Une affaire de crédits carbone douteux touche la Suisse

Scène de vie dans une communauté villageoise du district de Port Loko, Sierra Leone. — Alamy Stock Photo
Le Temps | 03 mai 2024

Une affaire de crédits carbone douteux touche la Suisse

Dans un rapport publié jeudi, l’ONG EPER critique un projet d’accaparement de terres en Sierra Leone. Il aurait été cautionné par une entreprise genevoise et se ferait au détriment des populations locales

Richard Etienne

C’est un rapport qui traite des crédits carbone, un outil en vogue qui doit permettre à ceux qui l’utilisent de compenser leurs émissions de dioxyde de carbone (CO2) en retenant une quantité équivalente de ce gaz à effet de serre ailleurs, par exemple par le biais d’une plantation d’arbres. Un voyageur qui prend l’avion peut ainsi compenser ses émissions par le biais de Myclimate, une entreprise suisse du secteur. Easyjet, jusqu’à peu, proposait des transports neutres en carbone grâce à un partenariat avec des entreprises avec des projets de reforestation en Amazonie ou dans les énergies renouvelables en Inde.

BP Carbon Trading Ltd, une filiale du groupe pétrolier britannique BP, s’est engagée dans un tel projet en Sierra Leone, proposé par une entreprise de ce pays ouest-africain, Rewilding Maforki, en collaboration avec Carbon Done Right, un groupe canadien. En 2021, ces derniers ont acquis 25 000 hectares dans le district sierra-léonais de Port Loko pour y planter des arbres. Sur cette étendue aussi importante que Manhattan, le groupe voudrait stocker 12 millions de tonnes de CO2 pendant cinquante ans et générer des bénéfices grâce à la vente de crédits carbone.

Terrain mal acquis?

Ce projet, sa cohérence et sa légalité sont toutefois remis en cause par plusieurs ONG, dont l’Entraide protestante suisse (EPER), basée à Berne, dans un rapport publié jeudi. Après enquête, elles affirment que le terrain a été acquis dans des circonstances illicites et au détriment de populations locales qui se voient privées de leurs terres, une source souvent essentielle de subsistance. Le texte ajoute que la concession pour exploiter le terrain a été obtenue par le biais de signatures glanées auprès de personnes qui ne représentent pas forcément les autochtones.

Le rapport relève en outre que quasiment aucun arbre n’a été planté à ce stade et que parmi ces derniers certains sont déjà morts. «Les feux de brousse et de forêt sont très courants dans la région. On peut donc douter que les arbres survivent pendant cinquante ans et puissent stocker les quantités de CO2 promises», ajoute EPER dans un communiqué.

L’ONG souligne que les entrepreneurs derrière le projet, d’anciens soldats britanniques, avaient dans le passé acquis ces terres frauduleusement pour y planter des palmiers, en vue de fabriquer des huiles végétales, mais qu’à la suite des plaintes des populations locales, ils avaient dû y renoncer. La justice les a déboutés et les terres ont été rendues.

Ecosecurities se défend

Ecosecurities, une entreprise genevoise spécialisée dans les crédits carbone et mandatée par Rewilding Maforki, a rédigé un rapport certifiant que les règles sont respectées. Ce document d’Ecosecurities, qui a été lu par EPER, ignorerait les problèmes soulevés par les ONG aujourd’hui, et cautionne le projet. Il aurait été envoyé à Verra, une organisation américaine, chargée de la valider, ou non, et ainsi de permettre, ou non, à Rewilding Maforki de le commercialiser.

«Nous espérons que notre enquête aura un impact positif pour les gens vivant à Port Loko, cela dépendra sans doute de l’écho médiatique qu’elle aura. Nous allons aussi l’envoyer à Verra», indique Cybèle Schneider, une de ses rédactrices, chargée de justice climatique chez EPER.

Dans le communiqué d’EPER, l’entreprise genevoise affirme que le projet de Rewilding Company est fondé sur un «engagement constant auprès des communautés locales» et une «approche participative et inclusive». Elle qualifie de libre, préalable et éclairé le consentement des populations locales. Contacté par Le Temps, Ecosecurities n’a pas souhaité faire plus de commentaires.

Le commerce des certificats de CO2, lucratif pour les entreprises qui vendent les crédits carbone selon EPER, accroît la demande mondiale de terres. Les familles paysannes dans les pays du Sud en perdent souvent le contrôle dans ce cadre, prévient l’ONG.
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