L’agrobusiness attaque le Sénégal

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Les villageois de Ndiaël s'expriment contre le projet Senhuile-Senéthanol dans la vidéo "Les Indignés de Ndiaël", tournée en janvier 2014.

Libération | 27 février 2014

L’agrobusiness attaque le Sénégal

Christian LOSSON

Les multinationales privent la population de terres cultivables pour produire du biocarburant.

Doit-on produire en Afrique des agrocarburants destinés à l’exportation alors que les terres manquent aux populations pour assurer leur sécurité alimentaire ? C’est l’un des effets pervers d’une directive européenne de 2009 qui fixe un objectif de 10% d’énergie renouvelable dans le transport d’ici à 2020. «Tous les Etats se sont rués sur les biocarburants qui non seulement ne contribuent pas à diminuer les gaz à effet de serre mais s’avèrent le principal moteur mondial de l’accaparement des terres au profit des firmes de l’Union», dénonce Renée Vellvé, de l’association Grain et Prix Nobel alternatif. Qui s’alarme : «Jamais la pression sur les terres en Afrique n’avait été aussi forte.» Selon l’ONG ActionAid, 6 millions d’hectares ont ainsi été dévorés par la culture des agrocarburants sur le continent en moins de cinq ans.

«Obscurs». La voix posée, Fatou Ngom, d’ActionAid Sénégal, est venue en France lancer une campagne européenne pour dénoncer ces spoliations : «Dans notre pays, on est passé de 168 000 hectares happés par des multinationales de l’agrobusiness en 2008 à plus de 844 000 aujourd’hui», énumère-t-elle. Soit presque le quart des 3,8 millions d’hectares de terres cultivables du Sénégal. Une captation obtenue avec la bénédiction de l’Etat : «Au Sénégal, les firmes ne peuvent pas acheter des terres sans passer par une joint-venture locale.» Un deal souvent factice. «Les montages sont obscurs, sans aucune transparence», rappelle un expert.

C’est le cas de Senhuile SA, consortium contrôlé par l’Italien Tampieri Financial Group, des investisseurs sénégalais et Agro Bioéthanol International, une société écran enregistrée à New York. Son but : produire de la patate douce pour du bioéthanol. Juin 2010, elle lorgne Fanaye, au nord-ouest de Dakar. Mais la résistance s’organise. Octobre 2011, des manifs sont réprimées. Dans le sang. Deux morts, des blessés. Abdoulaye Wade, l’ex-président, recule. Pour mieux foncer et relocaliser le projet, entre les deux tours de la présidentielle, dans la réserve naturelle - labélisée en 1977 zone humide d’importance internationale - de Ndiaël, à 30 km de Fanaye. Wade déclassifie 26 500 hectares : 20 000 pour la firme, le reste «pour une quarantaine de villages, où une dizaine de milliers de semi-nomades peuls élèvent une centaine de milliers d’ovins et de bovins», rappelle Ardo Sow, porte-parole du Collectif des villages de Ndiaël. 6 000 hectares ont déjà été défrichés et cultivés. Canaux d’irrigation et barrières rendent la vie labyrinthique. Impossible d’avoir accès aux pâturages, à l’eau, au bois, sauf à multiplier les heures de marche. Impossible aussi d’avoir des projets de culture d’appoint, en périphérie de la zone. Impossible, finalement, de vivre : «Les villageois se plaignent de harcèlement, d’intimidation et d’agression physique par la police et les gardes privés recrutés par l’entreprise», ajoute Frédéric Mousseau, d’Oakland Institute, qui a publié hier un rapport sur le sujet.

Paradoxe. Une étude d’impact environnemental pour ce Notre-Dame-des-Landes sénégalais à huis clos ? Lancée après le début du projet, elle n’a toujours pas été rendue publique. Le nouveau gouvernement sert d’appui logistique et reste sourd aux appels des victimes de l’OPA agricole. Après avoir abrogé le décret de déclassement d’Abdoulaye Wade en avril 2012, Macky Sall, le nouveau président, le rétablit quatre mois plus tard. L’agence publique chargée d’attirer les investissements étrangers fait la morte. «Impossible d’avoir la moindre réponse. Nous n’avons aucun interlocuteur», regrette Fatou Mbaye.

Paradoxe : alors que le pays a connu une crise alimentaire aiguë en 2008, «on affecte 200 km2 à une firme qui produit des biocarburants pour l’Europe au moment où le gouvernement décaisse des milliards afin d’importer et de nourrir le pays», éreinte Ardo Sow. A croire «qu’il n’y ait rien de plus fertile que le désert si on l’arrose avec assez d’argent»… Monoculture industrielle contre système pastoral : Senhuile SA a bien multiplié les promesses (hôpitaux, écoles, bourses). Une poignée d’emplois est venue. «Des jobs mal payés, jetables, qui consistent surtout à faire de la surveillance des champs. Une misère», déplore Ardo Sow.

En dépit du lobbying de l’agrobusiness, la Commission européenne a proposé d’abaisser à 5% la part d’agrocarburants pour l’objectif d’énergie renouvelable dans les transports d’ici à 2020. Que le Conseil européen a remonté à 7% en décembre. «La différence entre les deux n’a rien de neutre, alarme Katia Roux, de Peuples solidaires. Cela représente l’équivalent de la nourriture pour 68 millions de personnes.» Alors que 25% de la population sénégalaise est sous-alimentée, Fatou Ngom a une autre manière de dire les choses : «Si on bazarde nos terres, que vont devenir nos générations futures ? Que va devenir le pays qui voit sa population multipliée par deux tous les vingt ans ?» Elle marque un temps, puis lâche : «La terre n’est pas élastique…»

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