« Ce n'est pas la démocratie pour laquelle nous nous sommes battus. » Entretien avec Ricado Jacobs, membre sud-africain de La Via Campesina

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Global Justice Ecology Project | 20 decembre 2011 | translated from English

« Ce n'est pas la démocratie pour laquelle nous nous sommes battus. » Entretien avec Ricado Jacobs, membre sud-africain de La Via Campesina

Voici le deuxième des trois entretiens que j’ai réalisés récemment avec des membres de la délégation de La Via Campesina au cours de la 17e Conférence des Parties (CdP17) des Nations Unies à Durban, en Afrique du Sud. On trouvera ici la première interview, avec Alberto Gomez de UNORCA, du Mexique. La troisième, avec Chavannes Jean-Baptiste du mouvement paysan haïtien, se trouve ici.
– Jeff Conant, pour le GJEP


Ricado Jacobs participe à la Campagne pour la souveraineté alimentaire de La Via Campesina en Afrique du Sud. Ricado était à Durban pour la Conférence des Parties de l'ONU et pour les activités de La Via Campesina organisées dans le cadre et en marge de la CdP. J'ai eu l’opportunité de lui parler de La Via Campesina et de ses positions sur le Sommet climatique de l'ONU, et plus généralement des questions de justice climatique et de souveraineté alimentaire.

Jeff Conant : Quelle est l’importance de La Via Campesina en tant que mouvement mondial ?

Ricardo Jacobs : Si vous examinez l’impact des multinationales, vous voyez qu’elles se situent à l'échelle mondiale, elles agissent au-delà des frontières. Nous avons donc besoin d’une réponse à l'échelle mondiale. La Via Campesina est un outil important pour s’organiser à l'échelle mondiale.

Non seulement les impacts auxquels nous sommes confrontés interviennent à l'échelle mondiale, mais en plus ils transcendent le pouvoir de l'État-nation pour imposer leur contrôle. Par exemple : Le Maïs économe en eau pour l'Afrique (WEMA) est une initiative de Monsanto, en collaboration avec la Fondation Gates et d'autres, qui utilise les agences de recherche d’État. Monsanto fournit les ressources et produit les extrants, mais il se sert des organismes de recherche d’État, en Afrique du Sud et au Mozambique, pour mettre en œuvre le programme. Les agriculteurs ne savaient pas de quoi il s’agissait, mais grâce à des organisations de soutien et à La Via, nous nous sommes lancés dans un processus de formation et les agriculteurs ont soulevé une objection au projet. C'était la première fois que les agriculteurs eux-mêmes – pas les ONG – avaient opposé une objection à un programme de ce type.

Eh bien, après notre objection, nous avons eu une réponse directement de Monsanto ; pas de l'État, mais de l’entreprise. On voit donc bien qui a le pouvoir. C'est pourquoi nous ne pouvons pas limiter notre lutte à l'État.

Nous voyons la souveraineté alimentaire comme un moyen de réunir diverses questions et de définir un champ de lutte. En ce sens, La Via Campesina est l’un des quelques mouvements dans le monde qui peuvent réunir les gens sur une plate-forme commune et qui trouvent un écho de manière très similaire au-delà des frontières nationales.

JC : Quelle est l'importance de La Via, particulièrement ici, en Afrique ?

RJ : Historiquement, en Afrique, les ONG ont occupé beaucoup d'espace politique. Lorsque vous avez ces grandes ONG qui occupent l’espace, dans les faits, cela empêche les mouvements de s'organiser à leur manière. Donc, d’une part La Via Campesina, en tant que mouvement, montre comment des mouvements sociaux peuvent réoccuper cet espace, et elle montre aux agriculteurs comment s’organiser, sans l’intermédiaire des ONG.

Par ailleurs, la question de la souveraineté alimentaire devient maintenant plus importante : il ne s’agit pas simplement de réforme agraire, ou de prendre des terres, il s’agit de transformer la totalité du système alimentaire. C’est donc pour nous une période de croissance enthousiasmante.

Au Zimbabwe, nous analysons la situation de deux façons. Lorsque la prétendue réforme agraire a eu lieu au Zimbabwe, les pauvres et les paysans sans terre ont vu Mugabe comme un héros, tandis que la classe moyenne l’a considéré comme un bandit. Nous devons nous demander pourquoi. Nous ne voulons pas faire les mêmes erreurs ici que celles qui ont été faites au Zimbabwe. Nous ne pouvons en aucun cas tolérer l'expulsion de personnes de leurs terres dans des zones urbaines, par exemple. Mais tant qu’il s’agit de la reprise de terres rurales, nous la soutenons, et notre soutien est donc limité à cet aspect. Les occupations des terres sont un mouvement spontané mais, au Zimbabwe, l'État a utilisé le mouvement à ses propres fins. En un sens, cela a été positif, parce que cela a empêché un bain de sang. De la même façon, Mugabe a été l’un des rares dirigeants nationaux à avoir rejeté les OGM. C’est positif, et c’est quelque chose que nous devons soutenir. Des études récentes apparaissent sur les avantages des occupations de terres, notamment en matière de souveraineté alimentaire. Mais cela montre, encore une fois, que les contradictions sont énormes.

Les mouvements paysans ont repris le flambeau de la souveraineté foncière. Vous ne pouvez pas parler de justice climatique sans aborder ce genre de justice redistributive. Où allons-nous pratiquer l’agroécologie si nous ne prenons pas des terres ? Mais nous devons faire cela sans faire de l'État un héros. L’autogestion et la démocratie participative doivent occuper une place centrale dans notre lutte.

Maintenant, la nature de l’impérialisme et l'accaparement des terres ont pris une forme différente : ce n'est plus une puissance coloniale qui débarque avec des navires. Maintenant c’est la Chine, ce sont les États arabes, c’est Goldman Sachs. Il nous faut donc adopter une approche différente et plus nuancée pour voir comment relever le défi. Donc, encore une fois, c’est pour cette raison que La Via Campesina est importante en Afrique : elle nous donne une base pour lutter contre l'État, mais pas seulement contre l'État. La lutte se mène contre beaucoup de choses, et nous avons besoin d'articuler ces différentes choses.

Ce qui fait que La Via Campesina est unique en Afrique, c’est qu'elle est complètement horizontale dans ses politiques et dans ses structures : il n'y a aucun Messie, personne ne pense à notre place. Il est important pour nous d’en retenir les leçons, pour rompre avec un passé dans lequel nous avons toujours eu un grand dirigeant quelconque. En Afrique du Sud, dans toute l’Afrique, historiquement, il y a toujours eu une figure ; quand le Leader parle, tout le monde devient fou, et lorsque le Leader trahit ou est tué, le mouvement est terminé. Vous voyez quelqu'un comme Kadhafi qui voulait être le roi de l'Afrique et vous dites, c'est fou. Mais ce n'est pas une anomalie, c'est comme ça que fonctionne l'Afrique. C'est ce qui s’est passé avec Mandela : il a orchestré l’arrivée du néolibéralisme en Afrique du Sud, et cela a laissé l’Afrique du Sud complètement paralysée.

Avec la Via, il y a même une rotation au niveau du Secrétariat tourne : tous les deux ans, il est basé dans un autre endroit, avec une nouvelle équipe, de nouveaux dirigeants. Évidemment, nous avons des dirigeants historiques, comme Rafael Alegria, mais cela ne signifie pas qu’il doit toujours diriger. En ce sens le mouvement qui se développe en Afrique a été beaucoup influencé par d'autres mouvements, comme les zapatistes.

Cela ne signifie pas que nous reproduisons ce qui se fait ailleurs ; La Via Campesina en Afrique doit affronter les réalités africaines. Je pense que, s’il n'y a aucune différence essentielle entre les mouvements africains et latino-américains, c'est qu'ils sont très enracinés dans leur histoire. Nous devons donc ancrer nos mouvements dans notre histoire de résistance et les enseignements tirés des autres luttes.

JC : Comment le processus de la CdP des Nations Unies est-il relié, ou non, au processus d’organisation du mouvement social pour la justice climatique ?

RJ : Si vous regardez cette Conférence des pollueurs, aucun d'entre eux n'a un mandat. Ce sont quelques centaines ou quelques milliers de personnes qui décident du sort de l'humanité. D’où provient ce pouvoir ? Vivons-nous dans des démocraties, ou est-ce que c’est cela la démocratie ? Ou est-ce que c’est quelque chose d'autre ? Comme l’on dit les Égyptiens quand leur soulèvement a été récupéré par les militaires, ce n’est pas la démocratie pour laquelle nous nous sommes battus. Ils sont alors retournés dans la rue pour continuer le combat et mener à bien la tâche de la révolution.

Je l'appelle le Printemps de l'Afrique du Nord, pas le Printemps arabe, pour ne pas le dissocier du reste du continent africain. Et même avec le mouvement Occupy aux États-Unis, il y a de l’espoir là-bas. Nous devons construire des mouvements forts, pour convaincre de grands secteurs de la population que nous devons apporter des changements, mais pas seulement en termes démocratiques. C’est un peu comme si vous pouviez utiliser le langage du changement climatique pour parler de la construction du mouvement : nous avons besoin de mouvements résilients afin de s'adapter aux maux auxquels nous sommes confrontés et les atténuer.

Par « résilients » je veux dire que nous devons avoir une vision claire des différentes solutions qui apporteront une réponse à la crise à différents endroits. En Europe, il y a un taux de chômage de dix-sept pour cent, et c’est une crise. En Afrique du Sud, nous avons quarante pour cent de chômage, mais c’est complètement normalisé ici, nous n’avons même pas un discours à ce sujet. Imaginez : quarante pour cent de votre population souffre d’insécurité alimentaire. Vous allez au Cap, et vous voyez cette inégalité flagrante : les super-riches et les super-pauvres. Comment cela se traduit-il dans notre discours sur l'alimentation, sur l'agriculture ?

À l’échelle mondiale, nous parlons d’une crise de civilisation. Pas dans le sens apocalyptique, mais au sens où nous avons besoin d’une nouvelle humanité. Pour y parvenir, nous pouvons nous servir de l'Accord des peuples de Cochabamba comme une base solide sur ce que les peuples, en masse, ont décidé.

JC : Comment La Via Campesina propose-t-elle d'aller au-delà de la logique restrictive de la Conférence des parties ?

RJ :
Le 5 décembre, pour la Journée de la souveraineté alimentaire, nous avons organisé une marche et une Assemblée des opprimés. C'était un espace dans lequel les paysans et les mouvements pouvaient organiser leur propre programme : pas de célébrités, juste des gens ordinaires, des femmes et des hommes ordinaires. Nous avons eu environ trois cents personnes qui se sont rassemblées sous une grande tente à la porte de l'Université [de Kazulu-Natal], et les gens sont venus à l'Assemblée avec l'énergie de la marche. C’était un espace pour les agriculteurs et les paysans sans terre, pour les gens de l'Assemblée des femmes rurales.

L'un des messages clés qui est venu de l'Assemblée a été que les mouvements devaient s'organiser comme cela, de façon autonome. Il y a beaucoup d'exhibitionnisme dans la Conférence des parties, pas seulement du fait des États parties, aussi des ONG. Les efforts de la Via pour avoir une marche et une assemblées sont importants parce qu’il s’agissait de notre espace. Dans ces espaces, il y avait une expression claire du fait que la souveraineté alimentaire et l'agroécologie constituent la solution que nous proposons. Si c’était quelque chose de fort, c’est en partie parce que personne ne pouvait venir avec son grand drapeau et donner l’impression de récupérer.

Dans la Conférence des parties, même l'espace de la société civile a été organisé par des ONG, pas par des mouvements. Nous aurions pu avoir quelque chose de plus militant, nous aurions pu, par exemple, mettre en évidence le rôle de l'ambassade américaine dans la Conférence des parties. Si nous posons la question en termes dramatiques – la crise de civilisation, non pas dans un sens apocalyptique, encore une fois, mais au sens où la crise à laquelle nous sommes confrontés traverse tous les aspects de nos sociétés – cela nous oblige alors à aller au-delà des tactiques ordinaires.

Un autre message clé a été formulé : nous devons prendre en compte l'oppression des femmes et le patriarcat. Les problèmes des femmes jouent un rôle central, parce que celles-ci, particulièrement en Afrique, sont touchées de plein fouet par les impacts du système alimentaire. C’est pourquoi l'Assemblée des opprimés s’oppose à toutes les formes d'oppression. C'est aussi pourquoi, dans notre formulation la plus récente de la façon dont nous définissons la souveraineté alimentaire, nous disons que celle-ci est la fin de la violence contre les femmes. Cet aspect est rarement mis en évidence dans toute sa dimension.

Les autres dimensions qui ont émergé dans les thèmes de l'Assemblée ont été la souveraineté sur les semences et la crise du capitalisme. Nous commençons du point de vue de la souveraineté des semences parce que sinon, une fois qu’ils s’emparent de la souveraineté des semences, on se fait tous avoir, si vous me passez l’expression. Jusqu’à présent, ils n'ont pas réussi à remplacer nos graines par une autre technologie, comme ils l'ont fait dans d'autres domaines ; vous obtenez des super mauvaises herbes, vous n'avez aucune preuve scientifique démontrant que leurs semences OGM donnent des rendements plus élevés, vous n'avez rien qui montre qu’un contrôle des grandes entreprises sur les semences a le moindre avantage pour qui que ce soit. Les mouvements paysans continuent donc de posséder cette ressource vitale.

Et puis, vous avez la crise du capitalisme. En Afrique, cela s’exprime sous la forme d’une nouvelle vague de colonisation et d’un accaparement des terres. Ce n’est pas la vieille « accumulation primitive » de Marx, c'est ce que le géographe David Harvey appelle « l’accumulation par dépossession ». La question est : comment réagissons-nous ? Nous avons maintenant affaire à un ennemi différent : pas un ennemi qui émerge du centre vers la périphérie, comme on a l'habitude de le dire, mais un ennemi qui nous arrive de tous les côtés.

L’approvisionnement alimentaire constitue l’une des crises essentielles du capitalisme. Maintenant, on a une flambée des prix des produits alimentaires de base, on a un secteur financier qui occupe une place centrale dans le système alimentaire, on a un accaparement des terres qui prend différentes formes, on a toutes ces menaces. Comment y répondre ?

Les soulèvements en Égypte et partout ailleurs nous rappellent que l'action directe est un pilier important pour les pauvres et les opprimés du monde entier. L’action directe doit être combinée avec une politique radicale et émancipatrice pour libérer l'humanité et la Terre-mère. Sinon, tout cela ne devient qu’un exercice pour avoir un impact sur les médias puis, quand nous nous en allons, les grandes entreprises et l'État continuent le spectacle.
  •   GJEP
  • 20 December 2011

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