Quand les multinationales réduisent les défenseurs des droits humains au silence

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L'Association Sherpa est sujette à de multiples procédures en diffamation de la part des entreprises, telles que Bolloré ou Socfin
La Tribune | 23 mars 2017

Quand les multinationales réduisent les défenseurs des droits humains au silence

Par Association Sherpa

Les "poursuites-baîllons" mises en oeuvre par les entreprises, pour limiter la liberté d'expression, se multiplient. Par l'association Sherpa, association de juristes et d'avocats défendant les populations victimes de "crimes économiques"

La valeur des 10 plus grosses multinationales représente aujourd'hui la richesse totale des 180 pays les plus pauvres[1]. La montée en puissance de quelques géants du secteur privé sur les Etats s'accompagne par la recrudescence des cas de violations des droits fondamentaux dans le cadre des activités des multinationales. 65% des entreprises en France ont été impliquées dans des controverses concernant des violations de droits humains ces dix dernières années[2].

Pourtant, le lobbying des acteurs économiques a récemment facilité un renforcement de la protection de ses intérêts avec l'adoption de textes tels que la directive européenne sur le secret des affaires, tout en généralisant les « poursuites-baillons[3] » à l'encontre des personnes dénonçant des abus. Le procès Luxleaks reflète bien ce déséquilibre du rapport de force entre une multinationale telle que PwC et un lanceur d'alerte - Antoine Deltour - à travers des poursuites et des condamnations à l'encontre de l'intérêt général. Que ce soit les communautés locales, les journalistes, les ONG, avocats, ou lanceurs d'alerte, aucun de ces maillons de la chaîne des défenseurs de droits n'est épargné.

Poursuites-bâillons

Les systèmes juridiques des États où les grands groupes choisissent de délocaliser leurs activités ont souvent en commun de ne pas protéger les communautés et défenseurs de droits contre ce type de poursuites. Il en résulte une prolifération des cas d'arrestations arbitraires, de menaces et violences physiques, restés impunis

La lutte contre ces poursuites-bâillons passe alors par la protection de ces défenseurs, et par la garantie d'un relai de leur parole par les ONG, avocats, journalistes ou lanceurs d'alertes. Pourtant on assiste à la diversification et la multiplication fulgurante des procédures de poursuites-bâillons contre eux.

Inflation de procédures

En effet, sujette à de multiples procédures en diffamation de la part des entreprises, telles que Bolloré ou Socfin, Sherpa a assisté à ce décuplement de procédures en subissant six différentes attaques de la part de Vinci, suite à la plainte de l'association pour travail forcé au Qatar. De même, l'augmentation considérable des sommes demandées pour réparer le prétendu dommage de « réputation » paraît démesurée face aux moyens des victimes. 400 000 euros ont été demandés à Sherpa par Vinci, à la place de l'euro symbolique, ou cinquante millions d'euros, par le groupe Bolloré à France 2, sur le fondement du dénigrement commercial.

Ces poursuites visent à affaiblir psychologiquement et financièrement toutes les organisations qui mettent en lumière les violations de droits humains et environnementaux dans la vie publique pour l'intérêt général. Le coût financier d'une défense contre des géants du secteur privé s'apparente souvent au combat de David contre Goliath. De par l'ampleur des risques financiers encourus, ces procédures sont suffisamment dissuasives pour que les organisations s'autocensurent. Les poursuites-bâillons menacent ainsi directement la liberté d'expression mais aussi l'accès de tous à la justice.

Interdiction de publier

Ces poursuites-bâillons atteignent leur paroxysme lorsque les multinationales obtiennent non seulement l'interdiction de publier des informations, mais en prime l'obligation de taire cette dernière. Dans l'affaire dite du « Probo Koala », l'entreprise Trafigura a ainsi obtenu d'un juge une interdiction faite au journal « The Guardian » de publier des éléments mettant en cause la société, mais également une interdiction de divulguer cette censure. Face à la concentration grandissante de contrôle des médias par des puissances économiques, il est encore plus essentiel que les individus ou organisations défenseurs de droits indépendants puissent s'exprimer librement, afin de faire primer l'intérêt général sur l'intérêt privé.

Un progrès significatif vers la responsabilisation des multinationales pour leurs activités à l'étranger qui violeraient les droits humains a été amorcé le 21 février grâce à l'adoption de la proposition de loi sur le devoir de vigilance. Dans un contexte de surprotection des intérêts privés, il est essentiel que cette rare disposition annonciatrice d'une mondialisation plus juste ne soit pas censurée par le Conseil constitutionnel au nom de la liberté d'entreprendre.

Renforcement de la liberté d'expression

Dans cette lancée de résistance législative, donnant voie aux défenseurs de droits, la France pourrait à présent imiter d'autres pays vers un renforcement de la liberté d'expression, contre les poursuites-bâillons.

Les solutions techniques existent à l'instar de l'obligation pour l'entreprise de déclarer (ou même prouver) que l'action judicaire engagée n'est pas une poursuite-bâillon, prévoir des procédures de accélérées en cas de poursuite-bâillon, ou un aménagement de la charge de la preuve. Pour remédier par ailleurs au problème d'accès à la justice, des mesures telles que la création d'un fond spécifique d'aide à la disposition des défendeurs, l'imposition de provision pour frais, l'établissement d'une assurance publique, ou encore l'obligation de condamner les initiateurs à régler l'intégralité des frais de procédure, et des dommages et intérêts exemplaires, pourraient rassurer les défenseurs dans l'exercice de leur liberté d'expression.

La dépénalisation de la diffamation, telle que proposée par Vincent Vigneau, conseiller à la Cour de cassation, pourrait également permettre un renforcement de l'égalité des parties, une meilleure prise en charge des frais de justice, et la possibilité d'obliger une entreprise à publier une décision qui la débouterait de son action en diffamation. La France pourrait enfin se doter d'une loi « anti poursuites-bâillons» à la mesure de ses ambitions, à l'instar du Québec, de certains états des Etats Unis, ou de l'Australie, où la diffamation est interdite pour les entreprises de plus de dix salariés.


[1] http://www.globaljustice.org.uk/blog/2016/sep/12/corporations-running-world-used-be-science-fiction-now-its-reality

[2] Etude menée par ECCJ (European Coalition for Corporate Justice) et IPIS (International Peace Information Service) : http://corporatejustice.org/Over-half-of-European-Companies.html?lang=en

[3] Ou en anglais SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation).
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