En Argentine, des « indignés » du bout du monde

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La Croix | 24/10/11
 
En Argentine, des « indignés » du bout du monde

• Les Argentins votaient dimanche 23 octobre pour des élections présidentielle et législatives.

• Ils ont réélu leur présidente Cristina Kirchner dès le premier tour, pour un deuxième mandat de quatre ans.

• En Patagonie, la mobilisation s’organise contre le projet d’une entreprise chinoise de cultiver 320 000 hectares de terre.

Ils sont moins nombreux qu’à Madrid et moins visibles qu’à New York ; moins désespérés qu’à Athènes et moins débordés qu’à Rome. À vrai dire, ils sont si loin qu’on les distingue à peine. Pourtant, le bout du monde aussi compte ses « indignés ». À 1 000 kilomètres au sud de Buenos Aires, dans le désert sombre parsemé d’arbustes qui descend vers la Terre de Feu encore lointaine, des Argentins de Patagonie unissent leurs forces pour éviter le pire.

À la différence de leurs homologues occidentaux, leurs préoccupations ne sont pas celles d’une économie en perdition. Ces « indignés » du Nouveau Monde sont aussi ceux d’un monde nouveau, celui de relations Sud-Sud qui se passent du Nord : ce qui met ici en colère Fabiana, Diana ou Eduardo, c’est autant l’appétit de la Chine que la cupidité de l’Argentine.

En octobre 2010, Miguel Saiz, le gouverneur de leur province, Rio Negro, a annoncé en fanfare un projet ouvrant la Patagonie à l’empire du Milieu. Le Heilongjiang Beidahuang Nongken Group, l’une des plus grandes entreprises chinoises de l’agrobusiness, propriété de l’État, venait de se mettre d’accord avec le gouverneur pour louer 320 000 hectares de terre pendant vingt ans et investir 1,45 milliard de dollars (1 milliard d’euros) en travaux d’irrigation.

Fronde

Dans quelles conditions ? Le document signé cultive le flou, mais deux choses sont certaines : d’abord, ce qui sera produit ici – du soja sans doute, peut-être aussi du colza et du blé – prendra intégralement la direction de la Chine ; ensuite, la province n’a pas ménagé ses efforts pour séduire l’entreprise chinoise, entre exonérations fiscales, concession portuaire de cinquante ans renouvelable automatiquement, et mise à sa disposition de 23 000 hectares sans frais dans un premier temps pour travaux d’expérimentation.

Le gouverneur a rapidement dû faire face à une fronde. Comme Fabiana, qui a réagi en formant à Viedma, capitale de la province, le Groupe souveraineté alimentaire, qui compte désormais plus d’une centaine de sympathisants. Yeux bleus, cheveux sombres, peau claire, cette bibliothécaire d’une quarantaine d’années porte en elle un résumé de l’histoire du pays : ses origines sont basques, mapuches, le peuple autochtone de la région, et italiennes.

Elle refuse ce qu’elle appelle la « colonisation chinoise ». « C’est d’abord une question de souveraineté, résume-t-elle. Le gouverneur donne tout au gouvernement chinois, alors que c’est à nous, à l’Argentine, de développer notre terre, nos ressources. Un gouverneur ne peut pas prendre une décision pareille, alors qu’aucune étude d’impact n’a été fournie et que nous n’avons pas donné notre avis ! »

Irrigation

La province peut-elle absorber 320 000 hectares de culture intensive ? Le gouverneur a beau jeu de dire que ces terres sont pour l’heure sous-exploitées, faute notamment de travaux d’irrigation. Mais le Rio Negro, réunion de deux fleuves qui puisent leur source dans la cordillère des Andes et se jettent dans l’Atlantique, est vital dans cette région désertique et touchée, ces dernières années, par une sécheresse qui a décimé les troupeaux.

L’irrigation développée grâce à ses eaux par les pionniers italiens, au début du XXe  siècle, a permis la mise en valeur d’une partie de la province – 150 000 hectares –, spécialisée dans la fruiticulture. Les Chinois pourraient donc tripler les terres cultivées, en développant à leur tour l’irrigation, plus bas dans la vallée, vers l’océan.

« Mais comment peut-on puiser d’un coup tant d’eau sans représenter un déséquilibre sérieux ? s’agace Diana, l’avocate du groupe. Nous avons déposé un recours devant la justice au nom du principe de précaution. Par ailleurs, si les Chinois arrivent, ils vont planter du soja transgénique, c’est certain, et épuiser les sols, qu’ils nous laisseront stériles en partant ailleurs. »

Confiance

Plus loin au sud, à San Antonio Oeste, la perspective de voir les Chinois débouler n’est pas accueillie avec davantage d’enthousiasme. Cette bourgade en bord de mer, aux maisons basses et aux larges rues quadrillées, est la ville portuaire : c’est par ses eaux profondes que les Anglais, au début du XXe  siècle, ont débarqué le matériel nécessaire à la construction de la voie ferrée qui mène jusqu’aux Andes. Leurs petites maisons de bois sont toujours là, près du port. Non loin de la maison où Saint-Exupéry, en route vers Santiago du Chili, posait son appareil pour les dernières vérifications avant de s’envoler vers les Andes.

Michel Anquetil, curé français de San Antonio Oeste, vit en Patagonie depuis le début des années 1980. Il connaît la population et sait combien les Chinois n’inspirent pas confiance ici. « C’est aussi à cause de Sierra Grande, plus au sud, explique-t-il. Une ville minière devenue ville fantôme après la privatisation de la mine de fer, dans les années 1990. Puis les Chinois sont venus il y a quelques années. La mine a rouvert, donc, mais les salaires et les conditions de travail ont refroidi l’enthousiasme des mineurs. Certains ont à nouveau quitté la ville. »

Déséquilibre

L’Église catholique n’est pas non plus favorable au projet. Eduardo, apiculteur, est collaborateur du Vicariat de la fraternité de l’évêché de Viedma, qui a rejoint, avec le Groupe souveraineté alimentaire et d’autres organisations, le Forum permanent pour une vie digne, fer de lance de la contestation : « Ce qu’ils font à Sierra Grande ne nous donne pas envie de renouveler l’expérience, lâche ce bonhomme jovial aux joues rondes. Le problème, c’est que le rapport de force est trop déséquilibré, entre une province comme la nôtre, avec ses 600 000 habitants, et une entreprise qui représente en fait l’État chinois. Comment pourrons-nous résister à leurs demandes si on leur ouvre la porte dans le flou total ? Le XXIe  siècle sera celui de la conversation de la planète avec les Chinois. »

Pour l’heure, il faut attendre la décision de la justice. Mais aussi l’avis du nouveau gouverneur : le parti de Miguel Saiz a été défait et c’est un péroniste qui prendra ses fonctions en décembre. Une bonne nouvelle pour les « indignés » du bout du monde ? Pas sûr. À Buenos Aires, le pouvoir argentin a fait de la Chine un partenaire stratégique du développement.

GILLES BIASSETTE (à Viedma, Patagonie)

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