La France entend gérer l’attribution des terres agricoles en Afrique

Le rapport a été rendu le 28 juin après une consultation « très large » d’experts et d’acteurs, sans toutefois que les acteurs africains n’aient été consultés.

Les Afriques | N°129 du 15 au 21 juillet 2010

Alors que les investissements agricoles dans les pays du Sud vont aller croissant face au défi de nourrir 8 milliards d’êtres humains d’ici 2030, le gouvernement français planche sur ces cessions d’actifs agricoles à des investisseurs étrangers, avec à la clé la possibilité de créer un code de bonne conduite pour les investisseurs européens et un label « agro investissement responsable ».

Les cessions ou concessions de longue durée de terres agricoles, notamment en Afrique subsaharienne, ne sont certes pas un phénomène nouveau. Mais depuis 2008 leur nombre est croissant, et elles prennent une dimension inédite. Nathalie Kosciusko-Morizet, la secrétaire d’Etat française chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique auprès du cabinet du Premier ministre, a chargé le Centre d’analyse stratégique du gouvernement de réaliser une étude et de faire des recommandations, notamment à l’égard des entreprises françaises, voire européennes, qui voudraient investir. Le rapport a été rendu le 28 juin après une consultation « très large » d’experts et d’acteurs, sans toutefois que les acteurs africains n’aient été consultés.

Superficies massives

Si les données sur l’ampleur de ces cessions d’actifs agricoles sont à prendre avec précaution, les auteurs rappellent que les « transferts prennent une dimension inédite depuis 2008 ». De 2006 à 2009, 15 à 20 millions d’hectares de terres cultivables dans les pays en développement auraient fait l’objet de cessions à des investisseurs étrangers, soit un investissement de 20 à 30 milliards $ à l’échelle mondiale, selon les données de l’International Food Policy Research Institute (IFPRI), soit encore dix fois le montant de la dernière aide d’urgence de la Banque mondiale, rappelle la secrétaire d’Etat.

Les superficies impliquées seraient massives, de l’ordre de 400 000 à 600 000 ha pour le nombre de cessions rendues publiques. La moitié des projets concernerait l’Afrique, plus de 20% la région Pacifique-Asie de l’Est, moins du quart la zone Europe-Asie centrale, et 10% l’Amérique latine. Les « destinations phares » de ces investissements sont le Cameroun, l’Ethiopie, la RD Congo, le Ghana, Madagascar, le Mali, la Somalie, le Soudan, la Tanzanie, la Zambie et, hors Afrique, l’Ukraine, la Russie, le Brésil, le Cambodge, l’Indonésie, le Kazakhstan, le Pakistan et les Philippines. Toutefois, « un certain décalage » est noté entre les données publiées dans les médias, qui mettent en exergue les dossiers d’envergure, et la réalité des investissements, les auteurs rappelant que l’ampleur des transactions doit être appréciée à l’échelle locale plutôt que globale : « La cession d’exploitations de taille modeste peut avoir des conséquences particulièrement fortes sur les populations locales concernées. » En outre, un grand nombre d’investisseurs seraient des nationaux, même si à titre de prête-nom. Enfin, « l’annonce des projets n’est pas synonyme de mise en oeuvre réelle : sur l’ensemble des projets africains mentionnés par la presse, environ un quart sont en cours de définition stratégique, une proportion équivalente à l’étape de la production initiale et…une quantité négligeable en pleine production. La majorité des terres (environ trois quarts des projets) sont dédiées à l’agriculture vivrière, les cultures d’agrocarburants représentant moins de 20% des projets », précisent les auteurs.

Le gouvernement français « interpellé »

Se sentant interpellé « sur un plan éthique », précise la secrétaire d’Etat, le gouvernement français s’inquiète de ce que ces investissements – à ce jour essentiellement originaires de Corée, du Japon, d’Arabie saoudite, du Qatar, du Koweït, des Emirats, de Chine, etc. – puissent être « mal préparés et mal conduits », ou qu’ils relèvent « d’une simple logique de rentabilité financière court-termiste » pouvant « entraîner de graves dommages sociaux et environnementaux ». D’autre part, Paris s’inquiète aussi de ce que dans les « pays hôtes des investissements », « les politiques et les modes de gouvernance du foncier ne sont pas propices à la sécurisation effective et durable du domaine foncier pour les occupants sans titre comme pour les investisseurs ».

Face à cette double inquiétude, Paris regrette que, « compte tenu de la gouvernance mondiale actuelle », des régulations internationales relatives aux cessions d’actifs agricoles à des investisseurs étrangers ne puissent être envisagées alors qu’elles seraient « nécessaires », notamment sous « la forme classique d’un accord mondial contraignant pour les pays qui le signeraient ». Aussi les auteurs du rapport proposent-ils plutôt, notamment pour l’industrie européenne de l’agroalimentaire qui « prévoit de consacrer une grande partie de ses investissements en dehors de l’Union », d’adhérer à des règles de droit non obligatoires de type chartes, guides de bonnes pratiques ou d’accords particuliers. Des investissements, de ce fait, pouvant être qualifiés de « responsables », et que les institutions internationales devraient encourager.

Quant aux pays hôtes, Paris suggère un « accompagnement », afin de mieux négocier avec les investisseurs potentiels. « Dans cette perspective et dans un cadre bilatéral, la France, voire l’Union européenne, pourraient proposer aux pays qui accueillent des investisseurs européens de signer des accords de partenariat destinés à développer leur secteur agricole et à sécuriser les investissements. » En contrepartie, les Etats récipiendaires devraient avancer dans leurs réformes foncières, notamment pour faire respecter « les droits fonciers des usagers locaux », afin notamment d’« éviter les conflits » et de « sécuriser » les  investissements.

L’investisseur, quant à lui, devrait s’engager dans une « démarche responsable », réaliser des études d’impact ex ante, mener un triple dialogue « aussi transparent que possible » avec les autorités nationales, les collectivités territoriales et la population locale.

Les investisseurs financiers et fonds souverains devraient, pour leur part, appliquer les principes d’Equateur tendant à faire respecter les principes de développement durable. Et la France d’appeler à la création d’un label « Agro Investissement Responsable » pour les entreprises qui adhèrent à cette démarche. Une façon de trier le grain de l’ivraie… Autre recommandation des auteurs : que la France et l’UE fassent pression auprès de l’OMC, avec les PMA, afin que ces derniers puissent « créer des marchés régionaux protégés par des prix minimaux ».

Agir sous tutelle

Les investissements privés, réclamés pourtant à cor et à cri par tous les bailleurs de fonds depuis des décennies comme seule solution au développement de l’Afrique, semblent être aujourd’hui considérés avec suspicion : les entreprises, notamment non occidentales, doivent passer le grand oral, et les pays africains agir sous tutelle. Paris semble se réveiller : le grenier voisin pourrait lui échapper…

Bénédicte Châtel, Paris

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