Le Congo au cœur de l’entourloupe au crédit-carbone

Au Congo, le projet BaCaSi, soutenu par le gouvernement, prévoit de planter des acacias sur 40 000 hectares dans le but affiché de séquestrer 10 millions de tonnes de CO2.
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Afrique XXI | 1er avril2024

Le Congo au cœur de l’entourloupe au crédit-carbone

Un nouveau business, porté notamment par des multinationales françaises, est en train de voir le jour dans le bassin du Congo, et en particulier au Congo-Brazzaville : de gigantesques plantations forestières sont créées pour générer des crédits-carbone valorisables sur le marché volontaire du carbone ou destinés à compenser des émissions de CO2. Le pétrolier TotalEnergies et le bureau d’études Forêt Ressources Management (FRM) sont engagés dans cette voie : ces deux groupes tricolores ont lancé en 2021 le projet «Batéké Carbon Sink» (BaCaSi), qui prévoit de planter des acacias sur 40 000 hectares pour, prétendent-ils, séquestrer sur vingt ans plus de 10 millions de tonnes de CO2.

Cette opération s’inscrit dans un mouvement mondial : les projets de plantations d’arbres destinées au marché du carbone sont en train d’augmenter rapidement en nombre et en taille, constatait fin 2023 le Mouvement mondial pour les forêts tropicales (World Rainforest Movement – WRM), une organisation basée en Uruguay qui défend les forêts tropicales et les communautés locales. Et près de 90% d’entre eux se situent dans des pays du Sud global.

En Afrique centrale, le Congo-Brazzaville semble faire figure de pays-pilote. Son gouvernement voudrait que 1 milliard d’hectares soient recouverts de plantations forestières industrielles afin de produire des crédits-carbone, ainsi que du bois d’œuvre et de chauffe. Pour y parvenir, il accueille à bras ouverts les investisseurs étrangers et leur fournit des terres. L’un des derniers exemples en date : Brazzaville a attribué en novembre 2023 plus de 20 000 hectares à la société chinoise Xian He pour y faire pousser des eucalyptus et des pins. Au même moment, le groupe italien Renco, qui s’est vu octroyer 40 000 hectares pour une période de trente ans, organisait une cérémonie pour le lancement d’une plantation d’acacias en présence notamment de la ministre de l’Économie forestière, Rosalie Matondo.

Des dizaines de milliers d’hectares impactés

Avec TotalEnergies et FRM, les contacts ont été vraisemblablement facilités par leur présence ancienne dans le pays : la première y exploite du pétrole et y exerce une influence considérable depuis plus de cinquante ans, la seconde travaille dans le secteur forestier depuis une trentaine d’années.

Le groupe FRM est sans doute celui qui est actuellement le plus actif : outre la plantation qu’il développe avec TotalEnergies, il a lancé plusieurs autres initiatives, dont certaines sont menées avec le groupe financier franco-allemand Oddo-BHF et une autre avec la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC). «La France dispose d’un opérateur expérimenté dans les projets d’afforestation en zone tropicale : FRM […] qui est l’opérateur de plusieurs des projets carbone au Congo», fait valoir le site Internet de la direction générale du Trésor français. La multinationale est aussi en train de créer «un puits de carbone» en République démocratique du Congo (RDC).

La plupart des projets en cours visent à planter des espèces à croissance rapide et sont situés dans les savanes des plateaux Batéké, qui couvrent plusieurs millions d’hectares répartis entre le Congo, le Gabon, la République démocratique du Congo et l’Angola. Mais ils inquiètent des organisations de la société civile. «Aidez à stopper l’avancée des plantations industrielles d’arbres dans les pays du Sud, en particulier dans les pays africains!», lançait en 2020 WRM, qui étudie depuis plusieurs décennies leurs conséquences en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie. Les problèmes potentiels sont nombreux et de plusieurs ordres.

«Jamais une bonne nouvelle»

Lorsqu’un nouveau projet de plantation voit le jour, «ce n’est jamais une bonne nouvelle pour les populations», estime Brice Mackosso, secrétaire permanent de la Commission diocésaine Justice et Paix de Pointe-Noire (CDJP), un service de l’Église catholique chargé de promouvoir les droits humains. Car les terres concédées pour ces cultures d’arbres ne sont jamais «vides» : elles sont habitées et utilisées par des populations autochtones et locales. C’est le cas pour BaCaSi : le projet est déployé sur des zones de savane exploitées pour des cultures vivrières, et son terrain englobe des forêts où des communautés pratiquent chasse et cueillette. BaCaSi est ainsi venu bouleverser l’existence de centaines de personnes.

Bien souvent, les populations locales sont mal ou pas informées et encore moins consultées pour ce type d’opération. C’est ce qui s’est passé pour le projet financé par TotalEnergies et mis en œuvre par FRM. Interrogé par courrier électronique par Afrique XXI, le pétrolier certifie que des «analyses préliminaires» et des «consultations» ont été menées quand et comme il le fallait, et que la loi congolaise, ainsi que les standards internationaux et les procédures prévues pour de telles opérations, dont celle du Consentement libre informé préalable (Clip), ont été respectés. Cependant, aucune consultation n’a été menée sur le terrain avant le début des activités, comme le prévoient pourtant les «Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme», d’après une enquête de la CDJP, du Secours catholique-Caritas France (SCCF) et du CCFD-Terre solidaire.

«Réaliser une étude d’impact environnemental et social est obligatoire avant le démarrage de tout projet, selon un décret du 20 novembre 2009. Or cette étude n’est pas disponible à ma connaissance, précise Brice Mackosso. Selon la déclaration des Nations unies, le Clip doit être mené avant le démarrage de tout projet dans une zone habitée par des autochtones. Celui de BaCaSi a été réalisé entre juin et septembre 2023.» Soit trois ans après le début des opérations. «Certaines personnes […] affirment avoir eu connaissance du projet et de l’interdiction de cultiver les parcelles alors qu’elles travaillaient leurs champs», ont rapporté les trois organisations catholiques. Les habitants de la zone ont donc appris après coup que le bail signé par le gouvernement et Forest Neutral Congo (FNC), filiale de FRM, garantissait «l’éviction» de «tous prétendus propriétaires terriens, détenteurs de droits traditionnels et coutumiers qui revendiqueraient des terres».

«Les populations veulent des actes et non des discours»

Pour ceux qui perdent ainsi leurs droits d’usage ou même leurs titres fonciers, les indemnisations sont souvent faibles ou inexistantes, contrairement aux mesures et promesses formulées par les investisseurs. «Un plan de restauration des moyens de subsistance organise le retour des personnes économiquement affectées sur le domaine du projet BaCaSi et leur compensation pour les impacts subis», indique par exemple TotalEnergies. La multinationale évoque aussi des accords passés fin 2023 avec des représentants de communautés locales, stipulant que «les terres mises à disposition représenteront une surface équivalente à celle occupée avant la date de démarrage du projet, multipliée par sept pour permettre un système de rotation tenant compte des jachères». Elle affirme que les personnes économiquement affectées «bénéficieront d’un accès sécurisé et gratuit aux terres».

Mais les populations et les organisations de la société civile n’ont encore rien vu de concret : «Le projet a démarré en 2021. Toutes les mesures [dont parle TotalEnergies] ne sont toujours pas mises en œuvre. Les populations veulent des actes et non des discours. Depuis 2022, elles n’ont plus cultivé et TotalEnergies passe son temps à construire des procédures complexes et longues», déplore Brice Mackosso.

Brice Mackosso (à gauche) se bat pour faire respecter les droits des personnes impactées par le projet BaCaSi. © Secours catholique - Caritas France
Les paysans qui cultivaient des parcelles, parfois sur plusieurs centaines d’hectares, dans l’espace occupé désormais par BaCaSi, se sont vu proposer seulement un hectare chacun en guise de compensation, souligne le rapport cité plus haut. «Cette alternative n’étant pas proportionnée aux dommages causés par la perte de leurs terres agricoles ou aux revenus antérieurement générés, les agriculteurs et agricultrices interrogés se sont sentis lésés».

Le sort des habitants des plateaux Batéké ressemble à celui de beaucoup d’autres. Le site d’informations Carbon Brief a examiné 61 projets de compensation carbone mis en œuvre entre 2018 et 2023 dans le monde. Il conclut que 72% d’entre eux ont porté préjudice à des communautés autochtones ou locales.

Partout, un «impact négatif»

Quant aux promesses d’embauche faites par leurs promoteurs, elles s’avèrent la plupart du temps décevantes. Les plantations industrielles d’arbres à croissance rapide ne nécessitent que peu d’emplois (un à trois salariés pour 100 hectares plantés), d’après une étude du WWF. En outre, ils sont souvent dangereux, temporaires et mal payés. «Partout où les plantations d’arbres se développent, elles ont un impact négatif sur les économies locales et appauvrissent davantage les habitants. Les plantations industrielles ne créent pas d’emplois et n’approvisionnent pas les marchés locaux comme le font les cultures vivrières», affirme WRM.

L’autre problème posé par ces projets est environnemental. Les terres choisies par les industriels sont généralement des écosystèmes fertiles, riches en biodiversité et en eau, mais aussi fragiles. Comment vont-elles réagir? Quelles seront les conséquences pour les sols, les sources d’eau, alors que les plantations nécessitent l’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques et que certaines, comme celles composées de pins et d’eucalyptus, augmentent considérablement les risques d’incendie?

Ces questions sont d’autant plus cruciales que les projets mis en œuvre visent à introduire des espèces qui sont bien souvent non autochtones, comme l’Acacia mangium, sur lequel misent TotalEnergie, FRM et Renco. Cet arbre, qui présente l’avantage d’avoir une croissance rapide et de s’adapter facilement, est originaire d’Australie. Il va enrichir «les sols en apportant la matière organique de ses feuilles et en fixant l’azote atmosphérique grâce à des symbiotes vivant dans ses racines», assure FRM. «Le projet vise à favoriser la régénération d’essences naturelles une fois l’atmosphère forestière rétablie (ombrage, fertilité des sols…)», ajoute TotalEnergies.

Sauf que les Acacias mangium ou les Acacias auriculiformis ainsi que la plupart des eucalyptus sont allélopathiques : «Leurs feuilles ont tendance à libérer des produits chimiques qui sont fondamentalement toxiques pour de nombreuses autres plantes», rappelle le chercheur indépendant Simon Counsell, ancien directeur exécutif de la Rainforest Foundation UK qui conseille actuellement l’ONG Survival International. «Le sol pourrait devenir plus “fertile” dans le sens où il pourrait contenir plus de carbone et d’azote, par exemple, mais il ne sera probablement pas très utile pour cultiver autre chose que l’acacia à l’avenir.» Au Brésil et à Mayotte, «la compétition spatiale provoquée par l’arrivée d’Acacia mangium et son effet allélopathique empêchent la germination de semences d’espèces indigènes», note le Groupe Espèces invasives de La Réunion (GEIR).

La Convention sur la biodiversité biologique violée

Des chercheurs disent par ailleurs n’avoir trouvé dans la littérature scientifique consacrée à ce sujet «aucune preuve» permettant d’étayer «l’affirmation selon laquelle la plantation d’acacias australiens contribue à restaurer les niveaux de biodiversité ou la valeur de conservation des écosystèmes dégradés»1.

L’acacia australien pourrait bien devenir invasif. Il est connu pour cela. Il l’est déjà, selon le GEIR, aux Comores, à Madagascar, au Bangladesh, aux Antilles, en République dominicaine, au Brésil, en Asie du Sud-Est, dans les îles du Pacifique et au nord de l’Australie. Or ce caractère invasif peut avoir de graves répercussions sur la biodiversité. Selon la Convention sur la diversité biologique (CDB), un traité international juridiquement contraignant, «les espèces exotiques qui deviennent envahissantes sont considérées comme les principaux facteurs directs de perte de biodiversité à travers le monde». Conscientes de ce danger, les autorités françaises ont décidé en 2019 d’interdire son introduction sur l’île de La Réunion, «y compris en transit sous surveillance douanière».

Elles voulaient aussi sans doute être en conformité avec la Convention sur la diversité biologique, que la France a ratifiée en 1994, et qui stipule que «chaque partie contractante doit, dans la mesure du possible et selon qu’il convient, empêcher d’introduire, contrôler ou éradiquer les espèces exotiques qui menacent des écosystèmes, des habitats ou des espèces». Puisque la même Convention a été ratifiée par tous les pays du bassin du Congo, cela signifie que les projets de plantations d’acacias exotiques qui y sont menés constituent «une violation flagrante» de ce texte, souligne Simon Counsell.

Un «non-sens total»

Les acacias que plantent TotalEnergies et FRM sont «présents dans le pays et dans la région des plateaux Batéké depuis les années 1970. Les observations et constatations depuis lors n’indiquent pas de caractère invasif […] à notre connaissance», fait savoir la compagnie pétrolière. Pourtant, il y a déjà au moins un cas où l’introduction d’espèces d’acacia d’origine australienne commence à poser des problèmes en Afrique centrale. En étudiant une plantation établie depuis une trentaine d’années dans la région de Kinshasa, l’écologue états-unienne Amarina Wuenschel a constaté que des arbres s’étaient établis hors du périmètre initial. Elle a aussi observé «un déclin de la productivité des sols», explique-t-elle dans un rapport publié en 2019. Ces deux phénomènes «sont à prendre très au sérieux», note-t-elle. Elle recommande de gérer ce type de plantations arboricoles avec vigilance et précaution et surtout de prévoir leur élimination progressive.

Dans ces conditions, quand TotalEnergies dit qu’il va développer des puits naturels de carbone «tout en contribuant à la préservation de leur biodiversité», c’est un «non-sens total», insiste Simon Counsell. Au contraire, «cela va détruire la biodiversité locale», cette dernière étant en plus «pas bien étudiée ou comprise». La zone des plateaux Batéké, qui abrite des savanes, des forêts et des espèces endémiques, est en effet «l’une des dernières frontières de l’écologie» : sa flore et sa physionomie ont fait jusqu’ici l’objet de très peu de recherches, d’après une étude scientifique publiée en 20182.

Quant au mécanisme des compensations carbone sur lequel reposent ces plantations, il est lui aussi controversé. Le dispositif est le suivant : une entreprise finance une plantation d’arbres (TotalEnergies va ainsi dépenser environ 200 millions d’euros pour BaCaSi), qui va séquestrer du carbone pendant quelques années pour ensuite être en partie coupée et transformée en bois de chauffe ou en contreplaqué, par exemple. En échange, elle obtiendra des crédits-carbone qui lui permettront de déclarer une réduction de ses émissions «nettes», tout en continuant à produire ses propres émissions.

L’escroquerie des crédits-carbone

Alors que le marché carbone a stagné pendant longtemps, le nombre de crédits-carbone vendus à des entreprises qui cherchent à compenser leurs émissions a explosé entre 2018 et 2023, d’après Carbon Brief. Mais de plus en plus d’études et d’enquêtes montrent que les projets de compensation carbone ne sont ni fiables ni efficaces – certains parlent même de «crédits fantômes». Ainsi, environ 43% des 61 projets examinés par Carbon Brief surestiment leur capacité à réduire les émissions.

De plus, les entreprises impliquées ne comptabilisent pas correctement toutes les émissions qu’elles génèrent elles-mêmes à travers les plantations qu’elles financent. C’est ce que constate Simon Counsell : ces projets «reposent sur le principe selon lequel ils entraînent une augmentation nette du carbone stocké dans leur zone d’implantation, bien qu’ils prévoient une récolte régulière d’arbres sur de courtes périodes de rotation. Cependant, ils ne semblent pas prendre en compte les émissions causées par l’utilisation ou l’élimination éventuelle du produit de ces cultures, comme le bois utilisé pour la fabrication de panneaux de contreplaqué ou pour le chauffage. Dans ces deux cas, le CO2 stocké dans le produit en question sera finalement (et peut-être rapidement) relâché dans l’atmosphère».

Autre point pour le moins problématique : la capacité de stockage annoncée. «L’un des principaux critères de la compensation carbone est que le stockage du carbone doit être plus ou moins permanent. Or aucun stockage de carbone dans les arbres ne peut garantir cela. Comme l’indiquent les documents du projet BaCaSi eux-mêmes, le plateau de Batéké est un écosystème dépendant des incendies, et il brûle souvent. Qu’est-ce qui empêchera les incendies de détruire les plantations et de libérer leur carbone dans l’atmosphère?» demande Simon Counsell.

Fausse solution

«Aussi vaste soit-elle, aucune plantation d’arbres ou toute autre “solution fondée sur la nature” ne sera jamais en mesure d’absorber le carbone continuellement transféré depuis le sous-sol vers l’atmosphère», fait remarquer WRM. Avec d’autres ONG, ce mouvement a signé une déclaration en décembre 2023 affirmant que les crédits-carbone et les compensations carbone sont une fausse solution au dérèglement climatique, et empêchent de s’attaquer aux racines du problème, à savoir l’extraction des énergies fossiles, en pleine expansion.

Tout en dépensant deux centaines de millions d’euros dans BaCaSi, TotalEnergies continue ainsi de produire toujours plus d’émissions de CO2, à travers notamment la construction d’un oléoduc géant en Ouganda et en Tanzanie. C’est ce qui a fait dire à Devlin Kuyek, de l’ONG Grain, que la compensation carbone sous toutes ses formes «est une escroquerie à laquelle nous devons mettre un terme immédiatement». «L’action de compensation telle que prévue» par TotalEnergies avec BaCaSi «ne la détourne pas de ses actions de réduction des émissions de CO2 liées à ses activités», répond la multinationale.

L’Alliance pour le changement et la transformation (Pact), une coalition de peuples autochtones, d’institutions de recherche et d’organisations de la société civile, a de son côté demandé en septembre 2023 un «moratoire sur le commerce du carbone». Elle soutient que l’urgence est de reconnaître la «nature multifonctionnelle et l’importance socioculturelle des forêts», ainsi que les droits fonciers des peuples autochtones et des communautés locales, les plus à même de gérer ces écosystèmes et leur carbone. Ne pas le faire, ce serait «persister dans un passé paternaliste, d’exclusion et colonial».

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