des terres ou les louent à l’extérieur de chez eux sont largement dépendants des importations pour leurs approvisionnements en matières premières agricoles. Alors cap vers l’Asie du Sud, l’Amérique du Sud et l’Afrique où il existe encore des terres non exploitées.

Quoique le potentiel agricole de l’Afrique soit plus discutable en raison d’une moindre qualité des sols et de la progression de l’aridité. À une nuance près, des estimations y évaluent un potentiel de 400 millions d’hectares de très bonnes terres.

Les dirigeants des pays du Golfe viennent de négocier au Cambodge la location de plusieurs milliers d'hectares de terres agricoles. Sur les six millions d’hectares disponibles, 2,5 millions seraient sous-exploités. « Ces nations qui se sont construites dans le désert ne disposent que de peu de terres et de ressources en eau pour la culture ou l’élevage. Mais elles possèdent d’énormes quantités de pétrole et d’argent, ce qui leur donne un moyen de pression puissant pour obtenir leur alimentation auprès de pays étrangers », explique l’ONG espagnole Grain. La facture de leurs importations alimentaires est montée en flèche au cours des cinq dernières années, passant de huit à 20 milliards de dollars. Toujours selon cette même ONG, le Bahreïn et d’autres pays du Golfe se sont regroupés pour élaborer une stratégie collective d’externalisation de leur production alimentaire. L’idée est de conclure des accords, avec les « pays frères islamiques », auxquels ils fourniront des capitaux et des contrats pétroliers en échange de garanties afin que leurs grandes entreprises puissent avoir accès à des terres agricoles et réexporter la production chez eux.

C’est le cas aussi de l’Egypte qui achète des terres au Soudan. Au royaume des pharaons, les rendements sont plafonnés, les bordures du Nil surpeuplées.

Assurer la sécurité alimentaire

La Chine, non plus, ne néglige pas la course aux terres arables en dehors de ses frontières. Elle qui s’est pourtant si longtemps barricadée derrière sa grande muraille. « Les Chinois montent en Afrique des unités agricoles dans le cadre d’un programme de coopération annoncé lors du sommet Chine/Afrique en novembre 2006. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’unités de productions actives contrôlées par les Chinois qui peuvent constituer des commodités le jour venu », explique André Villalonga à l’ambassade de France en Chine. Ce que confirme Michel Beuret, journaliste dans un quotidien suisse et auteur de La Chinafrique, Pékin à la conquête du continent noir (1) : « Sur le long terme, il s’agit pour le gouvernement chinois d’assurer sa sécurité alimentaire… ainsi que celle des Africains. L’idée est de rendre la production agricole en Afrique plus efficiente notamment grâce à un échange de savoir-faire ». La Chine prévoit d’envoyer 100 agrotechniciens « de haut niveau » (dixit le pouvoir central de Pékin), dans 35 pays africains d’ici à la fin 2009, d’après une déclaration de Chen Deming, le ministre chinois du Commerce. Car si la Chine comble 80 % de ses besoins alimentaires, elle doit importer les 20 autres pourcents, liés aux fluctuations des marchés mondiaux. En même temps, elle doit faire face à la baisse irréversible de ses terres arables et à l’épuisement de ses sols. Et petit pois sur riz cantonnais, la Chine a été en proie, début 2009, à une grave sécheresse menaçant ses récoltes, 270 000 hectares de céréales dans le sud-ouest ; 600 000 dans le nord. Pour rappel, la Chine doit nourrir 22 % de la population mondiale avec seulement 7 % des terres cultivables du monde. D’où l’achat et la location de terres pour ses propres besoins. Dans les exploitations agricoles du continent noir, il n’existe pas de règles établies. Les investisseurs choisissent de faire travailler de manière mixte ou non les ouvriers agricoles africains et chinois.

Révolution verte

Surtout, il s’agit pour l’empire du milieu de se défaire de ses effectifs de paysans pauvres. Objectif : exporter la main-d’oeuvre chinoise paysanne, prompte aux jacqueries, explique Michel Beuret. Exemple ? Un article offi ciel du 1er février 2009 conseille les entreprises séduites par des investissements à l’étranger : l’Etat central et les provinces subventionnent à hauteur de 400 RMB par tête, les départs de prolétaires chinois vers des contrées lointaines.

« De part leurs investissements et leur présence, les Chinois peuvent participer à la révolution verte en Afrique. Par exemple, ils sont parvenus à faire pousser des cultures dans des endroits improbables aux alentours de Khartoum, (capitale du Soudan, ndlr), où il fait très chaud et très sec, grâce à des adductions d’eau », explique Michel Beuret. Une opinion que ne partage pas le directeur du laboratoire agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech, Marc Dufumier. Il écrit dans le quotidien La Croix le 3 février 2009 : « L’idée est répandue dans les élites (…) de pays d’Afrique que si les terres ne sont pas cultivées, c’est la faute des paysans eux-mêmes. L’élite a à la fois un mépris pour sa paysannerie et une totale méconnaissance des savoir-faire de sa paysannerie ». Déterminée pragmatique, complice d’hommes politiques africains, la Chine poursuit sa ruée vers l’Ouest, sans négliger, pour autant, ses voisins plus proches : la Birmanie, le Laos, la Russie et le Kazakhstan. Jusqu’à maintenant, la Chine aurait défriché 2 100 000 hectares dans le monde entier, selon un magazine chinois. Si ce modèle asiatique de développement en Afrique s’avère, pour l’instant, viable - bien que loin d’être philanthropique -, les émeutes à Madagascar en janvier et février posent la question du « néocolonialisme agraire », expression de Jacques Diouf, le directeur général de la FAO.

Conflits latents

Avant les révoltes de la grande île, l’homme politique sénégalais avait pourtant prévenu : « L’appropriation et la distribution de terres sont des sources de conflits latents. Si on ajoute la valeur émotionnelle voire mystique de ce qui est l’un des fondements de la souveraineté nationale, on imagine aisément le risque d’explosion sociale lorsqu’elle tombe entre des mains étrangères ». La Corée du Sud, par le biais d’une filiale du groupe industriel Daewoo avait conclu un accord, depuis annulé (sine die ?) pour louer pendant 99 ans 1,3 million d’hectares de terres (soit une moitié de Belgique) à Madagascar. Objectif, produire quatre millions de tonnes de maïs par an et du soja à l’exportation. Situation intolérable pour les paysans malgaches ne mangeant même pas à leur faim. A tel point que la population s’est soulevée contre une telle initiative, aboutissant, deux mois plus tard, au départ du président malgache.

Pour Marc Dufumier, ce projet aurait été fort mal instruit : « Il est peu probable que le maïs soit une culture adaptée au climat semi-aride de l’Ouest de l’île et il est certain que ces pratiques de monocultures sont des désastres environnementaux. Ensuite, ces terres sont occupées par des agriculteurs et des éleveurs semi-nomades. Vouloir ignorer le droit coutumier et évincer ces populations est illusoire » (2). La Corée du Sud ne semble décidément pas s’embarrasser de scrupules : au Congo Brazzaville, elle n’hésite pas à dépouiller des pans entiers de forêts, histoire de planter des hévéas en vue de produire de l’huile, produit à tout faire, facilement commercialisable.

Sans être dupe, Alain Karsenty du Cirad estime que d’autres modèles sont possibles, « avec des contrats, des prix garantis, un encadrement des paysans comme c’est le cas pour la production du coton au Niger : les surplus d’engrais fournis permettent, d’ailleurs, d’alimenter les champs de cultures vivrières ». En Afrique du Sud, les investisseurs de plantation d’eucalyptus travaillent de concert avec les communautés autochtones en dispensant un encadrement technique. Bref, un mélange du pire comme du meilleur.

Fructifier de l’argent

Il n’y a pas que les pays émergents qui ont le monopole de l’acquisition des terres à l’étranger. Le secteur privé occidental y a toute sa place. Notamment pour faire fructifier de l’argent. Dans une de ses publications d’octobre 2008, l’ONG espagnole Grain estime que « l’un des plus grands gestionnaires de portefeuille du monde, avec presque 1 500 milliards de dollars, vient de mettre sur pied un énorme fonds spéculatif agricole de 200 millions de dollars, dont 30 millions seraient utilisés pour acheter des terres agricoles dans le monde entier ». Le groupe agro-industriel français Roullier a investi une exploitation de riz en Sierra Léone, sachant qu’elle possède déjà des terres au Mali, témoigne Alain Karsenty. Olivier Combastet, à la tête de Pergam Finances, une société de gestion de portefeuille a investi depuis 2005 dans des terres sud-américaines, payées « bon marché » 1 600 euros pour un hectare contre 4 700 euros en France en 2005.

En Roumanie (pays entrée dans l’UE en janvier 2007), la crise économique actuelle ne semble pas perturber les investisseurs, selon le dirigeant d’une société de consultants spécialisée dans les transactions de biens ruraux dans ce pays : « Les volumes de vente n’ont pas changé. Par contre, on observe un changement chez les acheteurs. Les petits acquéreurs de 100 à 500 ha ont pratiquement disparu au profit de fonds d’investissements qui se maintiennent voire se développent. Ils estiment que la crise passera et que le prix des terres repartira à la hausse ainsi que les prix agroalimentaires. Ils achètent, maintenant, pour le long terme contrairement aux spéculateurs qui revendaient la terre au bout de six mois. Sur les 18 derniers mois et jusqu’à décembre 2008, le prix des terres augmentait de 70 euros/ha par mois ! Les terres de Roumanie sont de très bonne qualité et restent tout de même attractives en s’élevant de 2 000 à 3 000 euros par ha ». Toujours en Europe orientale, Axa Millésime, la filiale d’investissement dans le vin du groupe Axa et la GMF ont également acheté des terres en Hongrie dans la région du Tokaj. Investissements effectués, entre 1990 et 2000, aussitôt le changement de régime en Europe orientale effectif. Hors Union européenne, la région la plus convoitée, pour ses terres fertiles, s’étend de l’Ukraine au sud de la Russie. La concurrence y est rude d’autant, qu’en Ukraine, la loi interdit l’achat de terres par des étrangers. Bien qu’un assouplissement législatif soit dans les cartons. À défaut de vente, on peut toujours louer des terres pour une durée de 49 ans renouvelables, sachant que l’offre y reste alléchante : « un formidable potentiel de production, au moins 30 millions d’hectares avec un grand parcellaire propice à la réduction des charges fixes », signale Jean-Jacques Hervé, conseiller du gouvernement ukrainien pour les questions agricoles. Et de fait : une société suédoise d’investissements y a acquis des droits sur 128 000 hectares ainsi qu’un autre groupe britannique. Ces acquisitions foncières servent à produire des céréales, des huiles, de la viande pour rassasier le marché mondial, « c’est-à-dire ceux qui peuvent payer », insistent les auteurs du rapport Grain. Et puis il y a ceux et celles qui préfèrent carrément prendre le contrôle d’un secteur productif : comme la Deutsche Bank et Goldman Sachs pour l’élevage chinois. Ou encore implanter leur entreprise : Terreos en Amérique latine, Danone en Afrique du Sud, Champagne Céréales en Ukraine. Une autre façon de contrôler les ressources.

(1) Serge Michel et Michel Beuret, La Chinafrique, Pékin à la conquête du continent noir, Ed. Grasset, 2008, 348 p., 19,50 euros. (2) Marc Dufumier, « Nombre de ces projets échoueront », in La Croix, 3 février 2009.
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